Condition ouvrière

b68ece222f64c88f2ff350f6d4a51e54On connaît maintenant ces petits fascicules édités au Seuil dans une collection dirigée par Pierre Rosanvallon (voir le site raconter la vie) : il s’agit de faire connaître aux lecteurs de tous bords et de tous âges des destins individuels, qui ne sont en général pas les leurs, ceux d’autres personnes, qui ont une activité autre que la leur, ce sont des coups de sonde dans la société française, déclenchés par ce sentiment profond qu’aujourd’hui on ne connaît rien des autres. On en parle mais au nom d’une connaissance par ouï dire, ou bien même au nom d’une connaissance ancienne. Ainsi que sait un professeur de mon espèce d’un ouvrier d’aujourd’hui ? il aura entendu parler des ouvriers aux temps de mai 68, avec un peu de chance côtoyé certains, aura entendu son père parler des ouvriers, du monde ouvrier, de ce qu’il était en 1950, en 1960 ou un peu plus, il aura l’impression de connaître un peu la question parce qu’il aura lu Marx. Il aura vu des films. Il aura vu « la fin de la grève aux usines Wonder », un film qui l’aura bigrement impressionné car il montrait ce que c’est les conditions de vie ouvrière, la révolte des ouvriers et des ouvrières, celles qui ne veulent pas « rentrer » après la grève.

1792(photo du film « La reprise du travail aux usines Wonder »)

Wonder, c’est sale, répugnant. Il faut courber l’échine sous les ordres des petits chefs. Et puis c’est à peu près tout. On a dit « la classe ouvrière n’existe plus », il n’y a plus d’ouvriers. Parce que presque toutes les usines ont fermé. Mais c’est oublier qu’on peut être ouvrier autrement qu’à l’usine, et puis aussi que quand bien même beaucoup auraient fermé, il en reste encore.  Rien qu’à Grenoble, il y a encore une grosse usine Caterpillar, où travaille le père de ma petite fille.

article_photo_1238569331559-1-0On y fait les trois huit, comme autrefois. On y travaille la nuit. On y fait la grève parfois. On y a même séquestré des patrons il y a quelques temps. Donc voilà ce qu’on sait, c’est vu de loin. Pour en savoir plus, il faut donc qu’il y ait des gens qui donnent la parole à de jeunes ouvriers d’aujourd’hui. Merci Pierre Rosanvallon. Je viens de lire le petit livre qui raconte la vie d’Anthony. C’est un gars qui a  27 ans aujourd’hui. Il a quitté le lycée à 16 ans, en plein milieu de la seconde, car il n’en pouvait plus de ce système. Il faut comprendre. On l’avait fait passer en seconde générale en lui montrant cela probablement comme un cadeau, une chance, alors que lui, il était déjà conscient que dans le fond, dans une seconde « pro » il s’en serait mieux sorti, mais non, on l’a mis en seconde générale, alors ce fut l’enfer, le décrochage complet. Le lycée, le collège ne sont pas toujours bien faits pour les jeunes. Nous autres, enseignants, devons comprendre qu’on s’y ennuie. On s’y ennuie parce que les maths y sont mal enseignées, parce que les textes à lire ne sont pas intéressants, qu’ils ne le sont pas d’ailleurs surtout quand les profs s’imaginent qu’il vaut mieux donner à lire des textes « utiles ». C’est piquant de voir qu’à un moment de sa formation, où on veut le remettre « aux études », dans le cadre d’une formation en alternance pour obtenir un bac pro, la seule chose qu’il apprécie c’est un cours sur l’imaginaire et la poésie .  Bref, à seize ans, que peut-on faire, sans diplôme, sans rien ? Des petits boulots, dont on a vite fait le tour : serveur dans un bar de nuit un peu louche, où l’on travaille au black, un CDD chez Decathlon, distribuer « 20 minutes » à la sortie du métro… et puis des formations. Cariste, par exemple, c’est le terme employé pour désigner les ouvriers des entrepôts qui lèvent et transportent de grosses charges au moyen d’engins élévateurs variés, il en est de simples qui ne demandent guère de qualifications et d’autres plus complexes, qui nécessitent le CACES niveau 5. Avec ça, vous disent les conseillers de Pôle Emploi, vous êtes assurés de trouver… Pas sûr. Ou alors, vous trouvez mais c’est dans des conditions déplorables, en dessous de vos qualifications, avec un petit chef qui crie après vous et vous empêche même de communiquer avec les autres, lever des charges oui, mais sans les élévateurs, à la force du dos qui ploie, se fatigue et se rompt. Quand on a vingt ans aujourd’hui on n’accepte pas l’esclavage et on apprend en lisant ce livre que si bien des jeunes préfèrent encore les CDD aux CDI (qui pourtant sont présentés par les agences d’emploi comme la panacée) c’est qu’au moins, avec les premiers… on peut se casser sans rien perdre. L’enquête que « le Monde » publiait hier et dont la radio fait ce matin ses choux gras disait que les jeunes se sentent particulièrement méprisés et au ban de la société. A la radio (« France inter ») ne sort qu’une chose : 61% des jeunes seraient prêts à participer à un vaste mouvement de révolte s’il s’en présentait un dans les mois qui viennent. Comment les sociologues le « savent »-ils ? Evidemment qu’en posant la question « seriez-vous prêts à », la réponse sera : « oui » ! Ce qui est étonnant dans cette enquête, c’est que le chiffre ne soit pas de 100%…

