Merveilles de Juliet et précision du langage

livre-apaisementAvant de partir, j’ai, comme d’habitude, longuement réfléchi aux livres que j’allais emporter pour me tenir compagnie. Parmi eux, j’ai opté sans hésiter pour le dernier volume du « Journal » de Charles Juliet (le volume VII,  je n’ai pas lu les précédents), qui est si justement titré « Apaisement » (car il apporte en effet une sensation lumineuse de repos et de sérénité). Il n’y a pas très longtemps que je lis Juliet – dont j’apprends aujourd’hui qu’il vient de recevoir le Grand Prix de Poésie. J’avais évidemment entendu parler de lui dès les années quatre-vingts (je me souviens d’articles sur lui parus dans « L’Autre Journal », le mensuel de Michel Butel qui essaie de reparaître depuis quelques années sous le titre de « L’Impossible »), mais je n’avais guère pris le temps de le lire. Il aura fallu, là encore, l’atelier d’écriture du mois de mai et les conseils de lecture donnés par Lorette pour que je me lance dans son œuvre, en commençant par « Lambeaux », court livre dont on ressort pris par l’envie d’accompagner davantage l’aventure intérieure d’un homme qui nous montre un chemin, celui de la connaissance de soi. « Lambeaux » se compose de deux parties, dans la première, Juliet raconte l’histoire de sa mère, femme paysanne très intelligente, qui aurait pu, si elle n’avait été d’un milieu rural, poursuivre des études supérieures, mais qui, hélas, dut s’occuper de ses sœurs, puis se marier avec un brave homme du cru (après une bien triste histoire d’amour avec un jeune homme de la ville atteint d’une tuberculose mortelle) pour donner naissance à quatre enfants. Nous étions bien avant la seconde guerre, on ne savait pas soigner les dépressions, encore moins celles qui viennent après les accouchements, autrement que par des internements psychiatriques. La maman de Charles connut ainsi à peu près le même sort que Camille Claudel. Je me souviens qu’à l’époque de sa parution, le livre de Juliet avait ouvert le dossier des internés psychiatriques qu’on a laissé mourir de faim pendant la guerre de 39-45. Dans la deuxième partie, l’auteur raconte ce qu’il advint de lui par la suite. Son père ne pouvant subvenir aux besoins des quatre enfants, ils furent dispersés et, lui, eut la chance de tomber sur une famille d’accueil aimante. A l’âge d’intégrer le lycée, on l’envoya dans une école de pupilles et il dut passer huit années d’internat régies par une discipline toute militaire. Le bac en poche, il entra à l’Ecole de Santé Militaire qu’il abandonna au bout de trois ans, pris par l’envie d’écrire. « Lambeaux » se fait alors récit de cette métamorphose. Comment devient-on écrivain ? Par quelles douleurs et quelle solitude faut-il en passer ? Le jeune Charles traverse des phases de violente dépression qui continueront à irriguer son œuvre tout au long de sa vie. Aujourd’hui écrivain reconnu, homme apprécié et très demandé (pour des conférences, des tables rondes etc.), il élabore, jour après jour, le journal de son existence. « Apaisement » couvre la période de 1997 à 2003. Si ce livre est devenu mon compagnon (je passe mes heures de repos à le lire ici, en Haïti, installé sur une terrasse ensoleillée en attendant qu’on vienne me chercher pour des tours en voiture sur les hauteurs de Port-au-Prince, ou tout simplement, pour me rendre à mes cours), c’est parce que j’y trouve une sorte de modèle (le mot n’est pas trop fort). Depuis que je fais ce blog, mes intentions se sont insensiblement modifiées. Il y eut un temps où probablement, je voulais faire de ce blog ce que la plupart des gens font d’un blog, qui est d’intervenir sur des sujets dont ils s’estiment spécialistes (la philosophie, le sport…) ou de réagir à chaud sur les évènements qui nous entourent. Puis de plus en plus, ce blog est devenu avant tout un lieu d’écriture de soi, autrement dit l’équivalent d’un journal. Je suis loin d’atteindre le niveau de Charles Juliet, mais il y a là pour moi comme une indication de chemin à suivre. Essayer d’écrire en demeurant au plus près de soi-même (c’est aussi ce que Lorette nous disait lors de ce mémorable atelier), ce qui signifie rechercher la précision, la justesse d’expression avant tout. La sincérité. Je suis intrigué par le fait que, pour Charles Juliet, ce cheminement n’ait pu passer que par la souffrance. Est-ce à dire que sans souffrance l’écriture est démonétisée ? Que qui n’a pas assez souffert ne peut pas prétendre accéder à cette voie de l’écriture ? En ce cas, je suis loin du but, moi qui, comparé à lui (ou à d’autres, comme Lorette justement) n’ai jamais connu la (vraie) souffrance. Je préfère donc penser qu’il est une voie d’accès indolore, naturelle en quelque sorte. Mais peut-être je me trompe. Peut-être Charles Juliet, s’il lisait ces lignes (lui qui parfois est capable d’émettre des jugements durs sur les êtres, chose dont je suis peu capable) soupirerait en pensant : « quelle naïveté ! ».

