Sy proche

L’inconvénient des bons romans c’est qu’ils arrivent à nous convaincre, à nous faire nous identifier avec au moins l’un des personnages. Comment pourrais-je par exemple ne pas m’identifier avec ce Sy, diminutif de Seymour, qui a juste mon âge, et sans doute nombre de mes inclinations, tel que nous le fait vivre Paul Auster en son dernier livre ? Pourtant, nous n’irons pas jusque là. Allons, quand même, nous n’en sommes pas encore à oublier notre casserole sur le feu, à l’en retirer sans réfléchir, quitte à se faire de grosses brûlures aux mains, ou à être incapables de descendre un escalier sans rater une marche. Encore moins en sommes-nous à oublier quatre fois par semaine (oui, quatre!) de fermer notre braguette après être allé pisser. Ce qui nous attire vers le personnage de Sy, c’est d’abord son chagrin, son immense tristesse, celle d’avoir perdu l’être qu’il aimait, Anna, poétesse de dix ans plus jeune que lui, qui, un jour sur une plage où un vent mauvais commençait à souffler, générateur de vagues et de sales remous, a voulu se tremper dans l’eau une fois de plus, et n’en est pas revenue vivante. Après cela, Sy s’est senti comme amputé de ses quatre membres. L’image est belle : de même qu’un membre amputé continue de nous faire souffrir, phénomène connu sous le nom de douleur fantôme, la disparition d’un être cher crée en nous une douleur analogue, comme si nous avions été détachés l’un de l’autre d’un seul coup et qu’il en reste à tout jamais la souffrance du déchirement. Il y a quelques temps, j’écrivais un billet sur l’amour en prétendant que oui, l’amour existait, en effet : si la présence de cette douleur fantôme n’en est pas une preuve, qu’est-ce que c’est ? On le devine : ce roman est celui de la fin d’une vie. Cette vie fut traversée d’un amour qui a duré quarante ans. Lesquels succèdent, comme pour tout être humain, à une enfance et une adolescence et par-delà, aux vies des parents, aux héritages de l’histoire. Paul Auster est un expert, comme l’était aussi Philip Roth, pour ce genre d’évocation du passé. En contrepoint des journées tristes que Seymour Baumgartner passe à attendre le passage d’une factrice qui lui apportera quelques livres qu’il ne lira jamais (il ne les a commandés que pour avoir sa visite régulière, c’est dire sa solitude), ou à accueillir la première belle journée de printemps dans son petit jardin de Princeton, bien qu’il ait oublié ses lunettes de soleil, se déroulent donc ses souvenirs et l’évocation de sa famille. Les deux côtés de la famille : un père, né en 1905, autrefois révolutionnaire venu en Amérique avec ses parents depuis la lointaine Galicie, buveur de Slivovitz, tailleur de métier et ayant ouvert un magasin à Newark, une mère plus jeune, Ruth née Auster elle aussi travailleuse du fil et de l’aiguille qui s’était retrouvée veuve très tôt et une sœur cadette qu’il trouve particulièrement emmerdante qui, inévitablement, l’engueulera la prochaine fois qu’ils se verront parce qu’il n’a encore pas pensé à lui téléphoner. L’intérêt d’écrire sur un couple d’écrivains réside dans les mises en abîme que cela permet : l’auteur racontant la vie d’un personnage qui lui-même se raconte au travers de ce que lui ou sa compagne a écrit, et ce qu’ils ont écrit l’un sur l’autre. Façon intelligente de placer un regard au-dessus ou à côté de l’histoire proprement dite, ou de dire ce que le narrateur n’aurait pas osé dire. Par exemple, Anna, qui est décédée, s’exprime au travers des papiers qu’elle a laissés, elle raconte comment ils en sont venus au mariage alors qu’ils n’en avaient pas parlé jusque là et qu’elle souhaitait « garder sa liberté ». Il a fallu pour cela une histoire de vie et de mort, déjà.

