Encore lire et écrire, et vivre, et voir

marguerite-duras-2_604713Après ces intermèdes politiques, revenons un peu à l’écriture, à l’histoire de ce qui s’écrit, qu’on nomme parfois littérature. On fête les cent ans qu’aurait eu Marguerite Duras, voilà qui ne peut laisser indifférent. Qui ne peut qu’inciter à la relire, j’ai recommencé l’autre jour Le Ravissement de Lol V. Stein. Ce que j’aime le plus dans cette prose c’est la manière dont elle objective, rend visibles les scènes qui se déroulent autour du narrateur. Celui-ci, le narrateur, regarde. Il est regard. Pas étonnant que les récits de Marguerite puissent aussi aisément donner lieu à des films. Elle raconte. D’une voix sèche, neutre, que l’on entendrait par-dessus la rumeur de la mer, le tumulte des vagues. Bientôt, nous retournerons, C. et moi, à l’Ile d’Ouessant, là nous vérifierons ensemble cette façon dont l’écho de l’océan peut se mêler à la voix de Marguerite. Nous prendrons ses deux volumes d’œuvres complètes dans la Pléïade (en attendant que la suite annoncée ne sorte). Avant cela, j’aurai lu « Ecrire » qui est l’avant dernier texte signé par elle à avoir été publié. C’était en 1993. C’est là qu’elle raconte l’histoire de l’aviateur anglais, mort au dernier jour de la guerre, dans un village qui s’appelle Vauville. C’est la première partie de ce livre dont le titre donne l’intitulé de l’ensemble, elle y parle beaucoup de sa maison de Neauphle. Elle décrit aussi la mort d’une mouche et elle y mêle sa réflexion sur l’écriture. Elle pense qu’autour de nous, tout écrit et que c’est cela qu’il faut arriver à percevoir. On écrit sans y penser. Même la mort d’une mouche est motif à écrire, d’autant que dans cet évènement infime, se loge l’infini de la mort, ce qui nous incline à voir que tout l’univers, toute la vie, peuvent se tenir en un point de l’espace et du temps, lequel en une fraction de seconde tout à coup se fait un concentré de ce que nous pouvons ressentir. Alain Vircondelet, qui fut son biographe, vient de sortir un petit livre de souvenirs aux éditions « Mille et une nuits », il y évoque sa première rencontre avec la romancière, en 1969, quand, étudiant, il se décide à faire son mémoire de maîtrise sur elle, à une époque où l’Université la fuit comme si elle n’était pas convenable. Elle le reçoit, il est illuminé, fera son mémoire qui, ensuite, paraîtra en livre chez Seghers, mais, craignant son emprise, la fuit à son tour, pendant de longues années. Les autres textes évoquent plutôt la période de la fin. Elle écrit toujours mais sa prose est comme trouée, il me semble qu’elle ressemble à ces toiles d’araignée schizophrène qui oublient d’accorder leurs fils en certains endroits… Vircondelet situe l’apogée de la prose durassienne dans « L’amant » et illustre son propos d’une phrase, effectivement très belle, elle parle du grand salon du paquebot qui traverse l’océan, où éclate une valse de Chopin : « Il n’y avait pas – dit-elle – un souffle de vent et la musique s’était répandue partout dans le paquebot noir, comme une injonction du ciel dont on ne savait pas à quoi elle avait trait, comme un ordre de Dieu dont on ignorait la teneur ». Dans nos essais d’écrire, tous autant que nous soyons, puisque je pense que nous sommes nombreux à tenter d’écrire, qu’il s’agisse de poèmes cachés, d’amorces misérables de romans ou qu’il s’agisse de blogs, nous nous disons quand nous rencontrons ce genre de phrase sous la plume d’un(e) autre que nous n’aurions pas eu cette idée, que nous n’aurons peut-être jamais d’idée semblable, ce qui ne doit pas évidemment nous inciter à renoncer. Dans « Ecrire », vers la fin, Duras dit : « Ecrire c’est tenter de savoir ce qu’on écrirait si on écrivait ».

