Escapade milanese… ne pas confondre avec escalopes, ces dernières étant enrobées d’œuf et de panure, trempées dans l’huile chaude. Milan, c’est la porte à côté. Le 11 septembre 1811, il y a presque deux cent deux ans jour pour jour, Stendhal écrivait : « Aujourd’hui j’ai vu sans plaisir l’Ambrosienne, la Cène de Léonard, Saint-Celse etc. Je n’ai trouvé de bon pour moi qu’une cariatide (celle qui se trouve à droite en entrant à Saint-Celse). Je reverrai la Cène et écrirai mon article dans le réfectoire même ». Sans plaisir ? Probablement parce qu’il est amoureux et que sa dame, une certaine Mme de Pietragua ne répond pas à ses avances (ou pas assez) … Quant à La Cène, il ne la voyait probablement pas comme elle est restaurée aujourd’hui, au Cenaclo Vinciano, qui touche à l’élégant édifice de Santa Maria delle Grazie.
Les durées de visite sont chronométrées, un quart d’heure c’est tout. Avant cela, une guide vous fait une présentation générale, elle théâtralise la chose, en somme, puis elle vous fait entrer, et c’est comme si elle vous dévoilait d’un coup l’une des plus grandes merveilles du monde. La peinture du Vinci, qui n’est pas une fresque (a fresco) mais au contraire une œuvre a secco, – d’où sa fragilité – puisque le maître disposait de peu de temps pour exécuter ce que lui demandait Ludovic Sforza, duc de Milan, est sur le mur à droite en entrant, elle baigne dans une douce pénombre bleutée. Les personnages sont répartis par groupes de trois autour du Christ dont la tempe droite reçoit le point de rencontre des lignes de fuite. Seul Judas est mal éclairé. Leonard s’est beaucoup concentré sur le langage des mains. Tel les pose à plat sur la table en signe de franchise, tel autre les fait virevolter comme des points d’interrogation qui s’élèveraient dans l’air soudainement raréfié, ils sont stupéfaits de ce qu’on leur annonce, que l’un d’eux a trahi. Lorsqu’on recule, se déplaçant vers la fresque assez médiocre qui décore le mur d’en face (d’un peintre lombard de la fin du XVème), on voit l’espace se creuser, les lignes fuir vers le lointain. Le destin de l’Occident part se fixer quelque part, dans un ciel immuable.
A Brera, Raffaello Sanzio nous donnera une toute autre illusion d’espace, là où un grand prêtre consacre le mariage de Marie et de Joseph devant un temple circulaire qui ne ferme pas l’accès à l’horizon, au contraire, puisqu’une porte est ouverte et communique avec l’au-delà de l’édifice : un ciel pur et serein. Les prétendants déçus sont au premier plan. L’un d’eux, de rage, rompt le bâton qui devait servir à son élection par Marie, son bâton à lui, contrairement à celui de Joseph, n’a pas fleuri… (le malheureux…)
Pour Le Caravage, il n’est d’espace que celui créé par les rapports entre personnages. La tête du Christ encore au milieu, puis au premier plan les deux pèlerins d’Emmaüs, qui l’ont reconnu et qui n’en reviennent pas, puis formant l’angle supérieur droit du triangle, le couple d’aubergistes, étonnants de vérisme. Le reste est plongé dans l’obscurité, sauf deux miches de pain et un broc d’eau.
Milan capitale du design. Rossana Orlandi ouvre ses grilles au visiteur au numéro 16 de la via Matteo Bandello pour une visite quasi privée dans les pièces d’un vaste local qui ressemble à une fabrique. Dans la cour, fauteuils en rondins, bancs en tiges de bambou inégales, sièges de jardin faits de plaques métalliques utilisées par le génie militaire, casiers d’usine en fer transformés en armoires. Lampes faites de vieux livres, bureaux d’architecte flottant suspendus à des crochets aériens, assiettes cassées puis recomposées…
FORMA, superbe centre d’expositions photographiques : Martin Parr, Sebastiao Salgado… dans un quartier encore populaire, case di ringhiera c’est-à-dire maisons à balustrades, où l’on sent toutefois un début de gentryfication… C’est à deux pas des canaux : I Navigli, où des petits ponts, moins beaux que ceux du canal Saint-Martin (quand même !) servent toutefois à des rencontres et à de jolies photographies.
