Un livre m’a accompagné depuis quarante ans, que j’ai pris et repris régulièrement pour tâcher d’en percer le sens, un livre particulièrement difficile, jeté comme une pierre précieuse énigmatique dans le champ de la pensée, ce livre, c’est « Sur la logique et la théorie de la science », de Jean Cavaillès. Je le lisais déjà, en vacances, sur la terrasse d’une maison de Grignan en juillet 1970. Ce livre est forcément difficile parce qu’allusif. Pensez : le philosophe l’a écrit dans la hâte avant d’être fusillé par les nazis, il y a tout juste 70 ans (le 17 février 1944). Il n’avait pas de temps à perdre en de vaines explications : au lecteur de remplir les ellipses. Un tel livre exigeait une haute culture philosophique au moment où je l’abordais, que je n’avais pas… l’ai-je seulement acquise depuis ? Heureusement, vient de paraître cet admirable petit livre de Hourya Benis Sinaceur, sobrement intitulé « Cavaillès » aux éditions des Belles Lettres. Ce livre est miraculeux car on peut dire qu’il s’adresse à tout le monde, et pas seulement à un lectorat philosophe professionnel. L’épistémologue distinguée qu’est Hourya Sinaceur (autrefois élève de Jean-Toussaint Desanti, et qui doit beaucoup à Georges Canguilhem) ne néglige pas de reprendre tout depuis le début. Et d’abord elle commence par Spinoza, la grande référence pour Cavaillès, même si, en le lisant en béotien, on ne s’en rend pas toujours compte – bien sûr, il faut avoir lu Spinoza avant… mais il n’est jamais trop tard – et tout à coup, grâce à cette référence, tout s’éclaire.
L’objectif de Cavaillès était de « comprendre les mathématiques » (et je n’en avais pas d’autre quand j’ai commencé à le lire) au sens très fort du mot « comprendre », qui est de saisir les objets et leur dynamique depuis l’intérieur. Dans une interview donnée à France-Culture, Hourya Sinaceur explique très bien qu’il ne s’agit pas de comprendre les mathématiques à partir d’un sujet individuel, sujet psychologique, ni même d’un Sujet transcendantal à la manière kantienne car il n’y a pas un sujet qui perçoit les essences, mais plutôt un rapport inversé : l’existence d’objets idéaux qui contraignent la pensée à se faire telle qu’elle se fait. C’est pour cela que Cavaillès est connu comme le tenant d’une « Philosophie du Concept ». Mais cela n’est pas à confondre non plus avec une philosophie des essences éternelles, entités platoniciennes qui attendraient de tout temps que la pensée humaine vienne les explorer (à la manière de continents géographiques). Le point sensible de la pensée de Cavaillès est qu’il introduit l’historicité dans le Concept. Il y a des lignes de nécessité dans ces objets idéaux qui ont une naissance, une vie, une dynamique (peut-être une mort). Et c’est en s’alignant sur ces trajectoires que la pensée en vient à « comprendre », peut-être se comprendre, en tout cas se saisir.
Cavaillès est spinoziste en ce qu’il ne sépare pas les domaines de la vie de l’esprit, qu’il s’agisse de science, de philosophie, voire de religion : tous exigent la rigueur, entendue comme une prise en compte des liens de nécessité qui relient entre eux leurs objets. J’y ajouterai bien sûr l’art et la poésie. En art, ces merveilleuses toiles de Poliakoff, vues il y a peu au MAM de Paris en donnent parfaitement l’exemple : il y a sentiment de cette nécessité qui naît lorsqu’on les regarde, une impression de certitude qu’il ne pourrait pas en être autrement. En poésie, c’est la même chose mais en encore plus mystérieux : on ne sait pas dire à quoi tient le fait qu’un poème risquerait de s’effondrer à en supprimer un mot, ou à en altérer le rythme.
Chez Cavaillès, il résulte de cet esprit une non-séparation de la logique et de l’éthique : c’est au nom de valeurs éthiques qui vont de pair avec les exigences dans le domaine de la vérité que Cavaillès s’engage comme résistant. Car ce sont là pour lui des nécessités internes semblables.
