Au coeur du bouddhisme ésotérique

Satsuki a huit ans. Elle est venue avec ses parents et ses deux petites sœurs ce jour-là, à Koyasan, parce que sa professeur de calligraphie, notre amie Kozen (ou Mitsue selon les usages) lui a annoncé notre visite et qu’elle voulait nous rencontrer afin notamment de perfectionner son anglais. Nous sommes arrivés le matin même, pleins de fatigue du voyage qui a duré treize heures et de l’envie de dormir due à notre manque de sommeil et au décalage horaire. Kozen/Mitsue est venue nous chercher à l’aéroport Kansaï International, l’aéroport d’Osaka, et nous a amenés en voiture jusque là, ce village sacré de moyenne altitude (environ mille mètres). Nous avions un peu faim. Nous sommes allés ensemble dans une sorte de petite cafétéria flanquée d’un musée digital, prenant notre premier repas japonais, tout de légumes, de tofu et d’algues. Notre amie nous l’avait présentée comme « her student », nous ne nous attendions pas à ce que ce soit une petite fille. Cette petite fille avait gagné déjà des prix de calligraphie. Cette discipline est extrêmement populaire, il n’est pas rare, comme nous le verrons par la suite, que des expositions soient consacrées aux jeunes enfants et aux amateurs passionnés. Cela va nous poursuivre tout le voyage. Au Japon comme en Chine, le poème est autant dans les mots et leur musique que dans leur forme calligraphiée. Nous le verrons notamment lors de la visite que nous ferons avec Mitsue d’un musée entièrement consacré à la poésie ancienne de l’époque Asuka, contenue dans une anthologie datant des années 760, le Man.yôshû. En attendant, Satsuki reste enfermée dans la voiture de ses parents car elle révise, elle ne veut pas nous sembler ridicule. Enfin elle se libère. Accueil à l’extérieur sur le perron du restaurant. Nous allons visiter ensemble les temples et monastères de Koya. Satsuki a un cahier de notes en anglais qu’elle nous lit avec application. Nous nous demandons si une petite fille de huit ans existe en France qui nous lirait ainsi du japonais qu’elle aurait appris à l’école.

Le mont Koya est le lieu par excellence du bouddhisme ésotérique1 (celui qui promet l’éveil à qui s’engage auprès d’un Maître). Le village est construit entre deux pôles qui sont, l’un, l’ensemble de temples et de monastères regroupés autour du plus imposant et du plus ancien d’entre eux, le Kongobu-ji, inauguré en 832 par le Grand Maître Kobo Daishi (nom qui fut donné de manière posthume au moine Kukai), et l’autre le célèbre cimetière d’Okuno-in. Nous nous dirigeons donc vers le premier temple, mais auparavant nous bifurquons pour aller admirer ensemble les édifices du complexe de Danjo-Garan. Et avec l’aide des explications fournies par notre jeune écolière, nous suivons les étapes de l’édification de ce lieu doté de mystère et de traditions ésotériques. La légende veut que le moine Kukai, rentrant de Chine après son initiation, ait décidé de jeter son dévolu pour la construction de son monastère là où atterrirait son vajra. Celui-ci atterrit fort loin mais deux chiens, l’un noir l’autre blanc (que l’on voit représentés sur un des panneaux du Kongobu-ji) le guidèrent jusqu’à l’endroit (Un arc et des flèches à la main, il conduisait deux chiens, un noir et un blanc. Kobo Daishi fut guidé par ces deux chiens. Traversant la rivière Kinokawa et s’engageant sur les pentes abruptes de la montagne, il croisa alors une femme qui lui dit : « Je suis la déesse de cette montagne. Je vais t’aider. » Ils poursuivirent leur route, suivant un chemin moins raide et arrivèrent soudain dans un vaste lieu dégagé et calme). Aujourd’hui la coutume veut que l’on ramasse les aiguilles de pins en trois brins, comme le vajra, qui sont tombées au pied des arbres, afin d’obtenir sûrement parmi moult avantages, la chance, la santé ou la prospérité.