Le soir même, on est à Turin. Ses rues tracées au cordeau entre des palais néo-classiques, des places agrémentées de fontaines et des galeries monumentales, cafés du XIXème siècle immortalisés par les grands politiques (Cavour, Mazzini, plus tard Gramsci) les poètes, romanciers et philosophes (Nietszche, Pavese…). L’extraordinaire Mole Antonelliana abrite le Musée du Cinéma… Autant dire palais de l’illusion. On nage en plein rêve pendant des heures, entre alcôves consacrées aux stars, aux techniques de montage et à toutes les facettes de la fabrication d’un film. L’exposition temporaire actuelle est consacrée à Martin Scorsese, occasion de réviser nos connaissances et de comprendre l’unité d’une œuvre de cinéaste, qui part du thème de la famille, se nourrit de culture catholique et peint des pages d’histoire (Les gangs de New-York, Hugo Cabret ou l’Aviateur). On constate ainsi combien le cinéma, produit industriel, fait pour nous conter des histoires, revêt, quand il est exposé, diffracté en somptueuses photographies bistres, noires ou colorées, une dimension de Grand Art d’une infinie complexité. Ce genre de musée, dont il existe trop peu d’exemple, restitue ainsi au cinéma toute sa grandeur artistique. Godart ou Scorsese, Vischonti ou Truffaut prennent place aux côtés de ceux qui ont fait les fresques de la Sixtine comme les perspectives de la Cène.
Le GAM enfin classe quelques chefs d’œuvre de l’art contemporain selon les thèmes de la nature, de l’éthique, de l’infini et de la vitesse. A la nature ne saurait échapper l’œuvre de Giuseppe Penone, dont on a décidément beaucoup parlé cet été (et auquel Jean-Christophe Bailly consacre une belle analyse dans le dernier numéro du journal « L’impossible »), et dont un tronc couché marque l’entrée du musée sur la rue, de nouveau un de ces fameux arbres qui, cette fois, au lieu de montrer un chemin vertical, marque un moment d’équilibre tendu, l’arbre fétu de paille projeté dans l’espace. A l’intérieur du musée, d’extraordinaires amas de peinture signés Anselm Kiefer (où le paysage de montagne est troué par des explosions de minium), un tableau amusant d’Otto Dix, des pièges tendus par Pistoletto (encore des illusions et des jeux de miroir), une drôle d’installation signée Giuseppe Marianello faite d’un long bout de bois bleu de Klein tenu en équilibre par un oiseau d’un côté et un minuscule personnage de l’autre, d’où pend un fil qui alimente trois petits pots de peinture, un bleu, un orange, un vert. Et en ce moment l’exposition temporaire de Nicola de Maria qui est une féérie de couleurs. On pourra juste méditer longtemps sur les barrières entre l’infini et la vitesse par exemple. Le mouvement circulaire d’un vortex de chaises en mouvement n’est-il pas aussi symbole de l’infini ? Quant aux tables de Pastore, reproduites par Niepolo, machines fictives pour résoudre les problèmes de logique posés par Aristote… est-ce de la vitesse ? Ne faudrait-il pas créer une autre catégorie ? Le nombre et la logique aussi sont dans l’espace.
Aperçu de Milan (comme le nom d’un personnage de Roger Vailland) plein de beauté et de rapprochements…
À Turin, je n’avais pas eu le temps d’aller visiter le musée du cinéma : mais les œuvres de Scorsese sont toujours visibles lors de rétrospectives régulières à Paris. Alors, on imaginera ce qu’il y a au-delà de leur surface : car l’art est aussi celui de faire s’évanouir la machinerie qui les a créées.
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