562161-cet-apaisement-est-la-resultante-de-la-vieL’une des différences que j’ai avec Charles Juliet (et d’autres, toujours les mêmes…) réside sans doute en ce que je passe une grande partie de ma vie éveillée (la plus grande sans doute, et en cela je suis comme toute personne qui a un emploi) à être absorbé par « mon travail », celui-ci n’étant pas « d’écrire » mais de produire des cours ou des articles de recherches. Ainsi fais-je partie de ceux et celles qui sont sans arrêt « requis par le visible » et « détournés de cet invisible qu’il est si facile d’oublier ». J’ai néanmoins la chance insigne que ce sur quoi je travaille et enseigne, soit… le langage. On me rétorquera alors que c’est une façon de traiter le langage à mille lieux de la littérature et de la « vraie » écriture. Eh bien, non, je ne crois pas que ce soit à mille lieux… L’objet de notre amour n’est jamais trahi si on l’analyse, dût-on utiliser pour cela des méthodes et des outils qui tiennent plus du scalpel que de la poésie. Je disais plus haut que ce que j’appréciais chez Juliet, c’était la précision. Dans un billet daté du 25 juin 1997, il le dit :

Quand j’écris, je me préoccupe désormais
– d’être sobre, direct et concis
– de trouver le mot juste, l’expression juste, la structure de phrase adéquate. De trouver la justesse du ton. De n’être ni au-dessus ni au-dessous de ce qui est à exprimer
– de ne pas résoudre un difficile problème d’écriture par un artifice
– de ne dire que ce que je veux dire
– de n’employer qu’après examen les mots qui ont une histoire, un passé
– d’être attentif aux connotations, à l’implicite, aux vibrations qui se propagent d’une phrase à l’autre
–          …

Je suis frappé de voir que ces notions apparaissent aussi, même sous un jour tout différent, dans mon enseignement. Un(e) linguiste dira sans doute, lisant cela : mais on croirait lire l’énoncé des maximes de Grice (la base aujourd’hui des études de pragmatique) qui tiennent à ce que, dans la communication, nous fassions toujours « comme si » certaines maximes étaient respectées : « soyez concis, soyez brefs, soyez véridiques, ne donnez pas plus d’information que vous n’en possédez, ni moins d’informations etc. ». C’est grâce à de telles maximes que la communication fonctionne et qu’en particulier, nous comprenons les sous-entendus. Quelqu’un qui viole manifestement une de ces maximes cherche à communiquer un contenu distinct du sens littéral. Ecrire en ne mobilisant pas les maximes de Grice (ou le moins possible), c’est cela, finalement, rester au plus près de ce que l’on a à dire, au plus près de soi-même.

J’ai eu parfois à répondre du contraste que je semblais offrir aux gens de par mes sujets d’intérêt : comment peut-on à la fois s’intéresser à une approche mathématisante du langage (immédiatement supposée « réductrice ») et se passionner pour la littérature, la poésie ? La réponse est encore dans ces quelques lignes de Juliet. Elle tient dans les mots de « précision » et de « justesse ». Je suis souvent irrité que la sémantique soit prétexte à un discours vague et flou sur le sens alors que nous attendons en la matière un discours aussi clair et précis que celui de la géométrie. C’est pourquoi évidemment, je suis fier de pouvoir énoncer, à la fin d’un cours sur la sémantique en termes de modèles, une définition rigoureuse : deux phrases S et S’ ont des significations différentes si et seulement si les formules en lesquelles elles se traduisent sont telles qu’il existe au moins un cadre d’interprétation pour lequel l’une est vraie et l’autre fausse (critère de séparation). Chaque terme de cette définition est lui-même défini d’une manière très précise. Si on me dit que « c’est réducteur », je répondrai que cela vaut toujours mieux qu’un discours « brillant » mais manquant totalement de précision comme il s’en est  tenu en Sorbonne pendant des lustres…

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5 commentaires pour Merveilles de Juliet et précision du langage

  1. Le mot « juste » (ou « les justes » comme mot… à la Camus) est évidemment fondamental.
    J’ouvre au hasard mon « Lambeaux » de Charles Juliet (Folioplus, N°48, acheté en mai 2005) et je lis :
    « Après avoir couvert un certain chemin, tu te rends compte que ton besoin d’écrire est subordonné à un besoin de connaissance, que tu veux moins enfanter des livres que partir à la découverte de toi-même. » (page 104).
    Il est des blogs de tous genres mais qui, sans doute, poursuivent, consciemment ou non, cette piste plus ou moins balisée.

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  2. Elise dit :

    92, reçu, si loin déjà « Ce pays du silence » je le prête et comme ce soir, de loin en loin, il me manque, rien oublié des « humiliés de la parole » ; exigeante, sur le qui-vive, une voix leur était prêtée

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  3. Vos dernières lignes me rappellent les vers de je ne sais plus qui:

    « Au discours boréal d’un savant bien trop vieux
    Vous préférez sans doute la chaleur d’un doux feu
    Et vous ne voyez pas, sur son front rouge vermeil,
    Au-dessus du regard, l’horizon, le Soleil. »

    Et aussi

    « Certains voient en les Mathématiques des climats glacés. Ils sont trop frileux. C’est l’air frais des montagnes où l’on voit clair. Cela est bon pour le coeur. »

    (citations approximatives)

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  4. Elise dit :

    « Est-ce à dire que sans souffrance l’écriture est démonétisée ? » pas de réponse chez Erri de Luca mais des voies ouvertes http://mmesi.blogspot.fr/2013/12/une-chose-obtenue-facilement-echappe.html

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