Le centre du complexe est occupé par la grande pagode rouge, toute en majesté, du Konpon Daito, et tout autour, des annexes, comme le charmant pavillon blanc désigné comme dépôt hexagonal des écritures, témoignage d’affection d’une impératrice consort envers feu son mari, l’empereur Toba. Une remarque incidente : en tous ces lieux, marqués de religion, où un moine a implanté l’origine d’un culte, il est toujours la règle que les Grands du monde se précipitent pour y avoir leur maison, leurs accès, leurs temples. La plupart des merveilles que nous avons déjà admirées et que nous admirerons à Kyoto, à Nara ou ailleurs proviennent des empereurs, des princes et des princesses, de toutes les grandes familles qui ont voulu laisser leur marque. Décidément, les lieux du politique s’incarnent dans ceux du « spirituel », à moins qu’à l’inverse, la religion témoigne de peu de foi si ce n’est dans l’argent et le pouvoir.

Ayant parcouru ces magnifiques endroits, nous atteignons le Kongobu-ji dont le nom est une référence au « Kongobu-rokaku-issai-yuga-yugi kyo », ou « Soutra de tous les Yogas et Yogis du Pavillon à la Couronne de Diamant » que nous visitons pieds nus comme il se doit, ou bien chaussés de savates qui n’en finissent pas de se dégager de nos orteils qui courent après elles, en vain, pour les rattraper, sur un plancher glissant, astiqué par les millions de pieds qui déjà, dans le passé ont patiné sur lui. Satsuki a donné tout ce qu’elle a pu, ses deux petites sœurs avec leur père se sont amusées à pousser les bras du grand moulin à prières. Au moment de se séparer je trouve au fond de nos bagages un paquet de chocolats Lindor que nous avons apportés de France des fois qu’il faille faire un cadeau, eh bien cela tombe bien, car elle les mérite ces chocolats qui sont, en plus, emprunts d’un cachet « made in Switzerland » qui fait toujours plaisir… Nous invitons la famille à venir nous rendre visite en France si jamais ils en avaient l’envie… et je devine que le soir même, la petite fille va seriner auprès de ses parents, dis, quand est-ce qu’on y va ?

Kongobu-ji

Alors, Mitsue nous emmène dans la dernière étape de la journée, et non la moindre : notre hébergement dans un shukubo. Koya a cette particularité que toute la montagne est sacrée, autrement dit l’enceinte du temple principal l’englobe entièrement, donnant la possibilité de multiplier les temples secondaires, il en est cent dix sept dont une bonne soixantaine sont ouverts au public et peuvent servir d’hébergements. On les nomme shukubo. Et c’est dans l’un d’eux, le plus renommé peut-être, le Rengejo-in, que nous allons dormir une nuit et prendre nos repas (comme il n’a de chambre que pour une nuit, nous devrons déménager le lendemain et nous rendre dans un autre, plus petit, moins prestigieux mais plus cher (!), le Daien-in, au bord de la route, près du centre du village). Le Rengejo-in est un vaste domaine. Il contient bien sûr une sorte de chapelle pour la prière, celle du matin dès 6 heures et celle du soir. Il renferme un très beau jardin sec ombragé d’un érable vénérable. Un prêtre en chef règne sur ce domaine, que j’aurai d’ailleurs à rencontrer, puisque Mitsue en a fait la demande pour moi. C’est lui qui anime la prière du matin. Les couchages consistent en des futons étalés par terre, entre des cloisons fragiles nommées fusuma ornées de panneaux portant des textes calligraphiés. Les repas sont pris en commun dans la grande salle, les convives étant alignés de manière à se faire face deux à deux, accroupis ou agenouillés (selon la souplesse des membres) face à un ensemble de petites coupes et de bols contenant des ingrédients non clairement identifiables ou encore seulement par la négative : ce ne sont ni viande, ni poisson, ni racine de plante, non plus que de légumes ou de fruits ayant trop de goût comme l’ail ou l’oignon. Le bouddhisme ésotérique les interdit pour raison compréhensible de préservation de la vie, de toute vie et même de celle des plantes, mais en ce qui concerne les légumes à trop de goût, je ne sais pas… peut-être serait-ce simplement une… faute de goût. Que reste-t-il ? Beaucoup de tofu dont le village s’est fait une spécialité, des champignons trempant dans un liquide, des choses d’apparence plutôt molle avec évidemment peu de goût. Et bien sûr du riz. Et du thé. L’estomac sera peu rempli, mais qu’importe n’est-ce pas aussi afin de nous défaire de nos pesanteurs inutiles que nous sommes là ?

