Conversations à Petionville

On m’emmène ce dimanche soir dans un établissement de luxe sur les hauteurs de Petionville. Nous sommes quatre, R. G., le doyen de la faculté et le vice-doyen chargé de la recherche, qui, par ailleurs,  me fait l’honneur de suivre mes cours. Inévitablement, la conversation vient sur ce 12 janvier 2010. R.G. a perdu sa sœur à côté de lui, coincée entre deux blocs de béton, prise en sandwich alors qu’elle avait eu le mauvais réflexe de vouloir s’enfuir en montant dans un escalier. On voyait ses deux jambes se balancer, mais elle était morte. Il fallait ensuite rentrer chez soi en enjambant les cadavres et les agonisants.

Guerty est la petite nièce du doyen, elle a été extraite des décombres après de terribles efforts. Son père était là. Voyant qu’il n’arrivait à rien sans outils ni aide, il partit en chercher, ce que voyant, elle s’enquit timidement : « tu vas me laisser mourir, papa ? ». Mais pour l’extraire il fallut d’abord retirer sept cadavres au-dessus d’elle.

R. G. avait été annoncé mort dans sa famille par un neveu qui avait vu qu’il était à la fac, laquelle s’était écroulée. Fort heureusement, il n’avait presque rien, sauf une plaie au dos, qui saignait sans qu’il s’en aperçoive. Après de longues heures, enfin, il est de retour chez lui. Son fils de cinq ans est le premier à le voir, il crie sa joie : « je l’avais bien dit, qu’il pouvait pas mourir, mon papa ! ».

R .G. n’a pas pu s’alimenter pendant quatre jours. Des gens sont morts parce qu’ils ont bu. Des sauveteurs avaient cru bien faire en leur faisant passer un tuyau par une ouverture d’un mur, afin d’étancher leur soif, mais c’est ce qui les a fait mourir. Ne jamais boire juste après un tremblement de terre (lésions du corps ? poussière avalée qui se coagule ?). R. G. a tout de suite vu que ça ne passait pas, l’eau, pourtant lui croyait qu’il allait mourir… de soif.

Le premier mort, le premier dont ils ont compris qu’il était mort, était un certain professeur Alvarez. Celui-ci avait compris qu’il y avait séisme et avait saisi une collègue par le poignet afin de la plaquer derrière lui, mais, las, une dalle lui est tombée sur la tête, qui l’a tué sur le coup. Il serrait si fort le poignet de sa collègue que celle-ci ne put pas se libérer sans aide et qu’elle garda longtemps la marque de cette emprise.

Le doyen enseignait dans un lycée à une classe d’enfants, il y avait soixante-dix élèves face à lui. Trente-cinq sont morts. Par miracle, lui n’a rien eu. Les élèves avaient eu le mauvais réflexe de vouloir sortir par la porte, alors qu’ils auraient du s’enfuir par l’arrière de la salle. Il avait peur de rentrer chez lui car il redoutait les mauvaises nouvelles qu’on risquait de lui apprendre. Par chance, toute sa famille était là, vivante. Son fils avait séché les cours ce jour là, et sa fille revenait d’un stage.

Après le tremblement de terre, le ciel de Port-au-Prince fut recouvert d’un nuage de poussière tellement dense que c’était comme si c’était la nuit. Certains croyaient que le jour ne reviendrait plus jamais.

****

En chemin, dans la voiture, le doyen m’interroge directement sur ma confession. Lui est pasteur évangélique et dirige une église. Je lui dis que je suis plutôt athée. Je sens sa panique. Je cherche à le rassurer en lui disant que cela ne veut pas dire que je ne crois en rien, juste que je ne crois pas en un Dieu, simplement. « Mais vous n’avez foi en rien si vous êtes athée. En quoi pouvez-vous avoir foi ? » Je lui réponds qu’on peut avoir foi en beaucoup de choses, dans le Verbe, dans l’Amour ou… en soi-même (me vient à l’esprit ces mots du Journal de Charles Juliet : « S’il existe un sacré […] il réside en notre for intérieur, là où nous œuvrons à nous connaître, là où nous aspirons à vivre le beau, le bien, l’illimité. Le sacré qui était auparavant défini par l’Eglise et la religion n’a plus d’existence »). Il acquiesce. S’excuse de m’avoir demandé ça. Il dit qu’il n’est pas choqué, qu’il n’est jamais choqué. Pour preuve, il me raconte cette histoire : un professeur de Montpellier, en visite récemment, lui avait demandé d’assister à une danse vaudou. Il me dit qu’il n’avait jamais fait ça de sa vie, d’aller à un rite vaudou. Pourtant, me dit-il, il y est allé. N’a pas été choqué. Alors que cela a été dur pour lui, il s’est fait prendre à partie à la sortie par un participant ivre qui lui a lancé à la figure : « alors, tu es venu avec ton colon ? ». Mais cela ne l’a pas choqué. Je sens bien qu’au contraire, cela l’a profondément choqué, pour qu’il m’en parle ainsi et qu’il y mette une telle insistance. Le professeur français n’avait formulé cette demande évidemment que par pure curiosité, je dirais volontiers voyeurisme. Et le pauvre doyen s’était senti obligé d’accomplir un acte contre sa conscience.

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Un commentaire pour Conversations à Petionville

  1. Le vaudou s’approche moins facilement que le veau d’or…
    Belle leçon philosophique que cette histoire de là-bas.

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