Lisant Charlotte Delbo

Delbo-2-212x300D’abord des excuses. De ne pas avoir connu, lu Charlotte Delbo plus tôt. Certes, au détour d’un propos le nom m’avait effleuré. Mais je ne l’avais pas lue jusqu’à aujourd’hui, vraiment lue. Si je le fais maintenant, est-ce d’en avoir parlé dans ce mémorable atelier d’écriture avec Lorette N. ? Probablement.

Je n’avais pas entendu parler de Charlotte Delbo dans les années soixante, quand elle avait publié son premier récit sur Auschwitz : Aucun de nous ne reviendra (1965) (d’après un vers d’Apollinaire). Je venais de passer mon bac. Ma scolarité secondaire s’était pourtant entièrement passée à Drancy, à quelques rues de la cité qui avait servi de camp de transit des déportés juifs. Là où Max Jacob était mort. Des enseignants méritoires nous avaient montré « Nuit et Brouillard », mais, à mon souvenir, nul ne nous avait parlé de Charlotte Delbo.

Je n’avais pas entendu parler de Charlotte Delbo dans les années soixante-dix, quand elle avait écrit la suite de « Auschwitz et après » et qu’elle était passée à l’émission de Jacques Chancel, « Radioscopie » (en 1974), et que, grâce à cela, encore aujourd’hui on peut entendre à la radio sa jolie voix, un peu gouailleuse, aux intonations de titi parisien. Il apparaît que Charlotte Delbo a été en ces années-là une militante proche du Parti Communiste (sans lui avoir jamais appartenu, mais à qui, à quoi aurait-elle pu appartenir ?), or, moi, justement, j’étais à cette époque-là, adhérent dudit parti, où je connaissais des proches de dirigeants qui avaient été des résistants, des déportés (la sœur et la nièce de Jean K. membre du bureau politique) et je ne me souviens pas qu’ils m’aient parlé de Charlotte Delbo.

Je n’avais pas entendu parler de Charlotte Delbo dans les années quatre-vingt, au moment de sa mort d’un cancer du poumon, en 1985.

Où avais-je la tête ?

Mais se sera accompli son vœu : que ses écrits ne disparaissent pas dans la masse des témoignages immédiats, mais au contraire servent à éveiller les consciences longtemps après.

charlotte-delbo-de-gelly-932393170_MLDans une conférence donnée à New-York, le 10 octobre 1972, citée par Violaine Gelly et Paul Gradvohl dans leur belle biographie parue cette année chez Fayard, Charlotte Delbo explique son projet : transformer en littérature Auschwitz. Elle dit :

« Transformer en littérature la montée de la bourgeoisie du XIXème siècle, et voilà Balzac. Transformer en littérature la vanité et la médisance des gens du monde, et voilà Proust. Transformer en littérature Auschwitz, et voilà pour moi. La littérature n’est pas l’avatar, la métamorphose ultime d’un évènement ou d’un réel. Elle est infiniment plus que cela. Elle est réel et transcendance du réel. Elle est art, c’est-à-dire création : elle est sens et porteuse de sens ». Les auteurs de la biographie ajoutent : « Delbo n’écrit pas pour ses contemporains, elle écrit, dit-elle, « pour les générations futures ». ».

Qu’est-ce que la transcendance ? une réponse apportée ici réside dans l’idée qu’au lieu de raconter un réel immédiat – un de ces « témoignages » comme il en sort abondamment en librairie – prêt à consommer, on le transforme en œuvre d’art. A la beauté évidemment consubstantielle. Mais une beauté qui vient d’où ? On ne sait pas. Miracle de la beauté comme miracle du sens : l’analyse n’en vient pas à bout. La beauté de l’écrit de Charlotte Delbo ne vient évidemment pas de ce qui est décrit, puisque c’est l’horreur même qui est décrite. Un autre mot qui conviendrait sans doute est celui de sublimation, au sens où l’emploient les psychanalystes. Il faut une sublimation du réel immédiat pour qu’il devienne le Réel, autrement dit fasse son entrée dans l’Histoire par la grande porte, celle qui donne l’accès à l’impérissable. Les mots de Charlotte Delbo dans « Auschwitz et après » sont à jamais la figure hiératique, le symbole même de ce que fut Auschwitz pour toutes les générations futures. Désormais, dès que nous entendrons ou lirons ces mots :

« Mais il est une gare où ceux-là qui arrivent sont justement ceux-là qui partent
Une gare où ceux qui arrivent ne sont jamais arrivés, où ceux qui sont partis ne sont jamais revenus
C’est la plus grande gare du monde ».

nous saurons d’où ils viennent, et qu’ils marquent à tout jamais le sentiment d’effroi et de désarroi ressenti par tous ceux et toutes celles qui débarquèrent un jour de 1942 ou de 1943 aux portes du camp d’Auschwitz. Et les générations futures liront ces mots et ces mots les feront frissonner tout comme ils nous font aujourd’hui frissonner. C’est sans doute cela, la « transcendance » en littérature.

