N’ayant plus de grand voyage en perspective pour le moment, je m’invente des voyages dans des mondes impossibles…
David Lewis, le philosophe, a écrit « De la pluralité des mondes »
Jacques Roubaud, le poète, a écrit « La pluralité des mondes de Lewis »
Me réveillant ce jour, me voilà, dans mon demi-sommeil encore, embringué dans ces mondes… Ils sont comme des sphères qui n’ont jamais entre elles de point d’intersection, mais où, néanmoins on retrouve les mêmes objets, à quelques variantes près. Un objet d’un monde w possède ce qu’on appelle une réplique dans un autre monde w’. Mais qui sait que tel objet d’un monde est la réplique d’un objet d’un autre monde s’ils ne communiquent pas entre eux ? Quelle instance supérieure, divine, le sait ? Et moi, combien de répliques ai-je dans cette pluralité ?
« Il n’y a pas de voyage trans-monde » (J.R)
Et d’abord combien y a-t-il de mondes ? Très probablement une infinité…
Dénombrable, non dénombrable ? je ne sais. Un ensemble est infini dénombrable quand on peut numéroter ses éléments et dire « voici le monde 0 », « voici le monde 1 », « voici le monde 2 » etc. S’il est infini non dénombrable, c’est grave… car quelles que fussent les manières d’ordonner les mondes, entre deux d’entre eux bien définis, il y en aurait toujours une infinité…
Est-ce que j’existe dans tous ces mondes ? Probablement non.
« Un monde est une vérité nécessaire, pas une explication » (J.R)
Je fais l’hypothèse que je n’existe que dans un nombre fini d’entre eux. Suis-je identique à moi-même dans tous ces mondes ? Non, car sinon il n’y aurait aucun intérêt à les postuler. Dans un monde, je suis petit et gros, dans un autre monde, je suis grand et laid – ce n’est pas que je sois très beau dans le monde actuel – dans un monde donné, je mesure juste un centimètre de plus que ma taille actuelle, dans un autre monde, je mesure un centimètre de moins. Comment connais-je cela ? C’est tout simplement que, dans mes phrases conditionnelles contrefactuelles, j’utilise des expressions comme « si j’avais eu un centimètre de moins… » (je serais passé sous cette branche sans me cogner la tête) ou bien « si j’avais eu un centimètre de plus… » (j’aurais pu atteindre le fruit qui pend à la branche). Est-ce que cela a un sens de dire : « ah, si j’avais eu un millimètre de plus… » ? ou bien : « ah, si je mesurais 3m50 » ? Oui pour cette dernière phrase après tout, car je peux imaginer un univers à la Lewis Carroll où, soudainement je deviens très grand, mais : « si je mesurais un kilomètre » ? Non. On voit bien que les mondes, en s’éloignant de ma forme actuelle, s’évanouissent, deviennent moins probables. Les mondes seraient-ils régis par une fonction d’onde, comme les particules de Schrödinger ?
« dans un monde propre, il y a d’innombrables manières d’exister » (J.R)
Moi dans un autre monde, c’est donc ce qu’on appelle une réplique. J’avance dans le monde avec mes répliques. Est-ce que mes répliques disparaissent avec ma mort ? Est-ce que je meurs souvent ? « Ah, si j’étais mort » entend-on dire… comme quoi une réplique quelque part dans un monde est morte. Mais est-ce qu’elle peut vivre longtemps encore après sa mort, cette réplique morte ?
« Ah, si je n’étais pas né »… où sont les mondes de mes répliques non nées ? Peut-être là, j’atteins tous les mondes où je ne suis pas : après tout, les mondes sans réplique de moi sont peut-être tout simplement des mondes avec réplique non née, ou bien avec réplique morte, mais depuis pas trop longtemps.
Il est impossible que des répliques se rencontrent car les mondes possibles sont hermétiquement clos, séparés, étanches.
Pourtant je fréquente en rêve mes répliques. Nous sommes intimes. Ma réplique en femme par exemple. Ma réplique en femme japonaise décrite dans un roman de Haruki Murakami, avec ses mains petites et fraîches, ses jolis cheveux raides, et les lobes ronds et souples de ses oreilles, me plaît beaucoup. Elle plaît aussi à cette réplique de moi qui gît au fond d’un puits en plein désert mongol et n’a pas d’autre passe-temps que penser à la réplique de moi en femme japonaise. Mes deux répliques, séparées par un mur invisible et qui ne respirent pas du tout le même air et ne boivent pas la même eau (dans un monde répondant à la composition chimique H2O, dans un autre à la composition XYZ), tout en s’ignorant l’une l’autre se blottissent l’une contre l’autre au fond du grand puits et l’un fait entendre à l’autre, sans qu’elle sache d’où cela vient, le bruit du grondement d’une source souterraine…
Dans la nouvelle de J.L. Borges, Tlön Uqbar Orbis Tertius (dans Fictions), il est question d’une planète, Tlön, où la langue obéit à des propriétés étranges, qui prennent le contre-pied de nos habitudes. Par exemple, il n’y a pas de substantif. Quid de maison, route, château-fort ou lune ? Dans la moitié australe, cela est remplacé par des verbes qui s’agglutinent, donnant des aspects éphémères, des points de vue, des évènements. « La lune surgit sur le fleuve » se dit « hlör u fang axaxaxas mlö » soit : vers le haut, après une fluctuation persistante, il luna. Dans la moitié boréale, ce sont les adjectifs qui régissent la phrase, et qui s’agglutinent. Ce qui correspondrait à « lune », c’est plutôt le conglomérat « aérien-clair-sur-rond-obscur » ou bien « orangé-ténu-du ciel »…
Tlön est un monde possible.
Mais si je – c’est-à-dire une réplique de moi – suis dans Tlön, alors mon langage me fait voir le monde d’une toute autre façon. Dans ce monde les objets disparaissent, puisqu’ils n’ont pas d’autres désignations que soit des indications de leurs moments, soit des invocations de propriétés individuelles, ce que la métaphysique appelle des tropes. Borges fait de Tlön la planète où l’idéalisme est la pensée la plus naturelle, spontanée, contrairement à nous, dans notre monde actuelle qui sommes persuadés de la réalité des objets parce qu’il y a un substantif pour chacun d’eux, qui les désigne exactement.
Il semble que les métaphysiciens qui étudient la théorie des mondes possibles en utilisant les outils de la logique ne soient pas arrivés jusque là, c’est-à-dire pas jusqu’à donner sens à des mondes où les objets se dissolvent et se transforment en faisceaux d’impressions fugitives, comme le blanc douteux d’un manteau neigeux souillé par la pluie ou le claquement intermittent d’une voile dans le vent.
« Un chat, sa photographie posée contre les livres, parmi les livres
rien de caché, pas de menu sens caché, apportant cela
qui ne se soutient de rien
ni une tête
baignée de jaune, de soir,
ni le solide, le blanc » (J.R)
fragment de "Jeux d'enfants", Sigmar Polke, en ce moment exposé au Musée de Grenoble
« Répliques », comme aussi des secousses supplémentaires de tremblements de terre.
La théorie des « genres », imputée à Vincent Peillon par les réacs de tous poils, est sans doute une réplique des années trente.
On a d’ailleurs cru voir Xavier Déat, et autres types à la mine patibulaire, dans la dernière manif de dimanche à Paris, en attendant la prochaine.
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