1h28 avec Noam Chomsky

affichePas seulement avec Chomsky, bien sûr… mais aussi avec Gondry. Celui-ci ajoute sa patte, son graphisme, ses commentaires et aussi ses doutes, voire ses incompréhensions, tout cela pour ajouter une note plaisante, comme s’il s’agissait de mieux faire passer l’austérité du discours chomskyen. Ce film aurait ainsi deux partenaires : le discours et l’animation graphique. La plupart des critiques me semblent avoir surtout retenu le deuxième (j’ai même lu ceci : « le film a moins pour but de nous éclairer sur la pensée de Chomsky que sur les sources de la créativité de Gondry », dixit Marianne). Il faut reconnaître que la manière qu’a Gondry d’interviewer et de filmer est unique, et tient (presque) du coup de génie. Les interviews du grand linguiste sont innombrables sur le web, mais elles se font toujours de la même manière, la plus classique. On pose une question, Chomsky répond, l’interviewer s’efface, qu’il ait compris ou pas la réponse, on passe ensuite à la suivante. Le film de Gondry offre l’unique exemple où l’interviewer non seulement se montre mais ajoute ses mots, rature le texte, recommence s’il n’a pas compris, se demande s’il a réellement compris, avoue qu’il n’a pas compris, ou bien peste contre lui-même parce que son mauvais anglais ne lui a pas permis de formuler sa question adéquatement. Mauvais anglais qu’il ne cache pas d’ailleurs, et qui constitue la part la plus humoristique du film. Le spectateur qui, souvent, ne parle pas mieux anglais que Gondry, reste confondu devant tant d’audace : s’adresser à un intellectuel américain dans une langue si défectueuse… Il y éprouve du coup comme le sentiment d’une revanche (tant on peut subir d’humiliations à ne pas parler l’anglais de manière fluente, dans la communauté scientifique comme à l’extérieur). Tout cela ne va pas, bien sûr, sans une certaine complaisance, comme si le texte devait s’effacer sous le commentaire. Car enfin, la partie graphique et gondryenne n’est pas la principale (d’autant que les spaghettis colorés qui envahissent l’écran à intervalles réguliers finissent par fatiguer…) n’en déplaise aux thuriféraires du cinéaste.

titleLa partie principale, sur laquelle les divers critiques me semblent passer bien vite, ce sont les mots de Chomsky, l’exposé, pour une fois, de sa philosophie, ou plus exactement de sa contribution à la philosophie de l’esprit. On a souvent tendance à oublier que le linguiste est aussi philosophe et qu’il peut dialoguer d’égal à égal avec Quine, Searle ou Dennett. Dommage que ses propos dans ce film n’aient pas été plus repris et commentés… J’ai même parfois cru comprendre que certains trouvaient ça « banal », ou qu’ils restaient sur leur faim, alors que ce qu’il dit bouscule nombre d’idées reçues. Ainsi, tenez, par exemple, presque tout le monde vous dira que les symboles et les expressions que nous utilisons dans le langage désignent (ou « dénotent ») des entités du monde extérieur. Le nom « vache » renvoie ainsi à l’objet physique (pardon, un animal) « vache ». C’est un implicite communément admis : aucun manuel élémentaire qui parlerait du lien entre signifiant et signifié n’omettrait de représenter ce dernier par le dessin de l’animal communément appelé « vache »… Ainsi, « vache » réfère à des attributs physiques immédiatement repérables sur le dessin. Dans les livres de sémantique formelle, on partira de l’idée centrale qu’un nom commun est représenté par un ensemble (« vache » ? l’ensemble de toutes les vaches… « la vache du voisin » ? cet individu particulier qui se trouve sélectionné par le déterminant défini au moyen de « du voisin », parmi l’ensemble de toutes les vaches et ainsi de suite). Chomsky s’inscrit en faux contre cette idée, qui n’est pas plus « scientifique » ou « productive » que ne le fut pendant des siècles, avant l’arrivée de Galilée et de Newton, l’idée que les corps lourds tombaient ou que la vapeur s’élevait pour rejoindre simplement leur lieu naturel. C’est notre esprit (au sens d’esprit/cerveau, expression mixte souvent reprise par Chomsky pour insister sur son caractère éminemment biologique) qui projette ses objets et ses catégories sur le monde. Le lien entre nos mots et les réalités extérieures (qui n’en demeurent pas moins visées) ne peut s’établir qu’a posteriori, parce que quelque chose l’a déclenché, ce lien n’est jamais « donné ». Les mots ne sont jamais que l’expression d’aptitudes innées à différencier les concepts, dont notre esprit serait doté comme résultat de l’évolution. Les concepts se distinguent par des traits ou propriétés, dont on n’a même pas encore commencé de faire l’inventaire, tels que le fameux trait de « continuité psychique », qui perturbe Gondry au point qu’il à en fasse quelque chose de mystérieux, sorte de processus par lequel notre cerveau établirait ou rétablirait des connexions. Mais, et cela est révélateur du bruit introduit par le plasticien, Gondry est sur une fausse piste. Si nous opérons un retour au texte, nous verrons que Chomsky n’utilise cette expression que pour dire qu’il s’agit d’un trait affectant certains concepts, comme celui de personne ou d’animal, et que ce trait ne semble pas « appris ». Ainsi, pour l’enfant, dans un conte de fées qu’on lui lit, que la vache se transforme en chameau tout en demeurant elle-même est quelque chose de naturel. Les peuples totémiques sont également habitués à de telles transformations : l’homme continue à exister dans le totem. D’autres concepts, comme celui de rivière, fonctionnent un peu différemment. La rivière Charles, qui coule à proximité du MIT, reste elle-même sous des quantités de transformations : on peut détourner son cours, renouveler son eau… sauf évidemment si on solidifie son contenu de manière durable (en en faisant du verre par exemple), si on le recouvre d’une couche d’asphalte et si on fait rouler dessus des automobiles… Les transformations admissibles pour qu’on puisse toujours désigner un objet de la même manière ne dépendent alors pas de cet objet, de sa réalité physique, mais du système conceptuel avec lequel travaille notre cerveau. Et la sémantique devrait s’attacher à faire l’étude de ces transformations permises au lieu de se perdre dans des calculs (de valeurs de vérité) souvent dénués de signification, car le point de vue « externaliste », sur lequel se fondent la plupart des études formelles, induit, comme biais, l’apparition de problèmes insolubles (tel la question du vague… quand dit-on qu’un énoncé comme « Charles est chauve » dénote le vrai ?).