Autre apport décisif : le lien entre l’action et la pensée, voire entre le geste et la pensée. D’où ces formulations qui tranchent avec une conception purement intellectualiste des mathématiques, lorsque Cavaillès dit par exemple : « Tout sens posant est en même temps sens posé d’un autre ». Lorsque je réfléchis en mathématiques, ou lorsque j’écris un poème (c’est tout comme), je suis confronté à des choix que je résous chaque fois par un acte. Cet acte était libre au commencement, puis c’est a posteriori qu’il fait ou ne fait pas sens, qu’il s’intègre ou non. Je peux revenir en arrière, ou bien reconnaître dans les meilleurs cas que je suis tout simplement en train de faire ou d’écrire autre chose, une autre théorie ou un autre poème, ainsi le mathématicien intuitionniste pose-t-il une série d’actes distincte de ce que pourrait faire le formaliste, ou bien le logicien (A. Robinson) pose-t-il une nouvelle manière de faire de l’analyse mathématique en fondant sur des bases solides et entièrement nouvelles la notion « d’infiniment petit » (dans l’Analyse non-standard) : il nie pour cela un axiome classique (dit « d’Archimède »), mais sa négation est acte. J’ai dit « je » dans tout ce paragraphe, mais ce n’était que par commodité. Plutôt que « lorsque je réfléchis en mathématiques », je devrais dire : « lorsque les mathématiques se réfléchissent en moi », faisant ici de ce « moi » non pas un agent, un sujet maître d’un processus, mais finalement un réceptacle comme un autre, indifférencié par rapport à un autre, entraîné par le mouvement des objets. La pensée la plus pure, bizarrement, devient processus sans sujet, mais préalable au sujet, avant lui, donc plus concrète que lui. Le mathématicien qui travaille éprouve cette concrétude, qui vient de la force de résistance des choses qu’il thématise, de là, comme en parlait Alain Connes dans son entretien avec Jean-Pierre Changeux, l’impression de vivre avec des entités logico-mathématiques aussi réelles, présentes, plus même, peut-être, que les objets du monde physique, d’où provient finalement la fantasmagorie des objets mathématiques vus comme des essences éternelles, existantes par elles-mêmes, en elles-mêmes, dans un Ciel platonicien. Mais Cavaillès sait répondre à cela que ce n’est qu’illusion, que les objets ne sont pas pré-determinés, et que le développement des mathématiques est toujours imprévisible, comme la vie, comme l’histoire. Comme la poésie.
« Raison », donc, ici ne signifie pas la raison tatillonne, la réduction de la pensée à un système formel (comme l’ont suggéré maints tenants de l’Intelligence Artificielle), puisque le geste, la décision, le pari, autrement dit : la liberté, y sont intégrés. Qu’est-ce que la liberté ? Pour Spinoza comme pour Cavaillès (et comme pour Sinaceur), elle n’est pas « la négation de tout déterminisme », elle est « l’autodétermination d’un être autonome ». Je note au passage l’opposition qui existe entre ceux qui croient en cette liberté-là et ceux qui pensent que, finalement, tout ce qui arrive devait arriver, qu’on n’y peut rien, rationalisme contre fatalisme : « le fataliste croit à la nécessité des évènements. Le rationaliste croit à la nécessité des enchaînements », dit Hourya Sinaceur.
De quoi répondre en somme à ceux et celles qui font du « rationalisme » leur démon, lui préférant une hypothétique vision quasi-mystique du « destin ».
Qu’avons-nous à faire d’autre, dans notre vie, que nous calquer du mieux que nous pouvons sur ces trajectoires de l’être exemplifiés par le mouvement des objets mathématiques, ou l’écriture d’un poème. Car n’est-ce pas cela, la liberté ? Qui se confond avec le courage : le courage d’être qui l’on est.
Un philosophe des sciences dont le théorème était l’existence comme une ligne de pensée dont jamais ne dévier.
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