Mr Soba, Gd Prêtre de REngejo-in

Dès six heures, sonne le gong de la salle des prières. J’y trouve surtout des voyageurs européens, américains, peut-être australiens rassemblés là dans un semblant de ferveur. Les chants répétitifs sont prenants, envoûtants. Ils s’interrompent par des silences et des bruits de cloche avant de reprendre, graves, à plusieurs voix. Le grand prêtre dit ensuite une sorte de sermon, en anglais pour que « tout le monde comprenne »… mais personnellement, je ne comprends pas grand-chose. Remonté du fond des prières, il reste à prendre le petit-déjeuner dans les mêmes conditions que le repas du soir de la veille. Je reçois ensuite l’invitation à me rendre chez le prêtre en chef, qui me reçoit fort aimablement, assis en tailleur au fond de son office. De quoi allons-nous parler ? Il me raconte que la fonction qu’il occupe est héréditaire, je comprends donc qu’il est descendant d’une longue lignée dont l’origine peut-être se perd vers les contemporains de la construction du temple (vers 1200, début de l’ère Kamakura). Il a commencé ses études à Koya mais les a continuées à Kyôtô. Je lui avoue ne pas avoir très bien suivi son oraison. Il me raconte alors les dessous de l’histoire, de l’ésotérisme auquel il adhère : croyance en la résurrection, compagnonnage des morts avec les vivants. Les drames n’ont fait qu’emplir l’histoire du Japon, tremblements de terre, explosions atomiques. Les morts lors de ces événements ont réapparu, dit-il, en maintes occasions. Lors du tsunami, par exemple, deux fiancés dans une maison ont essayé d’échapper à la fureur de l’eau, seule la fille s’en est extraite, alors que le fiancé, lui, a été noyé, elle a transporté son corps mais a du se rendre à l’évidence, il était mort. Elle a alors voulu refaire sa vie, mais elle était hantée par la présence du mort. Ayant reçu un peu d’argent elle l’a utilisé pour se construire une maison mais un jour, dans un train, elle a reconnu la personne en face d’elle, c’était le fiancé, qui lui reprochait de ne pas avoir reconstruit la maison qu’ils habitaient autrefois à l’identique. Puis il a disparu. Plus tard elle l’a retrouvé etc. Ces histoires légendaires rappellent celles qui peuplent les légendes du monde entier. On pourrait y voir celle du Dibbouk, que mon excellent ami Jean a joliment raconté dans un roman à paraître bientôt. Le Dibbouk appartient au folklore juif, comme cette histoire de revenant du tsunami appartient à la tradition bouddhiste.

Repas shojin ryori

Notre amie Mitsue nous reprend vers 9 heures avec sa voiture et nous emmène visiter le musée, plein de grandes statues de Bouddha et de guerriers menaçants sensés s’opposer aux divinités malfaisantes, ainsi que de mandalas impressionnants par leur taille, dont un a été coloré du sang de son auteur, puis nous conduit au cimetière Okuno-in, lieu sacré entre tous les lieux sacrés, où toute famille souhaite faire enterrer les restes de ses défunts, pour l’éternité. On y côtoie alors les plus grandes célébrités japonaises, comme toutes les grandes marques de l’industrie et de l’économie financière. Comme les stands d’une grande foire, on passe devant les carrés consacrés aux morts de chez Nissan, de chez Komatsu ou de la Fuji Bank, ou du clan Tokugawa. Cet espace funèbre se prête paraît-il à des atmosphères brumeuses quand on le parcourt dans la solitude, mais c’est loin d’être le cas aujourd’hui, où au contraire, les foules japonaises emplissent le lieu comme une foule parisienne allant pique niquer auprès des tombes du Père-Lachaise.