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5 commentaires pour Condition ouvrière

  1. Petit film-choc que l’on a tous vu…
    Ce qui est curieux c’est le lapsus dans le générique explicatif : « Des éléments négatifs… »

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    • alainlecomte dit :

      en effet! je n’avais pas remarqué! (« récemment, des éléments négatifs ont été retrouvés… » pour dire simplement que ce sont des « négatifs photographiques » qui ont été retrouvés…)

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  2. louise blau dit :

    hier, il m’arriva de sortir de mon cocon au jardin des plantes de Rouen, en pleine « rive gauche ». Jour de vacances scolaires, plein d’enfants et de parents, de ceux qui ne partent pas au ski. Et qui s’offrent quelques loisirs gratuits en poussant leurs enfants sur des balançoires. La rive gauche ici, c’est le lieu de l’industrie, des usines qui ferment, des entrepôts SNCF. Je pensai ai alors à votre article. Il y a la révolte, et il y a aussi les familles, et le quotidien de la vie.

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  3. Debra dit :

    Il y a quelque temps j’ai eu envie de quitter mon cocon. Un peu.
    Pas la grande aventure de tout larguer, non, l’aventure un peu plus.. raisonnable ? sûre ? de faire du stop sur l’agglo de Grenoble.
    C’est l’alternatif de lire des écrits des autres (pas qu’ils sont mauvais, les écrits des autres…).
    La discussion de salon est devenue une épidémie en Occident.
    Mais il faut voir que la discussion de salon peut avoir lieu… dans des petits apparts chicos dans le seizième arrondissement, ou dans les petits apparts moins chicos des banlieues alentour.
    La discussion de salon reste la discussion de salon : une exercice où Monsieur et Madame Tout le Monde s’exprime sur les.. images que la société leur renvoie des… autres qu’ils ne fréquentent pas en chair et en os, parce qu’il leur manque les occasions de les fréquenter, par exemple. Ou… il leur manque le désir ? la curiosité ? de les fréquenter aussi. A croire que la Révolution Française a produit bien.. moins que nous voudrions bien.. croire.
    Où est la mixité sociale depuis qu’on est derrière nos écrans ? Peut-être qu’il existe un peu, mais je n’aime pas les discussions sans corps du tout.
    Ce que je trouve assez dramatique, c’est la… foi que nous avons dans la magie du diplôme, et le lieu qui produit le diplôme.
    On a la foi qu’on peut, je trouve.
    Tous les jours je vois davantage de preuves du fait que quand on jette Dieu par la porte, il revient incognito par la fenêtre…
    Pour la révolte… je commence à vieillir… croire que cette société offre plus de possibilités à ses vieux qu’à ses jeunes est un grand leurre.
    Il y a eu un homme qui avait compris que la grande révolution à faire était dans l’âme et le coeur de chaque homme, et chaque femme, et que c’était le lieu le plus difficile à changer, à toucher. Que la liberté serait toujours une question entre soi et soi, en fin de compte, qu’elle ne pourrait jamais être que relative, comme tout le reste, d’ailleurs.
    Qu’est-ce qu’on a fait de celui-là ?
    On a voulu l’embrigader pour faire la révolution, et on l’a crucifié de dépit quand « on… » s’est rendu compte que la révolte ne l’intéressait pas.
    Piquant.

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  4. rose dit :

    Piquant, paliure…

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