Anna est morte en 2008. C’est en 2018 qu’elle lui vient en rêve pour le convaincre de se déprendre d’elle et lui donner en quelque sorte l’autorisation de demander en mariage une Judith qui court un peu autour de lui. Allons, les feux ne sont jamais définitivement éteints. Et pourtant… il n’aura pas ce qu’il désire. Alors on suit notre Sy… il nous passionne à vrai dire de moins en moins. Le livre, Les Mystères de la Roue, qu’il termine (j’ai oublié de dire qu’il est un digne professeur de philosophie de Princeton) nous semble suspect. Livre en quatre chapitres : introduction à l’Auto-Mécanique, Panne à Motor-City, Derby de la démolition, Le mythe de la voiture qui se conduit toute seule. Similarité entre conduite de soi et code de la route (?), corps humains en divers états de crise, excès de la liberté individuelle, Belfast, Sarajevo, Rwanda, tout y passe (un florilège de foutaises, se laisse-t-il aller à penser). Drôle d’idée, associer les époques de notre vie à des comportements d’automobile… Peut-être est-ce pour faire le lien avec la dernière figure féminine qui éclairera son crépuscule : une jeune Bebe (Beatrix) Coen qui vient de Ann Arbor dans le Michigan pour faire une thèse sur les écrits d’Anna Blume, et pour qui il est prêt à tout transformer dans sa maison, mais elle vient de si loin en voiture, et désormais, Sy a peur des accidents, comme il a peur de la mort.

Le livre avant tout, peut-être, mais pas surtout, car Baumgartner sait que la mort d’Anna a quelque chose à voir avec ça, ce dernier jour sur la plage du cap Cod où elle courut à l’eau avant qu’il ne puisse l’arrêter. Anna déjà sur pied quand elle avait annoncé qu’elle allait piquer une tête, et Baumgartner lisait, vautré sur un drap de bain, mais bien qu’il lui eût fait remarquer qu’il se faisait tard et qu’ils devraient rentrer, elle lui avait ri au nez et courait déjà quand il parvint à se mettre debout, si loin devant lui qu’il n’y avait aucun moyen humain de la rattraper. Pas assez de temps. Mais avec Bebe il y a eu tout le temps, plus d’un mois pour la persuader de laisser sa voiture dans le Michigan et de venir en train, mais malgré tous ses efforts il n’est parvenu à rien, et à présent, il est trop tard, et s’il devait lui arriver quoique ce soit sur la route entre là-bas et ici, Baumgartner sent qu’il en mourra. (p. 195)

Je ne dis pas la fin, un peu en forme de pirouette. Ou juste ceci : qu’elle appelle une suite !

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4 commentaires pour Sy proche

  1. Jean Caune dit :

    Alain commence sa dernière chronique par écrire : « l’inconvénient des bons romans c’est qu’ils arrivent à nous convaincre… ». On pourrait, par analogie, affirmer, qu’il en va, à peu près, de même de ses chroniques. L’inconvénient qu’elles présentent est lié à leur intérêt. Je m’explique. Ce dernier, pour son lecteur, est produit par la précision et la sensibilité manifestées par sa chronique lorsqu’elle a comme la lecture d’un roman. Et c’est précisément, aussi, ce qui ce qui génère leur inconvénient. À savoir la mécanique perverse qui s’enclenche pour le lecteur de sa chronique à lire, dans son prolongement, la fiction qui a suscité sa motivation. Cette conjonction de l’intérêt et de l’inconvénient ne va pas de soi. En effet, l’identification du lecteur de sa chronique à son auteur conduit celui-là à ajouter à la liste des romans à lire le texte source de celui-ci. 

    Je ne sais pas si je suis très clair — je ne crois pas— et si mon texte de commentaire permet à mon lecteur de saisir qui est “celui-là” et comment il est lié à “celui-ci” ? Ce que je sais, en revanche, c’est que s’il est facile de partager l’espace des rumeurs littéraires d’Alain, il est plus difficile d’en partager le temps. En effet, ma liste des romans à lire s’allonge d’autant plus vite que je mets plus de temps à lire les romans que sa chronique m’incite à lire qu’Alain n’en met à écrire une nouvelle chronique.…

    Tout cela pour dire plus simplement : la dimension de l’espace n’est pas directement liée à celle du temps, alors que l’inconvénient est structurellement lié à l’intérêt. Là, je suis clair, n’est-ce pas ?