noam-chomsky-michel-gondry-is-the-man-who-is-tall-happyOr, quatre-vingt pour cent des linguistes continuent à ânonner la fable des connexions directes avec la réalité. Si cette fable était correcte, nous dit Chomsky, nous serions des « anges »… autrement dit nous n’aurions pas besoin d’un organe biologique pour en prendre connaissance. Notre esprit serait transparent.

A noter ceci, si je peux me permettre d’ajouter mon grain de sel : cette incarnation de l’esprit, c’est-à-dire son plongement dans l’univers régi par les lois de la physique et de la biochimie, n’est-elle pas justement de nature à permettre de comprendre comment nous parvenons à la connaissance ? A vrai dire, est-il encore question « d’accéder à la réalité » si nous y sommes déjà plongés ? La tradition positiviste a marqué sa surprise face au fait que nous serions capables, nous humains, par nos moyens de générer les mathématiques, de forger les outils qui nous permettent de comprendre la manière dont le monde physique fonctionne (cette surprise est connue sous le nom de « paradoxe de Wigner » : « the unreasonable effectiveness of mathematics in natural sciences »). Or, on commence à comprendre aujourd’hui que c’est parce que justement notre esprit subit les mêmes lois que celles de la physique qu’il est capable de les décrire. Lors du passionnant colloque de Petersbourg de fin avril, Klaus Mainzer, un physicien et épistémologue allemand de l’Université Technologique de Münich, montrait que les équations qui permettent de rendre compte du surgissement dans la matière des « patterns » qui, par la suite, donneront les structures de l’univers sont les mêmes que celles qui rendent compte de la reconnaissance de ces mêmes « patterns » par notre esprit, rendant sans objet l’étonnement de Wigner.

Finalement, Chomsky nous apporte une autre vision sur le fonctionnement de l’esprit, persuadé qu’il est – sans doute à juste titre – que si nous voulons comprendre comment cela fonctionne, nous sommes mieux avisés d’aller y voir du côté d’une « science naturelle » que de la philosophie classique. Si le spectateur moyen de ce film dépasse le stade de la fascination opérée par l’animation gondryenne, il aura accès à quelques clés importantes pour aborder la question du langage et de l’esprit. Mais ceci est une condition forte… et suppose que ledit spectateur adopte une position radicalement différente de celle offerte par maints critiques de ce film, ceux pour qui, par exemple, « distorsions du sens et erreurs de compréhension font naître des images infiniment plus riches que la pauvreté de l’exactitude » (encore dixit Marianne). La pauvreté de l’exactitude… pour le moins une formule malheureuse… Attention que la recherche d’une beauté graphique n’ait pas pour résultat l’introduction d’un bruit nuisible à la compréhension du discours…

(billet modifié le 21 mai)

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2 commentaires pour 1h28 avec Noam Chomsky

  1. L’alliance entre Gondry et Chomsky m’a rebuté… mais il faut sans doute – si je comprends bien – dépasser ce préjugé (au fait, le philosophe parle un peu de politique ou pas du tout ?).

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    • alainlecomte dit :

      Il parle un peu de politique, a propos de la France, et de l’expulsion des roms sous Sarkozy. Il dit que c’est bien la peine d’avoir des lois pour punir les négationnistes si c’est pour reproduire les attitudes envers les Juifs dans le traitement qu’on réserve aux roms…

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