Un très court livre de Christa Wolf

liv-4649couv_m-augustUn très court livre de Christa Wolf. Qu’elle a écrit au début de l’été 2011. Elle devait mourir le 1er décembre de la même année. Ce livre, elle l’a écrit pour son mari Gerhard à l’occasion de leurs, de leurs : soixante ans de mariage. On est toujours bouleversé de lire un livre qui parle de la jeunesse d’un auteur, voire de son enfance, quand on sait que cet auteur n’est plus, on est mis en face de ce dilemme qui consiste à voir la personne sous les yeux de l’espérance (toute la vie devant soi !) et à en même temps se heurter à la réalité de sa disparition, et avec elle de cette espérance. Christa Wolf s’est toujours fait une spécialité de la description de l’enfance. Déjà « Trame d’enfance », qu’elle écrivit dans le milieu des années soixante-dix, alors que la RDA existait encore et qu’elle en était une citoyenne, et même une écrivaine très reconnue, ayant sa position officielle. « Trame d’enfance », publié en 1976, paru en français en 1987, commence par ces mots :

Le passé n’est pas mort, il n’est même pas passé. Nous nous coupons de lui et feignons d’être étrangers.

Ce roman, assez long (630 pages en Folio, n°2255) tisse au moins trois fils qui se nouent se croisent, se recroisent ou s’éloignent : le fil du présent, d’abord, c’est un voyage au cours de l’été 1971, où un membre de la famille (Christa elle-même ? son frère ? son mari ?) a proposé que l’on retourne sur les lieux qui virent se dérouler l’enfance de l’auteure, la ville de L. (à vrai dire Landsberg, devenue après la guerre et son rattachement à la Pologne Golsow-Wielkoposki), le fil du passé ensuite, qui resurgit inévitablement des moindres pavés, des cours, des fenêtres de ces immeubles habités désormais par d’autres gens, qui parlent une autre langue, ont des préoccupations différentes de celles qui agitaient le cœur et le cerveau de membres a priori paisibles de la classe moyenne allemande en ces années trente puis quarante qui ne mesuraient pas toujours l’ampleur du désastre qu’allait leur apporter le hideux homme à la moustache. Pourtant… « le NSDAP compte un million et demi de membres. Le camp de concentration de Dachau, dont la mise en service le 21 mars 1933 fut dûment annoncée dans le « General Anzeiger » ne possède qu’une capacité de 5000 places. Cinq mille individus refusant le travail, dangereux pour la société et peu sûrs politiquement. Ceux qui plus tard ont prétendu n’avoir rien su au sujet des camps de concentration ont totalement oublié que leur mise en service a été annoncée par les journaux. (Soupçon troublant : ils l’ont en effet totalement oublié. Guerre totale. Amnésie totale.) » (p. 69). Et le troisième fil, donc, est une réflexion sur la mémoire, et sur l’oubli. De ce point de vue, il y a comme une correspondance avec l’œuvre proustienne : rarement hormis chez l’auteur de « La Recherche », on aura mis autant de soin et d’acuité à analyser le processus de la mémoire, qui n’est pas seulement le rappel mécanique d’images mais un travail de déformation perpétuel qui rend inséparables les émotions d’aujourd’hui et celles qu’on croit pouvoir attribuer à un « hier » lointain. Nos rêves d’ailleurs ne sont-ils pas la trace de cette re-création continue du passé ?

Revenant à cette dernière œuvre de Christa Wolf, on voit qu’elle suit cette exploration du passé, ou plutôt de la notion de « passé » (puisque le « passé » est loin d’être un donné irréductible). Le personnage auquel elle s’attache, un petit « August », apparaît bel et bien dans les dernières pages de « Trame d’enfance ». Celle qui est devenue depuis écrivaine, fut malade dans les années quarante-six, quarante-sept, et hébergée un temps dans un établissement hospitalier, autrefois un château, qui recueillait les tuberculeux. Faisant partie des moins atteintes et « guérissables », elle était surtout employée à apporter du réconfort aux plus démunis, ceux qu’un jour, d’un revers de main, on déclarait perdus, à qui on ne faisait même plus le pneumo-thorax qui permettait de respirer, et à apporter du réconfort aussi aux enfants. Elle avait dix-sept ans. Le petit August s’était attaché à ses basques, éperdument amoureux. Un peu simplet, devenu ensuite chauffeur de car, marié sans enfant, habitant un HLM de Berlin, Christa a su tout cela par des lettres qu’il a écrites avec une grâce touchante et beaucoup de naïveté, qu’il signait « ton homme chéri ». A la fin de sa vie, Christa Wolf écrit ce court récit, paraît-il, d’une seule traite. La brièveté du texte en accentue, bien sûr, la charge poétique et émotionnelle. « Pourquoi Christa est-elle revenue sur ces évènements précisément à ce moment ? J’ai du mal à le dire. C’était son secret » dit son mari Gerhard en postface. Que sait-on d’une personne ? Qu’il  existe un instant de sa naissance et un instant de sa mort, que la première partie de sa vie, subjectivement longue, est celle qu’on appelle l’enfance. Mais comme le dit Christa : « peut-être que la richesse de l’enfance, que chacun ressent, résulte du fait que nous ne cessons d’enrichir cette période de la vie par la réflexion que nous lui consacrons ?» (Trame d’enfance, ed. Folio, p. 50).

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3 commentaires pour Un très court livre de Christa Wolf

  1. @ alainlecomte : avec une très longue analyse 🙂

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  2. en 214B dit :

    magnifique dernière citation. A méditer… comme l’ensemble d’ailleurs. Un tout qui me renvoie à un autre désir de lecture, ce livre retourné d’André Gortz dans le Désordre http://www.desordre.net/bloc/ursula/2014/images/photos/premiere-derniere/index.htm Lettre à D.

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  3. Debra dit :

    Très belle critique, et très intéressante. Merci.

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