A Avignon, un jour off est loin d’être un jour sans. Peut-être n’y trouvera-t-on pas de grand choc culturel, de nouveauté radicale, de quoi nous faire vaciller sur nos fondements, mais au moins aura-t-on parfois, voire souvent, la possibilité d’une belle rencontre avec le théâtre dans sa forme la plus classique mais jamais épuisée : la salle à l’italienne (quand ce n’est pas une église ou un préau, bien sûr !) , un public qui retient son souffle et, sur scène, de riches décors (plutôt réalistes), des trios ou des duos d’acteurs et parfois des comédiens révérés, ayant donné leurs preuves.
L’interlocuteur absent
Ainsi cette année pouvait-on voir au Théâtre du Chêne Noir, à 18h15, Daniel Mesguich en acteur et metteur en scène d’une subtile pièce de Harold Pinter : « Trahisons » (Betrayal). En apparence un vaudeville : la femme, le mari, l’amant. Avec cela en plus que le mari est le meilleur ami de l’amant et vice-versa. On peut donc s’attendre à toutes les situations les plus périlleuses et les plus comiques. Mais ce n’est pas cela. A mêler si intimement trois personnes, dont les liens sont tellement surdéterminés, on parvient à faire naître les doutes les plus abyssaux : qui trompe qui, au fait ? Au début de la pièce, la femme, Emma (jouée par une très belle actrice, Sterenn Guirriec) parle avec son ex-amant, Jerry (Eric Verdin) dans un coin de pub londonien. Ils se revoient deux ans après leur rupture. Jerry est marié et père, Emma aussi, mère de deux enfants qu’a connus Jerry. Que viennent-ils faire ? Se sont-ils rencontrés par hasard ? Pas tout à fait, elle lui annonce sa rupture avec son mari, Robert (Daniel Mesguich). Celui-ci la trompait… et depuis longtemps sans que personne ne s’en aperçoive. Qu’il est déçu, Jerry : lui-même ne s’était rendu compte de rien. Sans compter que lorsqu’on est amis, n’est-ce pas, on se dit tout, non ? Eh bien, non, Robert n’a rien dit à son vieux copain. De quoi se sentir… trompé. Jerry et Emma se racontent donc leur vie en buvant des verres… « On remet ça ? » dit Jerry… moment de trouble pour Emma qui, dans le fond… remettrait bien ça, mais il s’agissait des consommations… Alors commencent des flashbacks sur la vie à deux, ou pardon, non, leur vie à trois… Comme on connaît déjà par leur dialogue présent certains éléments de leur vie, on n’est pas surpris de les retrouver dans les séquences qui s’ordonnent en remontant le temps et qui s’emboitent l’une dans l’autre jusqu’à… la scène originelle, ou ce qu’on devrait peut-être considérer comme tel, autrement dit la première fois. Jerry et Robert travaillent dans le monde de l’édition, ils parlent donc de littérature, et celle-ci joue, dans la pièce, un rôle capital. Quand on y parle d’amour, on n’est jamais tout à fait sûr que cet amour s’attache à un livre, un auteur, ou bien à quelqu’un, Emma par exemple. Il est savoureux de voir comment un discours sur les livres peut être une manière de parler de ses liens amoureux… à moins qu’au contraire, parlant d’amour, nous ne parlions que des livres que nous avons aimés.
(photo site officiel de Daniel Mesguich)
L’astuce géniale de la mise en scène est de faire en sorte que dans toutes les scènes où deux personnages sont en présence… le troisième se tient toujours là, tapi dans l’ombre, ou bien au contraire étalé à la vue de tous, mais silencieux. Belle scène que celle où Jerry et Robert se sont rencontrés dans un restaurant et parlent boulot, chacun à sa table… Entre les deux ? la belle Emma, de rouge vêtue, s’étirant sur un lit d’hôtel. C’est très beau. Ils sont à Venise, Emma et Robert, et ont prévu un voyage dans l’île de Torcello (voyage raconté dans une séquence antérieur par Robert à Jerry). Ce voyage n’aura pas lieu. Robert revient de l’American Express avec une lettre qu’on lui a donnée pour Emma. Il commence par protester qu’on lui ait donné cette lettre qui ne lui était pas destinée… ces Italiens, quels négligents… et si c’était la lettre d’un amant ? On rit. Emma prend cette lettre, la lit… elle est obligée d’avouer qu’elle a été écrite par Jerry. « Je sais, dit Robert, j’avais reconnu l’écriture sur l’enveloppe »… et c’est là qu’elle lui avoue sa liaison… mais je savais, dit-il. Ah bon, tu savais, et tu ne m’en as rien dit ? voilà encore une trahison. Quant à savoir ce que pourrait en penser le pauvre Jerry… Lui ne saura que cinq ans plus tard que, pendant tout ce temps, Robert « a su »… Bien de quoi hurler son sentiment d’avoir été floué à la belle Emma quand cinq après, tout cela vient sur le tapis… Fascinante pièce de théâtre donc, avec un lointain parfum de psychanalyse, voire même de lacanisme : la succession des scènes en remontant vers l’origine, les jeux sur le signifiant et la lettre enfin, qui s’étale en grand et renferme le secret. Cette pièce met en évidence sous nos yeux que si jamais nous trahissons quelqu’un, nous ne savons pas vraiment qui est l’objet de cette trahison, et que nous sommes même autorisés à douter que cela puisse être quelqu’un d’autre que nous-mêmes.
