Actualité de « L’idiot »

Saint Nicolas-2Après mon retour de Petersbourg, j’ai continué la lecture de « L’Idiot ». Il aurait été simple de dire que je relisais les grands classiques. En réalité, c’est la première fois que je lis ce roman. Et je me pose la question : « mais qu’est-ce que la lecture de l’Idiot peut apporter, en somme, à l’homme ou la femme du XXIème siècle ? ». Cette question me taraude : la réponse n’en est pas évidente, aussi me suis-je demandé plus d’une fois si je n’allais pas l’abandonner. Mais non, je continue, je m’accroche et y prends goût.

L-Idiot-Gerad-philippeJe suis étonné de lire des critiques et commentaires qui veulent faire à tout prix du prince Mychkine, une figure christique. J’ai lu ceci : parce que l’un des personnages – Hyppolyte Terentiev, le jeune étudiant phtisique – prête à l’idiot la pensée selon laquelle (p. 611 de l’édition Folio) « c’est la beauté qui sauvera le monde », alors, l’interprétation du roman doit être religieuse puisque, dans le christianisme, qu’est-ce que la beauté, sinon la figure du Christ ? Cela m’a énormément surpris. En réalité Mychkine est un être singulièrement innocent. Transposé en notre siècle, il serait un mathématicien « pur » (selon la division parfois un peu ridicule mais très en valeur en France, entre « maths pures » et « maths appliquées »), et appartiendrait à cette espèce de gens qui font des mathématiques (ou autre chose) simplement pour leur beauté intrinsèque. Pris dans cette beauté, et à cause de l’effort intellectuel énorme qui est demandé, il n’aurait plus assez de force pour autre chose, et notamment pour les relations d’intérêt, ni pour la concrétisation de ses désirs amoureux, tout ceci lui apparaissant comme secondaire, négligeable. Mais n’étant pas mathématicien pur, ni poète, le prince Mychkine a trouvé une parade pour se mettre à l’abri : la maladie, l’épilepsie. Noter qu’un brillant mathématicien peut être aussi un épileptique. Il peut être aussi un autiste, comme on laisse entendre que cela serait le cas du mathématicien… russe (justement !) Perelman, qui a résolu la conjecture de Poincaré – exploit scientifique énorme qui lui a valu la médaille Fields… qu’il n’est pas allé chercher car, a-t-il dit, « on ne fait pas des mathématiques pour gagner des médailles ». « Ni gagner de l’argent ». L’Idiot est une ode au désintéressement, au refus d’attribuer à l’argent une valeur quelconque : c’est donc cela qu’il nous apporte, à nous lecteurs du XXIème siècle, abreuvés que nous sommes d’apologies du papier monnaie.

Le prince, qui hérite d’une belle somme, est prêt à la dépenser en actions bienfaisantes, de manière illimitée. Lorsqu’un escroc se présente pour lui extorquer des milliers de roubles, inventant une histoire où le prince l’aurait floué, celui-ci ne se rebiffe presque pas : certes l’histoire est fausse, mais si celui qui la raconte se livre à un tel expédient, c’est probablement qu’il est malheureux, plus malheureux en tout cas que le prince… lequel devrait donc bien lui donner un petit quelque chose pour rétablir ce déséquilibre de fortune… psychique. On n’a pas besoin ici de convoquer la figure « du Christ ». C’est, disons simplement, celle d’un esprit qui découvre le monde à la manière des enfants. Car de tels raisonnements sont bien sûr enfantins, non dans un sens péjoratif évidemment, mais dans un sens éminemment valorisant, car l’enfant nous aide à redécouvrir le monde, et les rapports entre les êtres qui le peuplent.

nastassiaCe qui nous étonne sans cesse à la lecture de Dostoïevski – enfin, à ce qu’il me semble – c’est le caractère parfois irrationnel en apparence des réactions des personnages, du moins si l’on s’en réfère aux codes établis – lesquels ne doivent guère se différencier du XIXème siècle à nos jours. Ce n’est bien sûr qu’une apparence : là est le génie » de l’écrivain, qui consiste à dessiner en creux une cohérence relevant de l’indicible, au sens de « ce qui doit être tu ». Ainsi, cette Nastassia Philippovna, mais aussi cette Elisaveta Prokofievna, nous semblent-elles agir de façon hiératique. La première a coutume de s’enfuir à chaque fois que son mariage va être prononcé, elle se refuse au prince au nom d’arguments qui nous étonnent, surtout quand on devine qu’elle en est réellement amoureuse, quant à Elisaveta, elle peut d’un moment à l’autre, porter un protagoniste dans son cœur puis le rejeter avec violence. C’est comme si, en apparence encore, ces personnages étaient vierges de toute conscience de leurs intérêts et trouvaient motif à leurs actions ailleurs, dans un autre monde que celui où ils vivent. La vérité est que Nastassia est une personne qui souffre psychiquement de manière intense. Les mœurs du temps ont sûrement contraint Dostoïevski à s’exprimer de manière dissimulée. On nous raconte que Nastassia a été élevée par le voisin de son père, ce comte Totski, qui en fit plus tard sa maîtresse. Au XXIème siècle, cela signifie simplement qu’elle a été violée, victime d’un inceste qui l’a remplie de honte jusqu’à la fin de ses jours et que de là vient son désir de dépravation (apparent) et son refus de toute relation amoureuse heureuse.

