« On les entendait pleurer ». C’est ce qu’il me dit en passant devant un espace occupé aujourd’hui par un hangar mais autrefois par un bel immeuble. « Oui, et on ne pouvait rien faire pour eux car ils étaient coincés sous des blocs de béton trop lourds ». Le souvenir du 12 janvier, encore. Du goudougoudou, comme on l’appelle. « Il », c’est mon interlocuteur principal, R. G. , qui me balade dans sa voiture dans les rues du haut de Port-au-Prince. Quartier Canapé-Vert, puis Petionville, autrefois lieu résidentiel pour les plus fortunés, mais ville où s’est réfugié l’essentiel de l’activité commerçante depuis la date fatidique, car elle a été relativement peu touchée. Nous avançons au pas au milieu d’une foule bruyante et plutôt joyeuse. Si ce n’étaient ces souvenirs évoqués de temps à autre, on oublierait qu’il y a eu catastrophe. Nous franchissons un ravin qui, en principe, ne devrait pas être construit, mais comment empêcher les gens qui n’ont plus rien de s’installer. Sur les pentes s’échelonnent des bidonvilles, du genre favelas, mais que le gouvernement… a fait peindre de toutes les couleurs pour faire plus joyeux. C’est là ce qu’on appelle repeindre la misère.
Nous vivons une époque de tension politique : hier, des manifestants ont voulu crier leur colère sous les vitres de l’ambassade américaine, mais la police les en a empêché à coup de gaz lacrymogène. R. G. m’explique qu’on en veut à ce président actuel – un chanteur, un playboy – d’être totalement vendu à la fois aux Etats-Unis et aux intérêts dominicains. Il a signé un accord avec la République Dominicaine aux termes duquel les travaux de reconstruction sont confiés à des entreprises de ce pays dans des contrats de gré à gré. De plus, il a manifesté à plusieurs reprises des tendances à vouloir s’affranchir du contrôle du Parlement, et on l’accuse de vouloir en venir à une nouvelle forme de dictature. Indépendamment de cela, il a… une belle voix, je l’ai entendu en voiture à la radio. On imagine en France un Michel Sardou ou un Serge Lama briguant – et obtenant – les plus hautes fonctions (ce n’est pas complètement invraisemblable pour ces deux là… Eddy Mitchel ? quand même pas…). Lors des dernières élections, ce Martelly n’aurait pas dû être qualifié pour le deuxième tour, c’est la pression « de la communauté internationale », autrement dit des Etats-Unis, qui a fait éliminer le candidat arrivé en tête, qui était soutenu par l’ancien président René Préval. Ensuite au deuxième tour, il n’a fait qu’une bouchée de la candidate, Mirlande Manigat, par assaut de populisme et grâce à une campagne entièrement financée par les Etats-Unis et la République Dominicaine. L’histoire de ce pays est faite d’épisodes brutaux. Il est vrai que cela avait mal commencé, avec l’arrivée des premiers colons et la manière dont ils réduisirent en esclavage la population autochtone, et la maltraitèrent au point que lorsqu’elle fut décimée entièrement, il ne leur resta plus que la solution d’importer des esclaves venus d’Afrique (Dahomey, aujourd’hui Bénin, principalement). On connaît plus ou moins la suite : le rôle de Toussaint Louverture dans la libération des esclaves, qui n’alla pas sans de nouveaux massacres, avant que Napoléon ne le fasse enfermer au Fort de Joux où il devait périr de froid et de malnutrition, puis celui de Dessalines, un autre général, prenant le flambeau de la révolte et exterminant ce qui restait de population blanche avant de proclamer l’indépendance de Ayiti en 1804. Par la suite encore beaucoup de tumulte et de massacres, de putschs et de dictatures, dont celle de Duvalier, la plus proche de nous. Nous passons devant un endroit qui fut un bureau de vote aux premières élections démocratiques de l’après duvaliérisme, il y a vingt-six ans, mon compagnon m’indique qu’il y eut là une cinquante de morts, abattus par l’armée, le bulletin de vote en main.
Nous ne visitons que le haut de Port-au-Prince. J’aurais aimé allé ailleurs, dans la ville basse par exemple, mais cela semble être tabou. Mon interlocuteur n’y est plus retourné, me dit-il, depuis le tremblement de terre. Je ne saurai donc pas grand-chose de la réalité de ce pays, n’en ayant guère perçu que l’éclat rouge vif des bougainvilliers et des flamboyants et la grandeur des palmiers, ou d’arbres bicentenaires qui, eux, auront survécu au séisme, là où les écoles et les églises s’effondraient.