« La première fois que Beaumont dut faire connaissance avec sa douleur, ce fut au lit, vers quelque chose comme trois heures vingt-cinq du matin. Il se retourna sur le matelas, péniblement, et sentit la résistance des couvertures et des draps qui participaient à son mouvement de rotation, mais d’une façon incongrue, en s’y opposant. Comme si une main invisible avait tordu les tissus autour de son torse et de ses hanches immobiles ». On se souvient de cette courte nouvelle de J.M.G. Le Clézio, qui date de 1964 (nouvelle de jeunesse). C’est un peu ce qui m’est arrivé l’autre fois en descendant d’un col du Vercors par un chaud après-midi de juin qui succédait ainsi à une longue suite de journées fraîches voire pluvieuses qui avaient jalonné un printemps particulièrement pourri. Nous avions franchi une première fois ce col peu avant midi, d’un bon pas alerte. Ma compagne avait même exprimé la satisfaction que nous étions, pour une fois, nettement en avance sur l’horaire, d’au moins vingt-trois minutes, mais en moi-même je calculais que notre avantage était encore supérieur. Puis nous avions basculé de l’autre côté. Oui, basculé, c’est comme ça qu’on a pris l’habitude de dire quand il s’agit d’un col, tant il est vrai que, parvenu sur cette petite portion de sol, atteinte enfin comme la plus haute marche d’un escalier de pierres, et qui surplombe la vallée avec à gauche toute la ville, à droite quelques villages qui s’égrènent de Vif à Prélenfrey et même jusqu’à cette petite tache bleue turquoise qui se cache en partie derrière un promontoire, qu’on appelle le Lac, le lac de Monteynard, vous n’avez plus qu’à plonger de l’autre côté, et à descendre ce chemin caillouteux en plusieurs lacets, qui paraît dur à ceux qui montent mais facile à vous parce que vous en avez fini et qu’au long d’une petite descente comme celle-ci, vous aurez juste à vous retenir sur vos muscles des cuisses pour éviter de vous laisser entraîner par la pente. Au-delà du col donc, c’est le balcon Est du Vercors, long sentier qui rejoint ensuite le Plateau à un autre col, qu’on appelle le Pas de l’Oeille. Mais il y a assez loin à marcher jusque là. Bref, il faisait chaud et comme souvent la chaleur va avec la soif. Il faudrait emporter beaucoup d’eau, beaucoup d’eau claire dans nos gourdes, mais alors avoir plusieurs gourdes que nous garderions au frais dans la pénombre de nos sacs. Un peu pris d’angoisse sous un ciel où s’amoncelaient des nuages sombres qui, de temps à autre, obscurcissaient un peu le terrain mais sans guère atténuer la sensation de brûlure, ni de dessèchement, je décidai de rebrousser chemin et de gravir à nouveau, mais dans l’autre sens cette fois, le col d’où nous venions. Je ressentis cette seconde ascension comme lourde, exténuante et je la fis à pas lents, comme chancelant. Je n’étais plus en forme et la descente me fut pénible, moi qui autrefois eusse pu voler de pierre en pierre, courant vers le refuge des vallées. C’est au bas de la pente, alors que l’auto était atteinte, que je ressentis la première morsure d’une mâchoire invisible mais bien là qui s’en prenait à mon côté gauche. Mais elle lâcha prise. Nous redescendîmes du Vercors pour rejoindre la cité et ses boulevards staliniens qui datent des ans cinquante, encore plus affreux depuis qu’on a déraciné les arbres qui les bordaient afin de rendre plus aisée la construction d’une ligne de tramway. On a bien voulu peindre un peu de couleur sur quelques façades, mais ça laisse à désirer… le béton parallélépipédique heurte la vision d’une chaîne de montagne au loin, elle aussi du solide, mais ô combien plus légère et aérienne. Là la douleur me rattrapa. Et sembla ne pas vouloir me lâcher. Un simple mouvement sur mon siège, celui de ramasser mon portable par exemple, me fit un mal de chien, et je voyais par la fenêtre de l’auto comme une brume qui n’était pas celle de l’été, mais je dirais plutôt une brume de l’être. La brume de celui qui a été. C. nous dirigea vers le service des urgences de la clinique où, voici sept ans déjà j’avais subi une intervention qui recèle en son nom les douces syllabes d’ange. A peine arrivés, la douleur s’en était allée. Mais j’eus droit aux ECG, prises de sang toutes les trois heures etc. Avec la compagnie, il est vrai, de charmantes infirmières, dont l’une, aimable coïncidence, moi qui aime tant les himalayas, avais séjourné plusieurs semaines à Dharamsala dans le cadre d’un voyage humanitaire, et y avait rencontré monsieur sa sainteté, le dalaï-lama soi-même. Elle me remit d’ailleurs entre les mains, pour mieux patienter, un exemplaire d’une revue de voyage avec un article abondamment illustré portant sur l’extrémité ouest du Tibet, autour de la bourgade de Ngari, non loin du Kailash, un endroit où j’ai rêvé d’aller et où il aurait été facile d’aller depuis l’Inde si la frontière n’était pas tenue si résolument fermée. Tout ça à cause des Chinois. Mais les analyses furent toutes bonnes, ce qui n’empêcha pas les médecins de me garder deux jours, pour que nous en ayons tous le coeur net, et oui, moi aussi par contre-coup, j’aurai le coeur net, une fois qu’on l’aura examiné, lorgné, qu’on aura mesuré le diamètre de mes coronaires. Rien. Douleur envolée, douleur inexpliquée. Je regardai le ciel, en sortant de la clinique. Il était toujours bleu. Un orage quand même s’annonçait au loin.
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Belle (et bonne) nouvelle !
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La marche n’est pas une simple thérapeutique mais une activité poétique qui peut guérir le monde de ses mots. (Bruce Chatwin).
Repose-toi, mon cher Alain.
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une République libre en 1944 mais à quel prix !
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