Voilà. Je n’ai pas dit ça avant. Mais je le dis : je pars pour Saint Petersbourg. C’est mon baptême de la Russie. Aussi incroyable que cela puisse paraître, je n’y suis jamais allé avant. Même sous l’empire des soviétiques. Même quand Saint-Petersbourg s’appelait Leningrad. Jamais foulé le sol russe. Et bien il fallait que ça arrive un jour. C’est demain. Autant dire aujourd’hui. Chez moi, les voyages commencent toujours par des livres. Je ne peux pas m’en passer. Ce sont mes tranquillisants. Parfois mes euphorisants. C’est Rushdie (« le dernier soupir du Maure ») qui me fit lever de ma chaise pour aller sans attendre respirer l’odeur des épices, du poivre surtout, mais aussi de la cardamome, là-bas, du côté de Cochin. Cette fois, ce n’est pas un auteur particulier qui me pousse à prendre l’avion d’Air France tôt ce lundi de Pâques, non, c’est juste un de ces foutus colloques contre lesquels je pestais dans mon dernier billet, mais en ce cas, la littérature viendra comme calmant, récit de transition, aménagement d’un no man’s land imaginaire entre deux réalités, celle d’avant le départ et celle de l’arrivée. Ou de sas salutaire comme vous voulez, car j’ai toujours besoin de transition, j’ai du mal à « m’arracher » de là où je suis, de ceux et celle qui m’entourent, de leur amour surtout, pour aller là où je ne suis pas, et eux non plus. En l’occurrence, c’est évidemment… Dostoïevski (pas original) et encore plus précisément « L’Idiot » qui me servent de tampon. Car chez lui, tout se passe à Lenin- euh pardon Petersburg, puisque l’histoire commence lorsque le train qui vient de Varsovie entre en gare de Petersburg avant que le prince Mychkine et Rogojine ne se séparent, le premier s’orientant vers la Liteïnaïa et le second vers le Voznessenski.
Comme cela serait bien d’arriver à Petersburg (désormais j’oublierai le « saint », trop long à écrire) par le train, après un voyage éreintant qui vous aurait fait passer par Berlin et la petite ville de Eydtkühnen à la frontière – mais est-ce toujours à la frontière ? Elles ont tellement changé depuis, avec toutes ces guerres, ces déplacements de population, ces infamies.
****
Je suis donc parti ce matin, j’ai pris l’avion, un vol de rien du tout, juste trois heures quinze, et me suis retrouvé à Poulkovo, le nom de l’aéroport, aéroport récemment sorti de terre, de verre et d’acier comme sont maintenant tous les aéroports que l’on fait dans le monde. Dès le débarquement à commencé pour moi l’obsédant travail – ça non plus, je ne peux pas m’en empêcher – de déchiffrage. Je me suis mis dans la tête les « ou », les « ia », les « ch », les « chtch », les « nié » et je me plante devant chaque suite de lettres, et la machine à décrypter part. C’était drôle tout à l’heure de découvrir qu’était écrit sur la carte « cheese cake » et même « New York cheese cake » ( !).
Dans l’aérogare m’attendait un très jeune chauffeur de taxi, commandé par l’organisation du colloque pour me cueillir, « student ? », « no, I am just your driver ». Ah bon, mais étudiant quand même à l’université de technologie, me dit-il, travaillant à ses heures pour payer ses études… Et nous sommes partis sur les grands espaces. Il roulait très vite, sur des avenues à deux fois quatre voies, bordées de blocs d’immeubles séparés par des carrés d’herbe desséchée. Tout à coup je vis deux petites églises, l’une rose, l’autre bleue, surmontées de bulbes : on était bien en Russie. Puis l’habitat se densifiait, une place monumentale nous ouvrait les bras, c’était paraît-il la place de la Victoire, marquée par un obélisque et des statues de héros guerriers enveloppés dans leurs drapeaux. A droite immeuble géant à l’enseigne de la faucille et du marteau et juste devant… « Lénine ? ». « Da, Lenin», et l’immeuble c’est quoi ? c’était quoi ? « euh, comment on dit… la maison des gens comme Lénine », « ah bon, le siège du Parti Communiste, alors ? ». Oui ce devait être cela, aujourd’hui immeuble universitaire, avec bibliothèque etc. On ne dit même plus aujourd’hui « les communistes », on dit juste « les gens comme Lénine ». Nous étions maintenant dans le centre de cette ville, croisant des bulbes d’or étincelant, des flèches délicates dans le ciel très bleu d’un après-midi d’avril, des façades crémeuses et pastel… Un scoop : les Russes se promenant dans la rue nous ressemblaient étrangement… Fontanka, Sadovaïa, croisement avec Nevski Prospekt… l’avenue la plus célèbre aperçue rapidement, façades ocres, on devine de beaux magasins comme dans toutes les grandes villes du monde mais ils sont un peu cachés, sur la réserve, pas de brillant comme au long des rues parisiennes. Jardins d’été un peu gris, immeubles casernes le long de la Kamennoostrovski Prospekt jusqu’à mon hôtel dans l’île de Petrograd.
immeuble et jardins dans le quartier de Petrogradskaïa
Plus tard, j’irai à pieds, modeste promenade, jusqu’au quai Pesochnaïa, traversant le pont vers l’île Kamenni et là, reposant un peu mes pieds endoloris par des chaussures trop rigides (ah, ces chaussures neuves que j’ai prises pour faire élégant…), je m’allongerai sur l’herbe de la rive, regardant passer les avironneurs sur la petite Neva et, en contrebas de la berge, de vieux pêcheurs à la ligne, des gens promenant leur chien et des adolescents se tenant par la main et s’emportant par instant dans d’impulsives étreintes. Je me dirai que lorsqu’on erre ainsi, sans plan prédéterminé, au gré des pas, seulement guidé par un là-bas qui paraît plus lumineux, on perçoit un aspect des villes qui n’est plus celui des guides, mais celui où les gens vivent, avec les enfants que l’on promène au parc vers les jeux (beaucoup de poussettes en ce beau jour, probablement férié ici aussi), les vieilles qui claudiquent vers un banc et les hommes qui reviennent du magasin « Gastronom » avec des paniers chargés, où les murs sont sales et les bords de trottoirs jalonnés d’épaves rouillées et mortes de voitures abandonnées, vieilles Moskvitch d’autrefois, peintes en vert ou en bleu, aux vitres cassées, poussière gluante accumulée sans que jamais personne n’ait eu la volonté de ou n’ait été payé pour les évacuer loin d’ici comme cela aurait été le cas dans nos villes proprettes. On pourrait n’avoir qu’une vue extérieure et se dire qu’après tout, ce n’est que cela, une ville, la misère aussi, les vitres trouées des logements abandonnés, la saleté des trottoirs, les arrière-cours en friche mais on éprouve assez vite ce sentiment poignant que ce sont là maisons, rues, appartements qui ont connu bien plus que cette misère, au temps d’un siège qui emporta sept cent mille morts, puis derrière ces façades grises des immeubles reconstruits après la guerre, l’implacable terreur de la répression stalinienne s’abattant, tout cela s’étant produit du temps où la ville s’appelait Leningrad, et ô comme j’aimerais à ce moment-là qu’elle continue à s’appeler ainsi, pour que se perpétue le souvenir de ces heures où il fallut à ses habitants montrer un si indicible courage.
Léningrad ne saurait laisser de pierre… Bon colloque !
J’aimeJ’aime