    Jean Caune,

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  2. Michel Asti dit :

    […|-|…] « Tropismes » : petits mouvements intérieurs qui semblent en apparence insignifiants mais qui sont lourds de conséquences.

    « Mais ils ne demandaient rien de plus, c’était cela, ils le savaient, il ne fallait rien attendre, rien demander, c’était ainsi, il n’y avait rien de plus, c’était cela, « la vie ». Rien d’autre, rien de plus, ici ou là, ils le savaient maintenant. Il ne fallait pas se révolter, rêver, attendre, faire des efforts, s’enfuir, il fallait juste choisir attentivement (le garçon attendait), serait-ce une grenadine ou un café ? Crème ou nature ? En acceptant modestement de vivre – ici ou là – et de laisser passer le temps. » – « Se taire ; les regarder ; et juste au beau milieu de la maladie de la grand-mère se dresser, et, faisant un trou énorme, s’échapper en heurtant les parois déchirées. Courir en criant au milieu des maisons qui guettaient accroupies tout au long des rues grises, s’enfuir en enjambant les pieds des concierges qui prenaient le frais assises sur le seuil de leurs portes. Courir la bouche tordue, hurlant des mots sans suite, tandis que les concierges lèveraient la tête au- dessus de leur tricot et que leurs maris abaisseraient leur journal sur leurs genoux et appuieraient le long de son dos, jusqu’à ce qu’elle tourne au coin de la rue fuyant leur regard acide et désapprobateur » […]

    […] Parfois, quand ils ne le voyaient pas, il pouvait tout doucement, pour essayer de trouver autour de lui quelque chose de chaud, de vivant, passer la main le long de la colonne du buffet… ils ne le verraient pas ou peut-être ils croiraient qu’il se bornait – manie très répandue et après tout inoffensive – à conjurer le sort en « touchant du bois ». S’il sentait derrière lui leur regard l’observant, comme le malfaiteur, dans les films drôles, qui, sentant dans son dos le regard de l’agent, achève son geste nonchalamment, lui donne une apparence désinvolte et naïve, il tapotait, pour bien les rassurer, avec trois doigts de la main droite, trois fois trois, le vrai geste efficace pour conjurer. C’est qu’ils le surveillaient de plus près, depuis qu’il avait été surpris dans sa chambre, lisant la Bible. Les objets se méfiaient aussi beaucoup de lui et depuis très longtemps déjà, depuis que tout petit il les avait sollicité, qu’il avait essayé de se raccrocher à eux, de venir se coller à eux, de se réchauffer, ils avaient refusé de « marcher », de devenir ce qu’il voulait faire d’eux, « de poétiques souvenirs d’enfance ». Ils étaient bien matés, les objets, bien dressés, ils avaient le visage effacé, anonyme, des serviteurs stylés ; ils connaissaient leur rôle et refusaient de lui répondre, de crainte, sans doute, de se voir donner congé. Mais à part, très rarement, ce petit geste timide, il ne se permettait vraiment rien. Il avait réussi peu à peu à maîtriser toutes ses manies stupides, il en avait même moins maintenant qu’il n’était normalement toléré ; il ne collectionnait même pas – ce que, au vu de tous, les gens normaux faisaient – les timbres-poste. Il ne s’arrêtait jamais au milieu de la rue pour regarder – comme autrefois, à la promenade, quand sa bonne, mais allons donc ! Allons ! Le tirait, – il passait vite et n’entravait jamais la circulation sur la chaussée ; il passait devant les objets, même les plus accueillants, même les plus animés, sans leur jeter un regard de connivence.

