Hier, 9 janvier. Quoi donc faire pour souffler un peu, où se trouver pour se mettre en marge, respirer, en présence d’un tumulte de violence et de peur, et de coups, et de tueries et de rafales d’armes automatiques et d’angoisse de bombes, de cris affolés, de main sur la bouche, de « barricadez-vous », de « restez chez vous », en présence d’une nuit épaisse, d’opacité, de terreur, de discussions qui n’en finissent plus sur le fil de Facebook, d’arguments envoyés de part et d’autre de l’Atlantique, essai d’expliquer aux amis de là-bas qui forcément n’y comprennent rien, mais nous-mêmes y comprenons-nous quelque chose ? en présence de confusion, de tristesse, de visages éplorés, de mains qui se tordent, de la nuit. Je suis allé au cinéma. J’aurai eu deux moments d’illumination dans ma journée, qui, du coup, n’était pas complètement morte, mais encore vivante : d’abord par le film que j’ai vu, « La Terre éphémère », film georgien de George Ovashvili, puis, tard le soir, à l’émission « Bibliothèque Médicis » sur LCP, la parole vive et revigorante du philosophe Robert Misrahi.
Ce film est beau et apaisant comme un commencement du monde, quand la mer s’est ouverte pour laisser un peu de place à la Terre et que deux êtres humains –ici un grand-père et sa petite fille – l’ont aussitôt occupée pour y bâtir un toit et faire pousser un champ de maïs. Ce film est évidemment une parabole. Les deux, le grand-père et la jeune fille, sont innocents et ne veulent rien connaître des drames qui déchirent le monde à leur côté, à deux pas de là où ils sont. La fille, inquiète, demande si cette île où ils ont élu refuge appartient à la Georgie ou à l’Abkhazie (nous sommes à la frontière entre ces deux territoires) et le grand-père lui répond que cette île n’appartient à aucun pays, car elle appartient au fleuve, et accessoirement à ceux qui la cultivent. Fragile certitude, sur laquelle rodent, comme des corbeaux maléfiques, les barques métalliques de douaniers et de policiers inquiétants, appartenant aux deux bords (voire à un troisième, la Russie) et qui sont là pour surveiller. C’est eux les témoins, les observateurs, eux qui sont témoins des émois de la jeune fille s’éveillant à sa nature de femme et à ses premiers élans amoureux (pour un pauvre soldat pourchassé qui s’est réfugié sur l’île, qui doit être géorgien, donc traqué par les Abkhazes). Vie du monde en raccourci : tout a une fin, après quelques moments de bonheur, le cataclysme vient engloutir la Terre. L’île disparaît, et avec elle le grand-père, alors que la fille est déposée sur la barque chargée de maïs, au fil de l’eau rageuse, comme un Moïse qui partirait s’échouer sur une nouvelle rive. A la fin, quand le beau temps revient, un autre homme apparaît, il hume la terre, et déterre une poupée abandonnée, qu’il va laver dans l’eau redevenue claire, avant, à son tour, de s’installer. Il n’aura rien connu de ceux qui l’ont précédé. Si ce film m’a apaisé, c’est probablement parce que la violence bien réelle qui y figure est d’abord d’ordre métaphysique. Elle est, et cela, on le sait, consubstantielle à la vie. Mais vue sous cet angle, elle est mise à distance, nous la comprenons en tant que liée à nos vies.
Robert Misrahi, lui, est illuminant parce qu’il nous appelle, par son seul regard et sa présence, à l’urgence de la joie ressentie, malgré toutes les vicissitudes de nos existences, parce que tout simplement elle est synonyme de la chance incroyable que nous avons d’être des êtres vivants. « J’ai été malade », dit-il, « et j’ai été guéri, je serai sans doute bientôt encore malade, puis je mourrai », qu’y a-t-il de plus normal, là ?
Entre ces deux manifestations de l’esprit (un film et une philosophie), on peut voir, me semble-t-il, une convergence : la vie est une chance, elle tient à très peu, ce très peu ne fait que nous la rendre plus belle, même si elle sera effacée comme un fragile champ de maïs dans la rivière déchaînée.
Vus ni l’un ni l’autre : oui, besoin d’un peu d’apaisement…
17 heures 30 et il fait déjà nuit à Paris.
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on a bien besoin de calme, mais on doit aussi se lever pour être des ouvriers de paix, des bâtisseurs d’amour
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