Halte aux démolitions ! (Retour à Berratham)

150716_rdl_0066Nous rentrions heureux après le spectacle, par la route qui relie Avignon à notre coin perdu de la Drôme (une heure et demie de route), la tête pleine de ce que nous avions vu : une chorégraphie magnifique, une danseuse en solo transcendante, un groupe qui dansait à l’unisson dans une harmonie rare, comme s’il s’agissait d’un nuage ou bien d’un moutonnement lointain de vagues, un texte déclamé à trois personnage, âpre comme sait les écrire Laurent Mauvignier… Les spectateurs avaient retenu leur souffle pendant une heure quarante cinq, et quand ils sortaient de la Cour du Palais des papes, ils semblaient tous heureux, parfois un peu ivres, chancelants de bonheur… C’était vraiment bien, et nous nous endormîmes, une fois arrivés, dans la sérénité d’avoir pu voir un immense spectacle. Et le matin au réveil, parcourant sur le Net les « critiques » dudit spectacle… j’en avale mon café de travers. Que des critiques négatives. Il paraîtrait que, lors de la première, dès les premières minutes, les spectateurs se seraient énervés, auraient crié au scandale, auraient sifflé, hué, tapé des pieds, qui sait même peut-être ont-ils crié pour qu’on les rembourse ? J’ai finalement éclaté de rire (drôle d’imaginer à deux soirs d’intervalle, une telle différence de « public »…). Un journaliste disait quelque part que les récitants avaient « sur-joué leur rôle » (en fait, eux au moins ne criaient pas, contrairement aux acteurs du Roi Lear, ils parlaient distinctement, on les comprenait, il n’y avait rien de « sur-joué »), un autre prétendait au contraire que la récitante principale – la mère de Katja – disait son texte d’une voix monocorde (en réalité avec beaucoup de sobriété). On accusait ce pauvre Mauvignier de s’être pris à la fois pour Sophocle et Marguerite Duras !!! (alors qu’il avait répondu à la commande d’Angelin Preljocaj avec modestie et précision, utilisant ses propres mots, on ne voit pas bien ce que Marguerite vient faire là-dedans… il aurait dit Handke, à la rigueur…) et évidemment à Preljocaj de n’avoir pas su s’y prendre… Tout cela était risible, d’autant plus risible qu’aucun de ces articles ne disait de quoi il retournait, ne faisait la moindre analyse du spectacle, du texte, du rapport s’instituant entre le texte et la danse. Une nouvelle fois, on démolissait un travail de création avec des avis « autorisés » alors qu’il n’y avait pas lieu d’entreprendre une telle entreprise de démolition…

150716_rdl_0663On se demandera encore ce qu’Olivier Py (car à n’en pas douter c’est encore lui qui est visé sous ces critiques puisque c’est lui qui a programmé les spectacles, décidé de l’attribution de la cours d’honneur etc.) leur a fait. Pourquoi tant d’acharnement ? – (Quand on visite l’exposition qui retrace l’histoire du Festival, au premier étage du Musée Jean Vilar, on apprend combien les directeurs successifs, depuis Jean Vilar, ont eu de cabales à surmonter, de chausse-trappes en tous genres, ourdis localement ou bien ayant leurs sources dans de sombres raisons politiques).

Pour ce qui est de « Retour à Berratham », puisque tel était le titre de cette création, on se demandera, comme pour le Roi Lear de Py, ce qui a suscité cette ire. Le décor est incriminé, on ferait dans le misérabilisme (carcasse de voiture calcinée, sacs poubelles…), mais c’est la guerre qui est évoquée ici. Comme dans le cas de la pièce de Shakespeare, on dirait que les critiques en veulent à des gens qui ne font, après tout, qu’essayer de mettre en scène la guerre, les massacres, l’épuisement du langage sous la rhétorique politicienne, autrement dit tout ce qui fait aujourd’hui le réel de notre quotidien. Certains ont reproché à Olivier Py de n’avoir rien consacré aux évènements de janvier, à « Charlie «  dans le cadre de ce festival. Sont-ils aveugles, insensibles ? Faut-il décidément que pour parler des choses, il faille toujours leur mettre une étiquette explicite ? Le spectacle de Preljocaj et Mauvignier passerait-il mieux s’il s’était intitulé « Retour à Charlie » ? En sommes-nous là, vraiment, de la réflexion ?