    En somme, ceux même de ses amis, de ses parents, qui étaient férus de psychiatrie ne pouvaient rien lui reprocher, sinon, peut-être, devant ce manque chez lui d’inoffensives et délassantes lubies, devant son conformisme par trop obéissant, une légère tendance à l’asthénie. Mais ils toléraient cela ; c’était, tout bien considéré, moins dangereux, moins indécent.

    Tropismes, Nathalie Sarraute

    Quel vice monstrueux est donc celui-ci, qui ne mérite pas même le titre de couardise, qui ne trouve pas de nom assez laid, que la nature désavoue et que la langue refuse de nommer ? Qu’on mette face à face cinquante mille hommes en armes ; qu’on les range en bataille, qu’ils en viennent aux mains ; les uns, libres, combattent pour leur liberté, les autres combattent pour la leur ravir. Auxquels promettrez-vous la victoire ? Lesquels iront le plus courageusement au combat : ceux qui espèrent pour récompense le maintien de leur liberté, ou ceux qui n’attendent pour salaire des coups qu’ils donnent et qu’ils reçoivent d’avec la servitude d’autrui ? »
    Étienne de la Boétie – Discours de la servitude volontaire

    Lorsque je réfléchis à l’amitié, une question me paraît importante : doit – elle son origine à la faiblesse ou au besoin, et si les hommes n’y ont cherché qu’un commerce réciproque de services afin de trouver en autrui ce qu’ils ne pourraient avoir eux-mêmes, et de payer à leur tour ces services par des bienfaits semblables… ? Ainsi demander ce que dit le poète envers un vieillard soigneux de l’avenir.

    La somme de nos maux croit avec les années ; cette raison suffit, c’est assez pour gémir ; c’est même trop, vieillesse je dois te haïr. Mais on peut dire aussi que la somme de nos plaisirs croit avec nos années ; et quant aux maux et aux souffrances, la jeunesse n’en a-t-elle point sa part ? Le pire, à mon avis, des maux de la vieillesse, c’est de s’apercevoir que l’on déplaît sans cesse.

    Cicéron – Œuvres philosophiques majeures

    L’homme est-il une bête avide, fourbe, possessive et destructrice ?

    Lorsque la passion déborde, le réel et véritable sens de la vie se noie.

    Trop de logique inhibe l’être sensible… Trop de sensibilité intériorise l’esprit logique. De maintenir l’équilibre entre ces deux états autoriserait juste cette extraordinaire capacité d’être humain dans le Monde Naturel Vivant.

    Entre lys & lianes

    Hauts hurlements sortis des nuits d’intérieur
    Ô cris étouffés de derrière les portes
    Porteuses d’aventures nient de ci de là
    Non, non, ce n’est point le vent qui claque.

    Verbes aux ruines des passages déjà nommés
    Visages d’un dieu à la robe couleur de sang
    Discours suivi par les démons d’argent
    Ils portent le tranchant à la place du buis.

    « Nous voulons un monde meilleur ! »
    Souverainisme, populisme, nihilisme, poujadisme,
    Ismes faxés par des guides de malheur,
    Regards attitrés à la virade des égocentrismes.

    Retour vers des prises de gardes sans épiques,
    Titres versés aux balbutiants sans égards,
    Dans le halo des temps kaléidoscopiques,
    Confusion des priorités attire vils étendards.

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    • Michel Asti dit :

      ‘’Personne n’écrit pour s’assurer la célébrité qui est quelque chose de transitoire, autrement dit une illusion d’immortalité. Avant tout, nous écrivons pour satisfaire quelque chose à l’intérieur de nous-même, non pour les autres. Évidemment, si ces autres approuvent notre effort, cela contribue à augmenter notre satisfaction intérieure, mais malgré tout c’est surtout pour obéir à une compulsion interne que nous écrivons…’’ Freud

      Mes devoirs d’intellectuel, de respect de la vérité, ce sont des fariboles. Mandarin (1954) – Simone de Beauvoir

