Des six courts essais consacrés à des écrivaines du passé par des femmes actuelles, émerge celui que Lorette Nobécourt a écrit sur la poétesse russe Marina TsvétaÏeva. Car ce n’est pas un simple essai, ni une biographie, ni une présentation de l’œuvre mais une lettre, et grâce à cela, une manière de faire revivre la poétesse au travers d’elle, Lorette, dont j’ai fait la connaissance il y a quelques années au cours d’un de ces ateliers « d’initiation à l’écriture » qu’elle anime, et que je connais assez pour savoir à quel point elle peut s’identifier, au-delà du temps, de l’espace et de la langue, à celle à qui elle s’adresse en l’appelant Marishenka.
Je connais peu Marina Tsvétaïeva, je sais qu’elle vécut au cours de cette période terrible des années trente et quarante, en Union Soviétique sous la domination de Staline. Elle était née en 1892. Elle s’est suicidée en 1941. Entre temps, elle eut un amour qui dura longtemps pour un certain Sergueï Efron, avec qui elle eut deux filles Irina et Alia – la première morte jeune de faim en 1920 dans un orphelinat à qui Tsvétaïeva avait cru bon de la confier, pensant qu’elle y serait mieux nourrie que si elle restait avec elle. Elle fut témoin de la Révolution, son compagnon Sergueï opta pour les Blancs et dut s’enfuir à Prague, où elle le rejoignit plus tard. Elle eut des liaisons, et donc des amants et des amantes. Ossip Mandelstam fut de ceux-ci, et d’une de ces liaisons naquit un autre enfant, Mour. De retour en Russie, Sergueï fut fusillé en 1941 et Alia leur fille dut faire huit années de camp en Sibérie. Elle, Marina, sans ressources et de qui ses contemporains, et parmi eux les poètes, se détournaient, partit en Tatarie où elle espérait trouver un peu de répit mais où la misère et la solitude l’accablèrent, jusqu’à ce qu’elle décide d’aller se pendre. Lorette s’adresse à elle en égrenant les dates majeures de sa vie et en les faisant suivre d’extraits de lettres ou de poèmes de ces années-là. On y trouve les interrogations brûlantes de l’une comme de l’autre, sur le sexe, la féminité, la maternité.
Ainsi, en 1933, après la naissance d’Alia : « Cela valait-il la peine de massacrer ma vie pour elle ? De la mettre au monde à dix-huit ans, de lui sacrifier ma jeunesse et, pendant la Révolution, – mes dernières forces ??? ». A quoi fait écho chez Lorette le souvenir « des heures effroyables où [elle] pensait avec sincérité que [son] suicide épargnerait [sa] fille de [sa] présence toxique ».
« Moi non plus, écrit Lorette, je ne voulais pas mourir, simplement : être. Mais je ne pouvais plus supporter l’isolement implacable, les tâches domestiques, cette dislocation du feu qui m’accablait, quand ils m’ennuyaient, tous, avec leurs projets ordinaires, leur désir d’argent, de carrière, de reconnaissance, même ceux qui se rêvaient artiste ou écrivain me blessaient de ne pas se tenir immobiles et vibrants au service du plus noble en eux-mêmes, dans ce mouvement de l’être qui appelle et réclame à brûler ce qui doit ».
Marina et Lorette deux mystiques.
Il faut un sacré culot, je ne crois pas que ce ne soit que de la provocation, pour écrire à quel point l’actualité, les journaux (et donc les guerres, les famines…) on s’en fiche. Cela tombe brutalement, avec un bruit mat, sur le sol. « le 11 septembre 2001, Marina, jour de l’attentat de New York, je travaillais à un roman dans une maison que m’avait prêtée une femme. Le gardien des lieux, tout agité, avait frappé à ma porte pour m’inviter à voir les images à la télévision. Je suis restée quelques minutes dans le salon, par politesse, pour ne pas offenser cet homme qui semblait bouleversé. Puis je suis retournée écrire. A la date du 11 septembre 2001 – je viens de vérifier – il n’y a pas une ligne sur l’attentat du World Trade Center dans mes carnets. Pas un mot. Hé, hé ! »
Tout cela parce que autre chose existe, et qu’il faut aller plus loin encore pour le trouver… toujours plus loin que les apparences et les distractions offertes par le temps et par l’histoire. Il y a du Pascal chez ces dames.
Je ne sais pas si je suis apte à suivre Lorette, ou son double. Peut-être pas, sûrement pas, moi qui suis propriétaire (mais, dit-elle, « J’écris, Marina, pour les bergers que les propriétaires deviendront peut-être un jour » donc tout espoir n’est pas perdu) et qui ne suis pas assez mystique sans doute. Je me suis demandé il y a peu ce que voulait dire, au fond, « mystique », pour avoir la confirmation qu’on désigne par là qui croit pouvoir atteindre un rapport direct avec quelque chose de transcendant, une forme de l’Etre, voire l’Etre tout entier.