Mais quand arrive le petit pont sur la rivière Kinokawa c’est autre chose, le mystère et le silence reprennent leurs droits. Vient l’enclos où le moine médite perpétuellement. On raconte en effet que lorsque le moine Kukai eut fini son œuvre, il se mit entre les parois d’un cercueil et décida d’entrer en méditation. Des années plus tard, on ouvrit le cercueil : les cheveux et les ongles avaient poussé mais il était encore vivant, alors on referma le couvercle et on se dit qu’il continuait sa méditation pour l’éternité. On l’alimente encore. Nous avons vu en visitant le Kongobu-ji, les cuisines où sont confectionnés chaque jour les repas qui lui sont amenés (sans doute les mêmes que ceux dont nous nous sommes nous-mêmes nourris). Bien sûr, on n’accède pas à la tombe. Elle est quelque part par là, au milieu des fleurs de lotus dorées qui s’élèvent sur un promontoire ombragé. En sous-sol de l’endroit, en regardant bien, on voit, paraît-il, la trace laissée par Kobo Daïshi quand il s’est assis là, mais je n’ai rien vu, même en plissant les yeux. Au retour, nous croisons des pélerins vêtus de blanc.

Le lendemain nous partirons de Koya par nos propres moyens. C’est-à-dire le funiculaire qui part de la petite gare assez loin de notre shubuko (nous y allons en bus), descend jusqu’à la base du mont Koya au lieu dit Gokurakubashi où nous devons prendre le petit train de montagne jusqu’à Hashimoto. Moment délicieux de déplacement printanier dans un tortillard qui s’arrête à toutes les gares, parfois pour une dizaine de minutes ce qui nous permet de descendre afin de faire des photos, dont celles de chalets, au loin sur le flan de montagne opposé qui ressemblent furieusement à ceux de Suisse. Hashimoto c’est déjà la plaine. Il faut poursuivre par un train qui, déjà, n’est que le métro d’Osaka.

(1) le bouddhisme ésotérique est une variante du bouddhisme rapportée de Chine par les moines Saicho et Kûkai vers 800, la doctrine est aussi appelée mikkyô, elle appartient au mahayana. Selon elle, l’univers entier n’est qu’une manifestation d’énergies émanant de la divinité centrale, le Bouddha Dainichi (Vairocana), lequel est présent partout, dans chaque pensée, dans chaque action, dans chaque parole. Le mikkyô doit son nom au fait que sa doctrine n’est révélée qu’aux fidèles convenablement initiés à ses nombreux secrets. L’état de Bouddha est accessible ici-bas, autrement dit le monde pourrait être le paradis de Bouddha. Afin d’atteindre cet état suprême, l’individu se soumet à des rites élaborés et rigoureusement ordonnancés qui se déroulent dans de petites salles à moitié plongées dans l’obscurité (d’après l’Art du Japon, de Miyeko Murase).

Cet article, publié dans Japon, est tagué , , , , . Ajoutez ce permalien à vos favoris.

3 commentaires pour Au coeur du bouddhisme ésotérique

  1. Debra dit :

    Encore un dépaysement reposant, Alain, merci.

    Il est réconfortant de penser qu’il existe encore des enfants curieux d’apprendre comme Tatsuki. Mes petits enfants ont soif d’apprendre l’anglais, mais je rechigne, non pas par désir de garder ma langue pour moi, je crois, que par tristesse de voir tant de Français perdre le goût de leur propre langue pour une langue dévitalisée, de mon point de vue.

    La nourriture dans les monastères… Je me dis qu’il vaut mieux ne pas être dans un monastère pour manger, et cela depuis la nuit des temps. Monastère au Japon, monastère en Europe, la nourriture me semble obéir aux même règles…

    J’aime

    • alainlecomte dit :

      Les enfants japonais sont fantastiques, pleins de vie et d’originalité, l’éducation primaire vise essentiellement à ce qu’ils développent leurs talents (calligraphie, musique, dessin…). C’est malheureusement après que ça se gâte…

      J’aime

      • Debra dit :

        La grande entreprise pour faire de nous des Adultes Utiles à la Collectivité (AUC) créé l’adultite, selon mon… diagnostic. Puisque nous croyons dans les diagnostics, j’ajoute mon grain de sel, là.

        J’aime

Laisser un commentaire