      Une intelligence ordinaire est comme un mauvais chien de chasse, qui se met rapidement sur la piste d’une pensée et la perd non moins rapidement ; une intelligence hors du commun est comme un limier qui ne se laisse pas détourner de la piste jusqu’à ce qu’il ait attrapé sa proie vivante. Le Livre des amis – Hugo Von Hofmannsthal

      La légitimité de la communication en tant que science est mise en question par les chercheurs (de cette discipline et externes à celle-ci) depuis son apparition dans le monde scientifique. Odile Riondet propose d’étudier la communication, souvent débattue et remise en doute, à partir de l’épistémologie contemporaine, inspirée de la philosophie. Prenant en considération les aspects objectifs et systématiques d’une démarche scientifique, mais aussi l’humanité du chercheur et ses interprétations, l’auteure peut ainsi extérioriser sa réflexion dans le but de repenser l’épistémologie de la communication, qu’elle considère indéniablement comme une science et une discipline.

      Enquête sur la communication comme science – Open Edition – Communication Vol. 34/1 Interopérabilité culturelle, Marie-Chantal Falardeau.

      Le livre, le lecteur, l’écrivain

      Du point de vue critique, Pierre Bourdieu opère une tentative légitime pour faire « parler » le texte littéraire. Mais une tentative parmi d’autres. On ne peut qu’être d’accord avec lui lorsqu’il affirme que l’œuvre d’art n’a pas à échapper à l’explication. Il est moins facile de le suivre lorsqu’il reproche à la critique littéraire de se retrancher sans cesse derrière l’indescriptible du texte. Selon lui, la littérature « veut se vivre comme une expérience absolue, étrangère aux contingences d’une genèse », et la littérature conçue ainsi, comme pur plaisir esthétique, ne produit que des apologies. On peut prendre plaisir à un texte soumis pourtant à l’analyse scientifique. Il faut donc mettre « l’amour de l’art » sous le scalpel de la sociologie.

      La place de la critique sociologique en littérature

      Si l’on prend pour référence les travaux de H.-R. Jauss, on peut certes retrouver certaines des propositions de Pierre Bourdieu concernant l’importance du regard socio-historique sur l’œuvre littéraire. On se référera par exemple à une analyse comme La douceur du foyer : sur un corpus de poèmes du XIXe siècle, d’auteurs connus ou oubliés, on constate que l’idéalisation de la famille portée par les textes impose un modèle aux classes sociales qui ne le vivent pas. Mais il faut noter aussi que les analyses de H.-R. Jauss vont être successives : la première lecture porte sur la forme, la deuxième sur la constitution du sens, la troisième seulement sur le contexte social et historique. Ce qui signifie que le texte prend de la profondeur dans l’histoire, mais aussi que sa signification naît de ce qu’il est. Toujours dans cette étude, H.-R. Jauss privilégie pour sa démonstration l’histoire sociale de la famille et de la place de l’enfant. Dans d’autres textes, notamment dans ses études sur Baudelaire, il fait allusion aux catégories de pensée de la microsociologie.

      La poésie, c’est le plus joli nom que l’on peut donner à la vie. Jacques Prévert

      Le poème peut être lu comme un « rapport du moi au monde environnant », un mode « d’interaction sociale ». La sociologie ne parle pas seulement des tendances globales d’une société. Elle commence dans la relation d’individus et de groupes, dans les interrelations qu’ils construisent et les rapports qui s’établissent entre eux.

      Pour Pierre Bourdieu, la microsociologie n’est pas un niveau explicatif satisfaisant. Et la fonction de « reproduction » de la littérature est plus manifeste que ses possibilités innovatrices. Ainsi, la critique sociologique de la littérature n’est pas une, mais se déploie dans la diversité même des écoles sociologiques. Cette position à la fois forte et relative de la sociologie se recadre encore dans une question plus globale : qu’elle soit structuraliste, génétique, sociologique ou autre, jusqu’où une critique est-elle explicative de l’œuvre ?