Dans une autre conférence à New-York (en 1974), elle dit aussi ceci :

« Voilà pour répondre à ceci : pourquoi j’ai écrit sur Auschwitz ? pour porter à la connaissance, pour porter à la conscience ? L’évènement – l’Histoire – n’entre dans la mémoire de l’Humanité que s’il est porté à la connaissance, c’est-à-dire à la conscience. Porter à la conscience, c’est porter au langage. Porter au langage ne signifie pas pleinement mettre en écrit. Porter au langage, cela veut dire se servir du langage, des mots que savent les autres, pour leur communiquer émotions, sentiments, expériences vécues – ou imaginées – vérité. Le langage est porté par l’émotion, par la force du sentiment. S’il n’est plus chargé de ce contenu, de cette richesse, le langage n’est plus langage. Il est verbiage. Le langage est plein, inépuisable. C’est pourquoi les grandes œuvres trouvent un écho chez ceux qui les lisent des siècles plus tard, c’est pourquoi les grandes œuvres nous parlent encore et portent encore une vérité inépuisée ».

Ainsi la « transcendance » nous vient par le langage. C’est parce qu’il nous est donné d’avoir le langage – le langage humain, dont on sait « scientifiquement » qu’il ne se ramène à aucun système de communication à l’œuvre dans d’autres espèces animales – que le réel peut se trouver transmué en un sens pour autrui, et que ce sens persiste, est transmis. C’est en se rapprochant au plus près de l’être du langage que l’on se trouve au plus proche de ce trésor que l’espèce humaine se transmet de génération en génération, qui est un trésor de sentiments et d’émotions (et dont nul ne sait précisément d’où il vient…). Delbo élève vers notre conscience en même temps que les pires atrocités dont l’humain est capable, ses plus beaux gestes, comme les marques de tendresse entre les co-détenues, les gestes de soulagement des unes envers les autres, un verre d’eau offert, une main secourable, l’entraide, dissimuler la faiblesse d’une voisine qui pourrait lui coûter la vie, faire en sorte que les mêmes détenues ne soient pas toujours exposées au froid glacial, offrir la tiédeur toute relative des aisselles comme refuge pour les mains froides des autres etc.

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7 commentaires pour Lisant Charlotte Delbo

  1. Girard albert dit :

    Bonjour Alain
    Je feuillette ton blog qui est un initiateur d’élans à la lecture et au spectacle.Je vais lire Delbo et « le bleu est une couleur chaude » (je fus un amateur de BD que j’ai quelque peu délaissée ces dernières années).J ai pu voir Frances Ha. J’ ai aimé le caractère attachant de l’héroïne, l’ aspect « décalé » du film et sa simplicité désarmante et apparente.
    Je trouve le paragraphe sur l’intervention de la conférence à New York intéressant et je pense qu’il pourra m’éclairer sur l’atelier que je vais monter à la rentrée sur la danse et les mots.Il y a des phrases qui disent très bien la puissance et la richesse des mots comme vecteurs de sens et d’émotions .
    Au plaisir de te lire

    Albert

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    • alainlecomte dit :

      merci de ton commentaire. Oui, Charlotte Delbo est à lire, et aussi cette biographie qui vient de sortir. Sa vie est loin de se résumer à sa période de déportation, elle fut aussi secrétaire de Louis Jouvet, puis secrétaire à l’ONU et dans les grandes organisations internationales, dramaturge… et elle a écrit aussi sur d’autres choses (la guerre d’Algérie, le colonialisme…). Une grande dame! Il faudra vraiement que tu m’en dises plus sur la danse et les mots!

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  2. JEA dit :

    Charlotte Delbo :

    – « Je reviens d’un autre monde
    dans ce monde
    que je n’avais pas quitté
    et je ne sais
    lequel est vrai
    dites-moi suis-je revenue
    de l’autre monde?
    Pour moi
    je suis encore là-bas
    et je meurs là-bas
    chaque jour un peu plus
    je remeurs
    la mort de tous ceux qui sont morts
    et je ne sais plus quel est le vrai
    de ce monde-là
    de l’autre monde là-bas
    maintenant
    je ne sais plus
    quand je rêve
    et quand
    je ne rêve pas. »

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  3. michèle dit :

    Qu’est-ce que la transcendance ?
    Sans doute serait-ce, ainsi que le dit Baudelaire, transformer la boue en or ou bien s’élever du magma impuissant pour rejoindre les étoiles au ciel.
    En tout cas c’est s’élever, pour ne pas vivre ventre à terre.
    Bonsoir Alain Lecomte, merci de vos billets

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    • alainlecomte dit :

      Ah, bonjour Michele! Il y a longtemps que je ne vous avais pas vue (euh… pas lue)! J’espère que vous allez bien. J’espère bien continuer mes petits billets encore longtemps… Il y a tellement de choses à dire, à lire, à voir, à écrire….

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