Spinoza, sur qui je lis l’admirable livre que lui consacra le philosophe italien Giuseppe Rensi (mort, lui aussi, en 1941, j’y reviendrai sans doute prochainement) était, dit-on « un mystique athée », ce en quoi je me reconnaitrais volontiers… si jamais il était en mon pouvoir de m’élever jusqu’à cette dimension. Le mystique en question est celui qui, dans le cas de Spinoza, s’identifie suffisamment avec les « choses éternelles » – ici le philosophe renvoie à l’art, à la poésie, aux mathématiques et même à la philologie – pour atteindre l’immortalité. Les versions courantes de Spinoza donnent à la transcendance le nom de « Dieu », dont on sait, d’après le début de l’Ethique, qu’il s’identifie à un infini : une infinité d’attributs, eux-mêmes « exprimant chacun une essence éternelle et infinie », mais dit Rensi, le terme est impropre : « on court le risque de se méprendre profondément dans la compréhension de l’Ethique si on n’efface pas mentalement le mot « Dieu » », et de citer Jean Le Clerc, théologien protestant suisse – 1657-1736 -, qui prétendait que dans une rédaction originale, le mot n’apparaissait pas, ne figurait que le mot « Nature ». Rensi, lui, pense qu’il faut simplement dire « Etre ». On s’en tiendra là. L’Etre donc, tel que, lorsqu’on se place de son point de vue, il n’y a plus ni bien ni mal et il devient dérisoire de cataloguer des comportements comme bons ou mauvais – on pense à Marina et à ce qui peut apparaître comme étant, de sa part, une carence dans l’ordre de l’amour maternel. L’Etre donc, que l’on aborde par ces grandes Vérités éternelles que sont la Poésie, l’Amour et… les Mathématiques (thème repris depuis par Alain Badiou, mais dans une autre perspective philosophique).
C’est cette approche, toute tendue vers une exigence de « vraie vie » qui s’exprime chez ces écrivaines de la solitude, ces écrivaines recluses (Lorette est à Dieulefit, elle se plaint dans son texte de souffrir du froid et de la solitude, surtout en hiver – je sais, je connais la Drôme en hiver aussi, mais n’exagérons rien, ce n’est pas la Sibérie – et d’avoir dû entrer trois stères de bois toute seule pour chauffer sa maison, mais s’il le faut, l’an prochain, nous viendrons, avec mon ami Albert, autre participant aux ateliers, t’aider, Lorette, avec des gants de Castorama et un bouquet de roses).
Toutefois, comme le dit si bien aussi Spinoza, il n’y a pas de morale générale, d’éthique pour tous – je n’ai pas dit « pour les nuls » – pas de règle qu’il faudrait suivre, mais seulement une éthique pour soi-même, qui correspond à notre nature. Et il n’est pas certain que ceux et celles qui se sont dévoués pour un idéal en liaison avec l’histoire, pendant les guerres et les occupations, ne méritent pas eux ou elles aussi – pensons à Germaine Tillion que l’on célèbre en ce moment, ou bien à Geneviève Anthonioz-De Gaulle – un requiem en forme de long poème.
Je gardais pour la fin cette belle définition de Lorette :
Un être vivant est une hypothèse qui n’a pas encore épuisé ses possibles
Curieux comme elle s’exprime dans les termes de la logique moderne… (voir ici).
Il est bien que des femmes résistantes soient entrées au Panthéon.
J’entendais ce matin Dominique Seux (« Les Echos »), sur France Inter, déplorer qu’il n’y ait pas d’économistes en ces lieux (et de citer même le patron de Peugeot et celui de la Fnac…). Il aurait pu au moins prononcer le nom de Bernard Maris.
Je ne connais que par ouï-dire Marina Tsétaïeva : il faudrait que je la découvre par ouï-lire.
J’aimeJ’aime
oui, j’entendais ça aussi… quelle misère le jour où le vieux père Michelin rejoindra Jean Moulin! Marina Tsvetaïeva a passé quelques années en exil à Paris mais hélas pour elle, les surréalistes la dédaignèrent totalement.
J’aimeJ’aime
Merci de me faire connaitre Marina et Loretta.
Le destin de Marina me fait penser à celui de Sabina Spielrein, immortalisée dernièrement par Cronenberg ? Pas mal d’encre a coulé sur la biographie de cette femme passionnée.
Des figures énigmatiques.
Sur le mysticisme… Je me souviens d’un incident ayant eu lieu il y a fort longtemps de mon vivant, où Télérama avait interviewé une femme pasteur pour lui parler de sa relation avec Dieu, et celle-ci avait répondu combien elle se sentait proche de Dieu dans les moments où elle faisait… son repassage…Scandale. Tempête dans une théière… Jacasseries de pies remontées.
Et oui. Je crois que le nerf de la guerre est encore là, dans ce souverain dédain du travail INVISIBLE à l’intérieur de la maison qui ne donne pas de thunes et encore moins de reconnaissance sociale. (pas plus pour les hommes que pour les femmes, d’ailleurs…)
…
Terriblement tristes les paroles de Lorette sur son désir de se sacrifier pour épargner à son enfant sa « toxicité ». Mais… terriblement banales aussi. Beaucoup plus banales qu’on pourrait l’imaginer, dans un monde où le maternel et la vocation maternelle sont frappés d’une telle déréliction, qu’on en a le souffle coupé quand on devient mère. Pas toutes le femmes, certes. Mais parfois, celles qui ont reçu une éducation, et la commande implicite de faire mieux que grand mère n’ont pas la maternité épanouie. Et je peux témoigner que leurs enfants n’ont pas plus l’enfance épanouie. Mais.. de grâce, n’épinglons pas les mères pour cet état des lieux. Elles en souffrent déjà tant..
En passant… tout en étant mère, je ne crois pas à « l’amour maternel » comme « instinct ». Je ne suis pas sûre de savoir ce qu’est un instinct maintenant, ni pour l’Homme, ni pour les animaux.
Si seulement être… « libre » était une aubaine sans inconvénients…
J’aimeJ’aime