Aglaia, fille d’Elisaveta, est aussi une figure admirable, précurseure des héroïnes de Virginia Woolf, de celles qui, du fond de l’oppression exercée contre les femmes au sein des sociétés traditionnelles, revendiquent leur liberté, notamment celle de parler, de considérer celui qui sera leur époux non comme un maître, mais comme un égal à qui elles pourront dire librement à chaque instant ce qu’elles ont sur le cœur. Elle pense bien sûr que le prince pourrait être celui là, et sûrement, il l’est. Mais qu’a-t-il, ce gros nigaud – serait-on tenté de dire ! – à refuser le bonheur qui lui est offert pour prétendre s’engager à soulager le malheur de la blonde Nastassia… Est-ce alors de là, de cette inclination à se sacrifier pour sauver la brebis égarée que naît la légende de l’idiot comme figure christique ? Là encore, devons-nous souscrire à cette interprétation ? Après tout, ne s’agit-il pas, aussi, de goûter à l’ivresse du renoncement (« l’ivresse de la non-joie » disait Gaston Bachelard à propos de la passion des mathématiques).

Bref, les personnages mis en relief sont surtout des innocents inoffensifs ou bien des victimes, se jetant désespérément à la tête les uns des autres leurs aveux et leurs confessions sans jamais parvenir à saisir leur vérité, bien qu’ils la cherchent avec passion. On est à mille lieux du cynisme qui prévaut dans la majeure partie de la littérature contemporaine.  On mesurera la distance séparant Dostoïevski… du triste Houellebecq. La beauté et la violence de tels romans, auxquelles nous sommes déshabitués, où les trouvons-nous aujourd’hui ? Une hypothèse à laquelle je me risque : au cinéma principalement. Ne faudrait-il pas aujourd’hui chercher l’équivalent d’un Dostoïevski chez un Scorcese, prenant pour héros des personnages absolus qui se mettent en dehors des conventions pour de multiples raisons, et s’en servant pour dépeindre, par une sorte de jeu de contrastes entre les personnages qui tiennent le devant de la scène et le milieu dans lequel ils évoluent, son siècle, avec plus ou moins de bonheur ?

Cette référence au roman dostoïevskien peut paraître une curieuse façon de réagir aux désordres de notre temps… ce qui y est dépeint en étant si éloigné. On ne trouvera évidemment pas de recette qui s’applique à la situation actuelle, en particulier politique. On trouvera seulement l’expression d’une sincérité et d’une fraîcheur qui nous manquent, et qui étaient présents avant que ne se produisent les bouleversements de tout un siècle, et que, peut-être, il faudrait retrouver.

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7 commentaires pour Actualité de « L’idiot »

  1. C’est lui faire trop d’honneur que de mentionner Houellebecq à côté de Dostoëivski : même son anorak, porté dans un studio de télévision, laisse froid.

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    • alainlecomte dit :

      Houellebecq est malheureusement un emblème de notre époque, comme son anorak est emblème de lui-même… par transitivité… avoir un anorak pour emblème de notre temps ne fait pas rire…

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  2. Jean-Marie dit :

    Tu sembles poser une question qui me semble insoluble : vaut-il mieux être un innocent qu’être cynique ? Selon quels critères, quel système de valeurs, quelle histoire personnelle doit-on apporter une réponse ?
    Tu m’as donné envie de (re)lire « L’Idiot »… (je l’avais lu quand j »avais 18 ans, trop jeune peut-être pour le comprendre)

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    • alainlecomte dit :

      Bien entendu, cela fait entrer dans des discussions sans fin. Vaut-il mieux être innocent ou cynique? honnête ou malhonnête? innocent ou coupable? sincère ou trompeur? On trouve chez Platon des dialogues étonnants autour de ces questions. Par exemple, dans « Hippias mineur », Socrate persuade Hippias que les trompeurs sont meilleurs que ceux qui ne trompent pas car tromper fait appel à plus d’habileté: celui qui trompe en étant conscient de le faire serait aussi bien capable de dire la vérité, alors que l’inverse n’est pas sûr… mais à la fin du dialogue, Socrate est d’accord avec Hippias pour dire qu’une telle conclusion ne le satisfait pas! Tout cela sans doute pour dire que tout ne se justifie pas et qu’il y a un point où on arrête le débat et où on fait un choix. Ce choix sans doute révèle alors la nature de la personne qui parle ou agit. C’est un choix existentiel, en quelque sorte. Personnellement, je fais le choix de l’innocence. Ce n’est peut-être pas le choix rationnel. Ce que je sais c’est que c’est le choix qui m’apporte le plus de joie à être dans l’existence. Je doute qu’un cynique soit heureux.