ouessant1-jmg-le-clezio_316040A Ouessant, nous n’emporterons pas que Duras. Le Clézio, en parlant de vagues, vient justement de publier « Tempête » dont j’ai lu quelques pages. Lui aussi apporte au Verbe ses brassées de festivités. Lui accompagne ses personnages au plus près, dans le respect muet que l’on doit à la beauté de certains êtres. Dans la première nouvelle, qui se passe sur une île perdue du côté de la Corée du Sud, il suit les pas d’une pré-adolescente qui accompagne sa mère dans les flots à la recherche de coquillages, surtout des ormeaux, car c’est une île où les femmes vivent de ça, au péril de leur vie, de la cueillette des coquillages. Je ne sais pas « s’il se fait » de rapprocher Duras de Le Clézio, je ne sais pas si un jour ces deux-là se sont rencontrés, et s’ils se sont rencontrés, ce qu’ils ont bien pu se dire, ils n’ont pas la même voix, le même rythme, ce qu’on appelle le même « style » et pourtant on ressent en eux le même commandement à écrire, indépendamment de toute pression extérieure, de toute incitation à se plier à une mode ou à une « tendance actuelle », Duras dans son approfondissement de la présence de la mort et de son écriture conçue comme manière de la faire reculer, toujours plus, et Le Clézio dans son désir insatiable d’embrasser le monde, les continents et les îles, tous deux se rencontrant dans la part des océans.

Le week-end que nous venons de passer s’est fait en partie à bicyclette, (nous avons des Audacio, belles mécaniques légères comme des plumes mais que le mistral affronté de côté à tendance à emporter, quand il se prend dans les rayons), sur les routes de la Drôme, du côté de Grignan, et en partie dans les villages : Chantemerle, Clansayes, Roussas, Valaurie, La Garde Adhémar, villages en forme de conques, enceints de murailles et couronnés de donjons, à proximité d’églises romanes dont les cloches tintent à midi pour rappeler les promeneurs à pas lents qui sont souvent à deux, et se montrent les endroits où ils aimeraient vivre, entre deux glycines et des volets violets. En roulant sur la D56, ô surprise, une affiche nous apprenait le samedi que la salle des fêtes de Chantemerle les Grignan allait accueillir le soir même Las Hermanas Caronni, et à l’heure dite, nous étions au concert, émus d’entendre ces deux voix magnifiques, qu’elles accompagnent elles-mêmes de leurs talents à la clarinette et au violoncelle… Quand celle des deux qui est Laura commence à chanter, c’est comme un déchirement tellement ça vient de loin en elle, tellement ça vibre en accord avec le violoncelle. (Elles chantent des milongas, des tangos et comme elles ont voyagé, elles savent mêler à leurs rythmes argentins des musiques d’ailleurs, Algérie, Chine ou Réunion).

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Parcourir enfin la subtile BD écrite par Joseph Lambert sur Ann Sullivan et Helen Keller me faisait aujourd’hui sentir toute la joie que nous éprouvons à vivre, sentir et percevoir. Une joie que nous pourrions ignorer tant ces mouvements de l’âme et du corps nous semblent naturels, ce que nous avons bien tort de croire, car ceux qui en sont privés par accident ou maladie montrent par leur acharnement à les compenser, voire à les atteindre, combien ils sont précieux, et pas « donnés » du tout, mais au contraire construits, résultats d’équilibrations et de dosages complexes. Plus que la vie encore, le sentir et le voir sont miraculeux.

 

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4 commentaires pour Encore lire et écrire, et vivre, et voir

  1. Belle réflexion sur Duras et Le Clézio et plus encore.

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  2. alainlecomte dit :

    Hasselmann décidément plus rapide que son ombre… 🙂

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  3. Guy Chassigneux dit :

    Soupeser les mots en écrivant et en lisant, tu donnes aussi au lecteur le plaisir élémentaire de suspendre le temps, de l’écouter. Présentement, j’admire ceux qui font le tri dans les livres et reviennent sans cesse à des auteurs essentiels en faisant partager leurs découvertes. Je m’en veux de me laisser enfouir sous les magazines qui essaient de traiter du politique qui ne se dissocie pas du reste ( « tout est politique »), à mon sens – même s’il est fourbu – du domaine de ces mots à apprivoiser, à mirer, pour y trouver de quoi espérer ou débusquer des arnaques.
    Bon dimanche. Maylis de Kérangal, quel nom littéraire, vient à la maison du tourisme à 11h.

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  4. @ alainlecomte : ta réflexion sur Duras (et donc l’écriture inséparable) m’a fait repenser à un petit article que j’avais écrit sur Moderato cantabile (déjà plus de six ans !).
    Le temps est… « forcément » durassien !

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