Non, s’il y a des questions posées par ce spectacle, elles sont ailleurs. Elles portent sur ce que c’est que la danse, ou bien sur les rapports que peut entretenir un texte avec une chorégraphie, surtout quand il s’agit d’un texte qui retrace des horreurs comme des viols ou des tueries. La danse peut-elle dire l’horreur ? Un viol s’y résume en ce qui demeure un « pas de deux ». A moins que ce ne soit le pari du chorégraphe. De demeurer dans l’ambiguïté du Bien et du Mal. Reconnaissons-lui en tout cas de ne pas avoir cédé à la facilité qu’il y aurait eu de se contenter d’illustrer le texte (contrairement à ce que disent certains critiques). Lors de la dernière scène, Katja, que le Jeune Homme est venu chercher dans les ruines de son village bouleversé par la guerre, s’enfuit dans la nuit avec le bébé « qui lui a été planté dans le ventre », mais elle est repérée par les mauvais garçons qui la condamnent à un triste sort tout en la séparant du bébé qui est lancé, tel un ballon, de mains en mains, sous les rires gras et les obscénités proférées, jusqu’à ce qu’un jeune couple passant par là, elle recevant le bébé dans les bras, soit ému par le regard de l’enfant. On s’attendrait à ce que la scène soit mimée et que le bébé soit représenté par un ballot de chiffons lancé entre les danseurs, il n’en est rien. Dans la chorégraphie de Preljocaj, les gestes ont lieu mais ne contiennent rien. C’est là le pouvoir de la danse, qui est comme une écriture dans l’espace et n’a nul besoin d’artefacts concrets pour faire deviner ce dont il s’agit.

PS : des critiques se sont plaints que le texte de Mauvignier soit « intemporel » et non localisé… que l’étoile qui s’allume au début et à la fin dans l’arrière du décor soit sans signification évidente, alors que le premier béotien reconnaît là l’étoile rouge du drapeau yougoslave et que les costumes de scène, notamment lors du mariage, renvoient suffisamment à la situation des Balkans dans les années quatre-vingt dix… mais là encore, il faudrait mettre des étiquettes, des noms, des soulignements pour que les critiques comprennent quelque chose.

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7 commentaires pour Halte aux démolitions ! (Retour à Berratham)

  1. Ces critiques préfèrent les faux-pas aux pas de deux… La danse élève, ces critiques rabaissent…
    Il leur est nécessaire d’exister par la négativité.

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  2. « La critique est aisée mais l’art est difficile … »
    Je ne peux m’empêcher de penser chaque fois que je lis une mauvaise critique, qu’elle est le reflet de la jalousie d’un être qui se sachant incapable de produire une telle œuvre, ne peut que laisser couler son fiel ainsi…
    Il n’y a qu’à passer son chemin.
    C’est probablement parce que je suis « bon public » mais je trouve toujours un côté positif aux spectacles de musique ou de théâtre, ne serait ce que la passion de l’artiste qui porte souvent le spectateur…

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  3. pascale dit :

    Des milieux autorisés qui s’autorisent des avis autorisés …La roue tourne à vide, la pensée s’enlise. Reste plus que la négation, comme le « non » pour l’enfant de deux ans tentant de faire entendre sa « toute puissance » — aussi inconsciente chez lui que chez eux l’appartenance de classe. Avec la « crise », vont bien finir par comprendre leur rôle purement « décoratif » dans la culture
    (dont ils n’ont souvent plus un simple échantillon sur eux!)

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  4. Debra dit :

    Mais encore une fois.. pas d’accord avec vous sur ce dossier. Je dois être de l’autre côté des barricades, mon ami.
    Depuis plusieurs années je boude le festival « In ». Je le boude depuis que j’ai une toute petite idée confidentielle de la débauche de fric qui finit par tarir la création, malheureusement, d’après mon expérience. Un spectateur naïf pourrait s’imaginer que donner « carte blanche » à un créateur, délier la bourse, ne mettre aucune censure, aucun obstacle sur son chemin serait LA GARANTIE d’un spectacle réussi, mais ce n’est malheureusement pas le cas. Trop de facilité ne stimule pas les neurones.
    Je reviens d’une semaine passée à Avignon, où je passe une semaine au festival depuis bientôt 10 ans. Avec mon mari, nous épluchons le catalogue à l’avance, avec ses plus de 1300 spectacles maintenant, pour TRAVAILLER afin de déterminer ce que nous voulons voir.
    Quelques exemples… hier soir, nous avons terminé « notre » festival sur la fausse note de Daniel Mesguich mettant en scène « Le Prince Travesti » au Théâtre du Chêne Noir. (hmmm… depuis qu' »on » a installé des pièces numérotées au Chêne Noir, depuis que ce théâtre fonctionne comme un théâtre « in » dans le Off, je commence à avoir des soupçons.)
    Une petite comparaison entre ce spectacle, et celui d’une compagnie moins… prestigieuse ? serait instructive. Chez Mesguich, nous avons eu droit à une mise en scène… lourde et appuyée, avec des tics du système « metteur en scène », dans le style, faire faire un geste contradictoire au texte à l’acteur (l’actrice dit « je ne veux plus te voir » en jetant ses bras autour du grand premier). Ceci pour nous faire comprendre « l’ambivalence » spychanalytique du personnage.
    Galerie de glaces intéressante, mais rythme inexistant, sinon saccadé. De gestes, mouvements, déplacements, de scènes inutiles, même contreproductifs DANS MARIVAUX.
    Cela serait excusable si, finalement MARIVAUX ETAIT SERVI.
    Mais il ne l’était pas. Il était même plutôt démoli. Au profit de quoi ?
    De faire du nouveau… POUR FAIRE DU NOUVEAU ?
    Pour flatter NOTRE égo MODERNE ?
    Na.
    La petite compagnie, FAM productions, a fait « La Mère confidente », et c’était beaucoup mieux, beaucoup plus touchant, avec beaucoup moins de moyens. Dommage que ces petites compagnies, avec les contraintes d’horaires du OFF, ne puissent pas s’attaquer à des textes de Shakespeare, par exemple, sans faire des coupes drastiques qui dénaturent le texte.
    (suite…)