Autre chose aussi que révèlerait cette mise en scène: que, dans le jeu social, notre dialogue avec autrui convoque toujours un tiers et que c’est peut-être justement par là que le tout ne se désagrège pas, parce que chaque dyade tiendrait à une autre par le biais de cet interlocuteur absent. En somme, l’unité sociale de base serait la triade, avec toujours un terme mis en suspens, sélectionné à tour de rôle.
On a prétendu que Mesguich éclipsait les deux autres comédiens. Peut-être Eric Verdin est-il un ton en dessous, mais on a envie de déverser des bouquets de louanges à la belle Sterenn Guirriec. Le moment où elle sort du lit dans sa nudité chatoyante et provocante avec le plus pur naturel restera un grand moment dans ce festival off ! (Noter que Alexandre Ruby est à la fois le serveur de restaurant et celui qui fait bouger les décors, avec beaucoup de grâce).
Je retrouve dans ma bibliothèque le texte, en anglais, de la pièce, que j’avais acheté afin de faire une analyse formelle des dialogues (dans la mesure où Pinter est exemplaire sur le plan de la gestion de dialogue, comment avec le moins de mots possible, en dire autant ?). Je lis cet extrait de la critique du Times : « The play’s subject is not sex, not even adultery, but the politics of betrayal and the damage it inflicts on all involved ».
(Pour la petite histoire : Sterenn Guirriec est la comédienne que l’on voit dans cette video, face au président de la République, déclamer un fort beau texte lors de la cérémonie du 14 juillet 2012).L’homme blessé
Autre pièce, autre genre. Au Collège de la Salle, le matin vers 11h45, se jouait « Souterrain Blues », de Peter Handke. Je ne connaissais pas ce texte de Handke… J’ai même cru un moment à une imposture, un texte qu’on aurait fabriqué avec des bouts de Handke mais qui ne serait pas de Handke lui-même. Je me trompais bien sûr, mais j’étais en partie excusable, ce texte étant paru en 2013 (et, me semble-t-il, dans une grande discrétion). Pourquoi mes doutes ? Je n’y retrouvais tout simplement pas le ton habituel de l’écrivain autrichien. Je lis quelque part que, dans cette pièce – qui se résume en fait à un quasi monologue – il a voulu rendre hommage à son compatriote Thomas Bernhardt. Amusant si l’on songe à la rivalité qui a opposé les deux grands des lettres autrichiennes, le second n’ayant que mépris pour le premier à qui, sans doute, il reprochait sa douceur, son sens de la poésie intimiste, là où il aurait fallu crier sa hargne et son dégoût pour le monde et à la face du monde. Ainsi sur ses vieux jours, Handke y viendrait lui-même à cette vitupération constante. Sauf que… une surprise viendra à la fin. L’interprète de la colère du poète à l’égard de ses contemporains est le comédien Yann Collette, rugueux et taillé à la serpe, un œil fixe, le geste saccadé. Il éructe et interpelle. Evidemment des spectateurs fictifs, bien qu’il en désigne de réels dans l’assistance. « Toi, là ! ». Personne n’a de grâce à ses yeux. Le vieux, l’homme d’affaires, l’enfant, le touriste, la femme élégante… tout le monde y passe. Ah… les femmes surtout, comme il les déteste ( !)… le bruit de leurs talons hauts, quel horreur, qui l’oblige, lorsqu’il l’entend se rapprocher, à changer de trottoir… C’est « souterrain blues » parce que c’est censé se dérouler dans le métro. Handke a appelé ça « un drame en vingt stations » (de métro, bien sûr). Les gens montent et descendent dans la rame, et personne ne répond aux insultes, ni aux quolibets.
« Toi, là, avec ton enfant sanglé sur la poitrine, à longueur de trajet : qu’est-ce que ton enfant t’a fait pour que tu l’obliges à voir sa mère tout le temps ?
Et toi avec ton visage crispé de législateur : quel genre de loi cela pourrait-il bien donner ? […]
Et toi, tu es celui qui joue du violoncelle après le bureau, en chantonnant sans arrêt. Dis, qui peut supporter la vie avec toi, qui ? La musique lie les êtres ? La musique sépare les êtres et comment ! »
(extrait de blogs.rue89.nouvelobs.com/balagan)
La surprise de la fin est qu’enfin une femme vient (Véronique Sacri), et relève le défi, et répond à l’homme du tac au tac, et lui met le talon là où ça fait mal, à la place du cœur, et oui, bien sûr, comme elle le dit elle-même, c’est trop court, cette intervention devrait durer au moins aussi longtemps que celle de l’homme blessé, alors qu’elle en occupe à peine le cinquième, il y a déséquilibre… mais tout à coup, on est rassuré. Il ne fallait pas prendre le monologue au pied de la lettre, Handke n’est pas devenu le double de Bernhardt, peut-on dire qu’au contraire, par ce pastiche couronné par l’intervention d’une femme qui terrasse le vitupérateur… il lui règle son compte ?