      En sciences de la communication, par exemple, on estime qu’un tout n’est jamais réductible à la somme de ses parties, reprenant en cela une idée d’Aristote. Si l’on applique cette proposition à l’analyse littéraire, on est proche de la position critique d’Umberto Eco dans La Structure absente : on a beau disséquer une œuvre de part en part dans chacune de ses composantes, dans chacune de ses structures, la compréhension de l’œuvre ne peut être décrite comme la compréhension de la somme des parties. Et, en littérature, cela ne signifie pas que la critique est illégitime, mais au contraire que tous les modes de lecture sont les bienvenus, car chacun, si forte que soit sa cohérence, ne dit jamais la totalité du texte, la totalité de ses interprétations possibles.

      Il y a donc une relativité de tous les regards, dont aucun n’est suffisant, bien que tous soient nécessaires. Le regard sociologique voit ce que l’analyse stylistique ne voit pas, et, en contrepartie, le regard littéraire voit ce que le regard sociologique ne peut observer. Et l’un n’est pas plus efficace que l’autre, plus vrai que l’autre. Il est seulement autre.

      Équilibrer l’auteur, le livre, le lecteur

      Depuis Aristote, on analyse toute œuvre selon trois dimensions : celle de l’auteur (qui est-il pour avoir écrit ce qui est écrit ?), celle de l’œuvre (comment a-t-elle joué du langage ?), celle du lecteur (comment l’œuvre prend-elle sens pour lui ?). Entre ces trois pôles, Pierre Bourdieu a choisi. L’œuvre n’est que partiellement présente et le lecteur a presque totalement disparu. L’approche par l’auteur est prépondérante.

      C’est l’auteur d’abord, avec ses conditions historiques et sociales qui est primordial. L’auteur avec son envie de s’imposer et de prendre pied dans le champ dans lequel il vit. Puis, c’est le livre. Le livre qui manifeste ce désir, explicite la lutte intérieure et extérieure pour la domination du champ.

      Le lecteur enfin, le plus falot des trois, semble se laisser indéfiniment prendre par l’illusion développée par l’auteur. Il paraît toujours fasciné par le chatoiement littéraire qu’on lui impose, inconscient des jeux de pouvoir dans lesquels il est pris.

      Pour Pierre Bourdieu, il y a moins une place du lecteur qu’une complicité objective lecteur-auteur-œuvre dans l’entreprise de domination. On peut alors mesurer la distance entre cette position et celle de H.-R. Jauss, qui est une réintégration du lecteur dans la critique : le récepteur attend une œuvre d’un certain type et il la reçoit d’une certaine manière en fonction de ses attentes. On ne comprendra une œuvre que par l’analyse de cette attente, et en particulier en découvrant ce que cette attente avait de neuf, à quelle question inédite, non formulée, l’œuvre répond. Le critique, travaillant sur ses propres expériences vitales, comprendra ainsi ce que l’œuvre a signifié, pourquoi elle a été saisie comme nouvelle. « Pour découvrir le problème dont l’œuvre nouvelle a représenté, dans la série historique, la solution, l’interprète doit mettre en jeu sa propre expérience. » La relation entre le lecteur et l’œuvre, entre le critique et l’œuvre, n’est pas une relation fascinée. Elle se dissocie d’ailleurs en de multiples niveaux de réception : celui du lecteur, mais aussi celui du critique.

      Le lecteur a ses attentes, au nom desquelles il appréciera l’œuvre. Le critique est un lecteur à la fois déterminant (il a droit à la parole) et relatif (sa parole, comme celle de l’œuvre, ne sera pas entendue si elle n’est pas attendue). Les interprétations peuvent converger ou diverge.

      L’efficacité sociale ne se comprendra que dans leur confrontation.
      Le temps de la lecture ou de l’écriture : temps isolé ou temps partagé ?

