Ecrire. Penser. Penser. Ecrire. Si j’arrête d’écrire, j’arrête de penser : mon esprit se perd en divagations, bavardage stérile avec moi-même, qui donne mal au cœur, c’est la pensée vacillante, l’esprit jamais au repos, ce contre quoi lutte la pratique de la méditation, notamment dans la tradition bouddhiste, pour laquelle il s’agit d’atteindre un point où le mouvement de la pensée se trouve fixé. L’écriture tend à canaliser ce flux, c’est pour cela qu’on s’y réfugie. Mais s’y réfugiant, ne crée-t-on pas, justement un abri, une protection pour un ego qui veut se soustraire à ce qui le dérange ? Ce sujet qu’on a le sentiment d’élaborer en le produisant par l’écrit, ne se renferme-t-il pas trop sur lui-même ? J’admire les écrivains qui peuvent dire qu’ils sont parvenus à la connaissance de soi (Charles Juliet). Comment peuvent-ils savoir ? Comment peuvent-ils être si sûrs ? Mais, en même temps, comment puis-je savoir qu’ils se trompent, ou qu’ils sont dans le vrai ? Juliette D. (une étudiante qui m’a remis son « dossier ») dit, de façon amusante : « la pensée est quelque chose d’inconnu chez autrui ». Elle complète heureusement par : « et de conscient chez nous ». Le deuxième membre de phrase fait comprendre ce qu’elle veut dire : qu’évidemment, la pensée ne se connaît qu’en première personne. Comment être sûr de la pensée de l’autre ? Mais le premier membre, isolé, trahit une certitude naïve : bien sûr, je suis le (ou la) seul(e) à penser… Les autres n’ont pas de pensée. Mais on peut lui répondre : il y a la lecture. Lire, c’est bien être obligé de reconnaître que les autres pensent puisque dans le mouvement de lire, on adhère à un autre flux, on fait sien ce qu’on est bien obligé de reconnaître comme un autre « moi ». Ce qu’il y a de terrible, dans la société actuelle, une marque de son effondrement, c’est qu’on incendie des bibliothèques (soixante-treize sont parties en fumée, paraît-il, entre 1996 et 2013, et ce, par la faute d’actes malveillants), et que les incendiaires, ou leurs sympathisants, qu’on imagine se débattant dans une détresse noire, causée pour l’essentiel par un rejet à leur encontre, une absence de véritable politique d’intégration depuis des décennies, se justifient en disant qu’ils refusent qu’on les force à lire, que ce qu’ils veulent, c’est du travail, pas de la lecture. ce faisant, ils se privent irrémédiablement d’un rapport à l’autre en tant qu’il pense, qu’il pense aussi. Où pourraient-ils puiser l’assurance qu’ils ne sont pas les seuls êtres pensants au monde si ce n’est en lisant ? Ce refus de lire donne le vertige, fait peur, il n’y a pas intérêt à tomber sur un de ces exclus, ou gare à soi, gare à ce qu’il ne nous prenne pour un zombie. Il faut maintenir la lecture à tout prix, voir qu’il n’y a que dans cette activité que les trajectoires des egos peuvent s’intercroiser, interagir. Nous ne nous maintenons vivants comme êtres dotés de sens que dans cette interaction des flux de paroles, qui va bien plus loin que la « communication ». Ah oui, que ne l’a-t-on pas dit que le langage c’est pour que les individus « communiquent », mais communiquer ce n’est pas assez, tout dans la nature communique, les plantes, les abeilles, les corbeaux bien sûr, mais le langage lui, ce qu’il fait, c’est bien autre chose, c’est cette construction énorme cathédrale, réseau, rhizome… qui est notre bien le plus précieux, mais qui pourrait s’effondrer, se réduire en poudre dès que cette force élémentaire d’interaction qui fait lien entre nous, interaction forte, interaction faible, devient vacillante, évanouissante, et qu’il ne reste plus que poussière de mots, plus qu’atomes éparpillés, poussière de morts disparates avant le grand silence.
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Une lecture en menant à une autre, du livre de Hourya Sinaceur sur Cavaillès (dont je parlerai bientôt) passant au philosophe allemand Sloterdijk (parce qu’elle le mentionne dans un long entretien sur France-Culture) j’apprends qu’ « au Moyen Âge, du mot anglais grammar découle celui de glamour : on prête à celui qui sait lire de merveilleuses facilités dans les autres domaines ».
Incendie des bibliothèques… mais récemment inondation à la BnF (10 000 ouvrages, mais ce ne sont que « périodiques » ou « littérature du XIXe siècle »).
La pensée s’écrit et se lit : ligature nécessaire.
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Par lire, vous voulez dire écouter ?
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pas simplement « écouter ». Lire c’est adhérer avant tout à une pensée écrite, avec ce que cela suppose d’attention à refaire le parcours de celui qui a écrit.
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Ah d’accord, comme une anamnèse.
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on peut dire (je le crois) qu’on n’a jamais autant lu, autant écrit. Mais il y a lire et lire, écrire et écrire… Cendres et poussières de mots auxquels manque souvent le liant de la pensée en action mais dont émerge parfois, pas seulement chez les professionnels, l’intensité.
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Merci louise blau. Oui, « on » lit et écrit beaucoup… mais n’est-ce pas toujours les mêmes qui lisent et écrivent? Il y a hélas des multitudes qui ne lisent pas et ne liront jamais.
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