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    • alainlecomte dit :

      je ne veux pas entrer dans le débat « festival in » ou festival off ». Je reconnais que dans le « off », on peut parfois aussi trouver des choses très bien, mais… il faut être très informé au départ! Sinon, on risque d’être déçu… J’ai vu aussi le Prince Travesti, je suis assez d’accord avec vous, mais j’aime beaucoup l’actrice principale 🙂

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      • Debra dit :

        On est de moins en moins déçu dans le Off.
        Sur une période de trente ans, le professionnalisme a gagné du terrain à Avignon.
        Décentralisation oblige, même les salles parisiens viennent faire leur shopping culturel dans le Off. (vocabulaire soigneusement choisi, là)
        Certes, il faut travailler pour mériter le Off, en épluchant le catalogue, et on n’est jamais à l’abri d’une déception.
        Mais la vie est faite (aussi) de déceptions.
        Tristement, le côté « bon enfant » du Off cède au professionnalisme. La spontanéité, la fraîcheur, les étoiles dans les yeux, la passion du théâtre, globalement, et en esprit, cèdent au professionnalisme. (Mais qu’est-ce qui ne cède pas au professionnalisme en ce moment ?..)
        Mais, de toute façon, c’est très difficile d’avoir des étoiles dans les yeux en ce moment.
        Et dans un si beau pays où on peut encore trouver le Paradis…
        Merci pour votre réponse, monsieur.

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  5. Debra dit :

    La veille, nous avons vu la pièce de Michel Heim, « Le maître et le chanteur », et à la sortie, j’ai pu chopper l’acteur principal qui fait un numéro de… maître dans un texte qui oppose un jeune chanteur blanc bec, très… propre sur lui, homme moderne, et un vieux maître… raté.
    C’est l’occasion d’entendre TOUTES LES CRITIQUES qu’un vieux maître peut faire sur le nouveau mode « le Chat lave plus blanc » de comprendre la tache actuelle (hein hein) de la Culture (je ne souscris pas aux majuscules, mais elles vont bien dans cette phrase).
    Nous avons échangé quelques réminiscences sur la bonne vieille époque où l’interprète était AU SERVICE DU TEXTE dans une démarche où l’Art était sacré, à une époque où l’Homme occidental avait une petite idée encore de ce qu’est le sacré.
    Et il m’a avoué qu’il n’allait plus du tout à l’opéra. Que l’opéra a été… détruit.
    Etrangement, je dois dire que c’est ce que je constate aussi.
    Période révolutionnaire oblige. L’Art et la révolution ne font pas bon ménage.
    Heureusement qu’il y a encore les disques…

    Pour la critique, c’est lassant de lire les poncifs Disneylandesques sur le négatif.
    Il existe de bonnes critiques. Il est important de pouvoir dire POURQUOI on n’a pas aimé quelque chose, tout comme on peut/doit dire pourquoi on l’a aimé.
    Si Olivier Py ramasse tant de.. négatif en ce moment, c’est aussi parce que nous sommes en période révolutionnaire, et Olivier Py détient de l’AUTORITE en tant que metteur en scène, et directeur du Festival d’Avignon, versant « in ».
    Je pense qu’à la longue, le « In » finira par imploser, en perdant sa légitimité..
    Serai-je triste ? Je serai triste de ne plus pouvoir assister à des représentations dans la Cour d’HONNEUR du Palais des Papes, mais réfléchissez un peu, là.
    Vous voyez cet intitulé « LA COUR D’HONNEUR DU PALAIS DES PAPES » ?
    Chaque mot dans cet intitulé est venu sous les mitraillettes de notre.. modernité.
    Comment pourrions-nous être.. A LA HAUTEUR DE CE LIEU ?
    Nous ne le pouvons plus. Qu’est-ce que nous avons à y.. faire ??
    Fin.. d’histoire.
    Sigh. C’est très pessimiste. Mea magna culpa. Je sors un disque…
    En passant, Aubres, encore une fois, fut le Paradis.

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