      La scolastique est ici un synonyme du platonisme, interprété comme séparation des actes de l’intellect ou de l’esprit, d’avec ceux du corps. On ne peut nier, certes, la persistance à toutes les époques (y compris dans notre si moderne XXIe siècle) de tendances gnostiques, dont on lit sans difficulté la trace dans les discours les plus modernistes et technologiques autour de la virtualisation du monde. Tendances tout aussi amplement dénoncées à toutes les époques, ce qui a été fait largement avant le Moyen Âge, par exemple par saint Augustin dans sa lutte contre le manichéisme. Pour notre sujet, la question doit se transposer dans l’analyse de l’acte de lecture : dans quelle mesure l’arrêt de l’activité imposé par toute lecture est-il un temps socialement inefficace ?

      Dans quelle mesure la lecture est-elle une négation de la réalité économique qui l’autorise ? Nul ne peut lire si, quelque part, quelqu’un ne met à sa disposition ce temps gratuit : l’État qui finance les enseignants, les parents qui gagnent leur vie pour un enfant, le niveau de salaire et la législation sociale qui autorisent le loisir. Ainsi, pour Pierre Bourdieu, lire est toujours, d’une certaine manière, une forme d’inconscience. Lire, c’est oublier les conditions de la jouissance esthétique. Pour H.-R. Jauss aussi, la lecture est libération de la contrainte quotidienne et plaisir esthétique. Mais la lecture est en même temps une expérience sociale : « Dans la mesure où la jouissance esthétique libère de la contrainte pratique du travail et des besoins naturels de la vie quotidienne, elle fonde une fonction sociale spécifique par laquelle l’expérience esthétique s’est depuis toujours distinguée de toutes les autres activités. » L’expérience esthétique a pour fonction de faire travailler intérieurement le lecteur sur sa réalité individuelle et ses expériences interindividuelles. Ainsi, « l’expérience esthétique ne s’oppose aucunement par nature à la connaissance ni à l’action ». Au contraire : elle est ouverture vers l’action. Ainsi, le temps de la lecture n’est pas un temps refusé au réel, mais une confrontation avec soi-même et son mode de relation à l’autre, confrontation nécessaire à l’action ultérieure. Renouveler sa perception du monde, comprendre les relations sociales demande du temps. Il y a diverses manières de prendre ce temps. On peut y penser en accomplissant des tâches matérielles ou dans tous les instants de solitude de l’existence, ou en lisant. Le temps de la lecture est socialement efficace : il permet de stabiliser ses représentations, distinguer celles que l’on partage et celles qui vous sont propres. Envisager des actions possibles. Ébaucher de nouvelles normes d’action.

      De l’interprétation aux normes d’action

      La lecture, comme l’écriture, n’est pas d’abord une œuvre intellectuelle. Elle n’est pas un détachement, elle n’est pas de l’ordre de l’abstrait ou du gratuit. Pour Pierre Bourdieu, c’est une réalité viscérale, un engagement total, parce qu’elle est une projection de soi dans sa volonté de puissance. Ce qui est en jeu est mon combat pour être présent dans le monde qui est le mien, un monde dans lequel il me faut être dans les gagnants si je ne veux pas être parmi les perdants. On ne peut que dénoncer. Dénoncer l’arbitraire du bon goût, de la littérature comme objet à admirer. Dénoncer l’arbitraire du jeu des normes qui s’opère dans la transaction du lecteur et de l’œuvre. On voit alors la difficulté essentielle à laquelle on se heurte : y a-t-il place pour une dénonciation exempte de prise de pouvoir ? Si tout le travail intellectuel est guidé par le souci de prendre position dans le champ concerné, on peut lire chez Pierre Bourdieu comme auteur une volonté de prise de pouvoir. Et si les protestations de désintéressement ne sont que le camouflage habile qui permet la domination symbolique, on peut interpréter la prétention de Pierre Bourdieu à défendre la situation des dominés comme une illusion ou une forme de cynisme. S’agit-il vraiment de défendre les dominés ? Ou la défense des dominés n’est-elle pas simplement le moyen le plus efficace de s’assurer une domination symbolique dans le champ sociologique ou dans le champ intellectuel en général ? Allons plus loin. Si toute norme est arbitraire, l’affirmation que les dominés doivent être protégés est contestable. Je peux penser que les dominés n’ont que ce qu’ils méritent. Que leur défense n’a pas de sens. Sauf comme la trace d’un habitus, d’un non-pensé, d’une illusion jamais remise en cause. Ou comme prétexte à la domination de la part d’un sociologue dans le champ qu’il désire contrôler. Il faudrait alors suspecter toute l’œuvre de Pierre Bourdieu. Ou comprendre la défense des dominés comme une règle pratique, distincte de la cohérence de sa pensée.