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  3. Debra dit :

    Discussion intéressante.
    Je n’ai pas lu « L’Idiot », mais je vais finir « Les Diables » avant de m’y lancer.
    J’ai également l’impression que les personnages de D. sont à mille lieux des modèles mathématiques hyperrationnels que nous… croyons être en ce moment.
    Mais la bipolarité « innocence/cynique » part du principe que nous pouvons nous.. réduire à cette partie de nous que nous percevons à travers notre conscience, notre moi.
    De nouvelles possibilités s’ouvrent quand on réalise… qu’on n’est pas simplement celui ou celle qu’on croit être.
    Quand on réalise aussi que ce qui est vrai dans un contexte ne l’est pas forcément dans un autre ou… simplement que des fois les gens disent des choses qu’ils ne.. croient pas, et se comportent contre leur.. intérêt…
    Personnellement, j’aimerais que notre civilisation parvienne à passer à autre chose.
    Si le personnage de l’Idiot n’est pas une figure Christique, D. l’a écrit en étant profondément influencé par cette.. poisse ? que Jésus a introduit dans nos vies.
    Je m’explique : L’Evangile, c’est ce lieu où on voit une bande de joyeux lurons vivre apparemment de l’eau fraîche et de l’amour, où le Chef ne touche à l’argent QUE pour des raisons pédagogiques, et laisse la caisse à… Judas ?, tout en ne loupant jamais une occasion de parler avec des métaphores puisées… dans l’argent, et l’intérêt.
    Pour un paradoxe, c’en est un…
    Un paradoxe dont l’Occident ne parvient pas à se libérer, même maintenant, plus de 2000 ans après.
    J’ai découvert en spychanalyse que dans certains contextes j’étais… meilleure que je croyais l’être, alors que dans d’autres ?
    Peut-on… « gagner » sans spolier autrui ? Pas partout, certes, mais probablement le nombre de lieux où nous pouvons gagner… en même temps qu’autrui, avec lui, et en partage, mais sur des plans différents, dépasse largement ce que nous croyons si.. cyniquement en ce moment.

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  4. alainlecomte dit :

    Merci Debra de ce beau commentaire qui fait référence à une expérience que vous avez de la psychanalyse. Je ne sais pas vraiment s’il est vrai que « le Chef ne touche à l’argent QUE pour des raisons pédagogiques, et laisse la caisse à… Judas ?, tout en ne loupant jamais une occasion de parler avec des métaphores puisées… dans l’argent, et l’intérêt ». A quoi faites-vous allusion? Ceci dit, que nous soyons autres que ce que nous croyons être, j’en suis bien convaincu. Dostoïevski est à lire pour connaître une étape de la pensée pré-freudienne, mais il me semble assez évident qu’une connaissance de l’inconscient lui aurait permis de faire d’un tel roman une fresque qui nous apprendrait davantage sur nous et nos contemporains. Bizarrement, dans l’idiot, la sexualité n’apparaît que dans les dernières pages, et ce, de manière très allusive, sous-jacente, non perceptible par un lecteur naïf (alors que bien sûr, on tourne autour pendant 900 pages…).

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    • Debra dit :

      Ahhh…la sexualité.
      Ce n’est pas parce qu’on en parle ouvertement et publiquement que nous avons progressé vers la liberté. Tiens, je viens de finir l’autobiographie de Sarah Bernhardt, « Ma double vie », et Sarah est une femme très libre. Pas libérée, non, libre. (Il est peut-être rare qu’une femme libérée soit libre…) Et dans plus de 600 pages elle ne parle pas de sexe, ni de sexualité. Même pas sous couvert de métaphores ! Et ça ne m’a pas manqué pour deux sous.
      Je dois dire aussi que malheureusement, dans l’ensemble, moi et mes contemporains m’ennuient prodigieusement. « Nous »… sommes beaucoup moins intéressants que nous le croyons. Nous sommes devenus très pauvres avec toute notre richesse. Un grand nombre d’entre nous, en tout cas.

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