      Bourdieu est un auteur ayant écrit une œuvre lue par des lecteurs. Son œuvre est peut-être le produit des tensions de son champ (produit d’une confrontation aux autres sociologies, à la philosophie, à la linguistique ou à l’histoire littéraire entre autres). Une rencontre particulière de nécessité et de hasard, d’une unité jamais atteinte. Un travail sans cohérence directe avec ses actes, tant comme participant au pouvoir intellectuel que comme militant. Elle a peut-être une unité que l’on ne peut décrire qu’en passant par ce qu’il aurait appelé illusion biographique. Une unité dans la poursuite constante d’une intuition pratique, d’une norme indicible. Le choix entre les deux revient à chaque lecteur. Même si, nous en avons parfaitement conscience, les termes même de ce choix ne sont qu’un instant dans l’histoire de sa réception.

      Odile Riondet

      A qui point ne s’émeut au « bon sens » par études des lois naturelles avant d’y faire actions qui n’auraient d’autres atours circonstanciels que ceux du refus d’une entente de raison dans une langue dont ils ont été instruits par les précepteurs de leur enfance qui n’eussent pour seule ambition que celles d’envoyer la génération d’après aux combats qu’eux-mêmes n’eurent aucun courage à mener ne peuvent être d’aucun jugement en leurs insuffisances à pouvoir expliquer les éléments narratifs constitutifs d’une période socio-anthropologique qui aurait conduit celles et ceux qui avaient emplois honorables aux traitement de la terre, des eaux, de l’air et de la nature à se révolter contre les pouvoirs d’une régence prostrée envers une croissance infinie dans un monde fini par prescription d’un népotisme intellectuel conformiste qui n’ayant pour volonté que l’instrumentalisation de la génération future au profit de leurs uniques accaparements matériels corporatistes dont ils ne sauraient faire positions souveraines de leur propre vieillesse sans observance de leurs acquis, dont ils ne sauraient, en cette temporalité, jouir ; n’ont aucune efficience de préemption morale sur ces révoltés(es) soumis à l’inique diktat d’un pouvoir en gouvernances de divisions des utiles savoirs faire par sanctions équivoques envers justes causes et essentiels savoirs être en souhaits versés à une potentielle vision équilatérale du partage des richesses suffisantes, essentielles et nécessaires aux labeurs positionnés au respect des règles de conservation des lois de l’éthique du monde naturel du vivant.

      […]-[…]

      Quels sont les bons bras ?

      Ceux qui serrent les désirs d’une vaillance affriolante quant à la douceur des éclatantes lumières sondées aux mouvements des moindres songes ?

      Ainsi demander ce que dit le poète envers un vieillard soigneux de l’avenir.
      – La somme de nos maux croît avec les années ;
      Cette raison suffit, c’est assez pour gémir ;
      C’est même trop, vieillesse je dois te haïr. Mais on peut dire aussi que la somme de nos plaisirs croît avec nos années ; et quant aux maux et aux souffrances, la jeunesse n’en a-t-elle point sa part ?

      Si vous voulez prendre connaissance de l’histoire des autres peuples, vous trouverez que les plus grandes républiques, ont été ruinées par des jeunes gens – soucieux de leur bonheur individuel – et parfois rétablies par quelques vieillesses de moindres imprudences. En effet, la témérité appartient surtout au jeune âge, comme la prudence – entre libertés et attachements – à la vieillesse.

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