La douce endormie du café Vesuvio, la voici, elle me servait de vis-à-vis lorsque, chaque matin, je venais à une table de ce mini-temple littéraire pour y accomplir mes « tâches », sortes de devoirs de vacances emmenés avec moi pour remplir mes obligations quand je rentrerais en France : des soutenances de thèse, des articles à expertiser, quelque spéculation à mener pour des recherches à venir. Ces tâches sont prenantes, concentré sur elles, on finit par oublier de se détendre, d’où à la fin des crispations, des malaises, le corps réagit mal à ces cures d’abstraction que l’esprit lui impose. Revenu à Paris, C. O. soutenait sa thèse, une formalisation possible de la grammaire du Ewondo, langue bantoue parlée au Cameroun, dans les environs de Yaoundé (nom qui justement résulte de la déformation du mot « ewondo »), langue qui, à l’impératif, distingue un « nous » duel et un « nous » inclusif et qui possède une grande complexité du système des genres et des nombres : une vingtaine de « classes nominales », autant de sortes de genres qui permettraient de distinguer par exemple « personnes humaines » de « êtres inanimés » comme nous, nous distinguons le masculin du féminin. Visio-conférence avec un collègue de Chicago. Thèse difficile, où le directeur de recherches est aussi tendu que le candidat, peut-être plus. Quand c’est fini, tout va mieux. On peut reprendre ses lectures favorites.
Durant le vol aller pour SF, le dernier Goncourt, acheté en vitesse juste avant l’embarquement. Pas si mal. Etonnant pour un Goncourt… Billet à écrire prochainement sur ce blog.
Autre lecture en cours de séjour : un autre Philip Roth, « Un homme », cette fois (traduction de « Every man », titre anglais plus explicite, car il ne s’agit pas d’un homme « singulier » mais au contraire bel et bien de « tout homme »…), qui corrige un peu l’impression laissée par le précédent (« Exit le fantôme ») (j’ai entamé la lecture des romans de Philip Roth dans l’ordre chronologique inverse) là, la douleur est clairement évoquée et décrite. Mais comme si l’écrivain avait résolu de concentrer cette problématique du corps et de ses souffrances sur un seul (court) livre. D’où le sentiment d’une accumulation, d’un effet sériel, d’une routine : effet comique dont on ne sait s’il est volontaire ou non (j’ai lu quelque part qu’un critique, Eric Naulleau, avait écrit quelques lignes où il raillait Philip Roth justement pour cela, une sorte d’humour qui, a priori, n’est pas voulu). Une gageure : faire tenir en 180 pages l’histoire d’une vie, qui se ramène finalement à une collection de maladies (« mais au lieu de cesser, les ennuis de santé s’accumulèrent ; maintenant, il ne se passait pas un an sans qu’il soit hospitalisé » p. 78) entrecoupée d’épisodes érotiques et de mariages ratés(1). Une telle insistance à mettre le corps en avant, dans ses ratés, ses succès, parfois dérisoires, incapacité à résister à l’appel d’un orifice sexuel possédé par une top model, un mannequin danois prénommé Merete, mais qui se révèle être une telle catastrophe sur le plan humain que le chirurgien cardiologue en vient à dire au malade qu’il ne le laissera pas sortir de son hôpital si c’est pour être « soigné » par cet oiseau-là (« cette femme, c’est une absence, pas une présence »), une telle insistance, qui, comme on peut s’y attendre, culmine avec l’enterrement des corps, le dialogue avec un fossoyeur, qui fait état de ses trucs en matière de creusement du sol, finalement ça fait rire tellement ça confine à l’humour noir. Roth s’applique tant à nous convaincre que nous ne sommes jamais rien d’autre que l’équivalent de ce tas de terre et de pierres retiré du sol… (ce qui est juste, sans doute, mais c’est l’application mise à le dire qui est suspecte).
Ce thème du corps pourtant mériterait plus de sérieux. Au début de ce billet je parlais des effets de l’abstraction sur le corps, des exigences et des contraintes que ce corps subit du fait de cette caractéristique unique de l’espèce humaine : la réalité de la pensée, qui se renouvelle sans cesse, prolifère, se métastase, finit par s’épandre en mots, textes, ratures. Echanges sans fin, le tourbillon de nos pensées et de nos actes de langage tellement plus complexe et effrayant que la double hélice de l’ADN… Vertige si on conçoit que tout cela, y compris la création mathématique s’origine de nos corps. George Lakoff, linguiste, et Rafael Nunez, psychologue, ont écrit un livre à ce sujet, sur le comment des créations mathématiques à partir de nos structures cognitives.
Voilà ce que me soufflait à l’oreille, pendant que j’écrivais à cette table, l’endormie du café Vésuvio.
(1) Michele, qui commente souvent mes billets, faisait remarquer dans un commentaire récent, le caractère « insupportable » des héros de Philip Roth, notamment dans le traitement qu’ils infligent à leurs femmes. Elle parlait notamment de cette Phoebe, qui apparaît dans ce roman-ci comme épouse singulièrement bafouée, que le héros remplace par pur esprit de vanité, dès qu’elle lui a signifié son intention de divorcer, au moyen de la jeune mannequin évoquée ci-dessus, ce qui va s’avérer évidemment un fiasco complet.
Belle endormie pour laquelle on comprend que l’on puisse veiller.
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Waoup, si je puis apporter quelques nuances : il la trompe honteusement plusieurs fois. Elle ferme gentiment les yeux, Phoebe, puis finalement après les vacances en Europe avec celle qui commence par lui sucer l’index avant le reste, la Merete, décomplexée, une dit « assez », l’épouse, car il la dégoûte (très tardivement à mon sens). J’ai dû le lire deux fois pour y comprendre quelque chose à « Un homme ». Le suivant, je n’ai plus le titre dans la tête, est encore plus violent que celui-ci ; il m’a fallu six mois pour comprendre (bis) ce qui m’a fait tant souffrir en le lisant.
Puis, finalement, parce que j’ai acheté le dernier Jim Harrison, je comprends (ter) ce qu’ils font, ces chers écrivains américains, ils nous montrent l’état de la société quand les hommes vivent leur sexualité comme des animaux. Jim Harrison c’est itou : lui le romantique magnifique, ô il m’a fait tant rêver dans Dalva…il nous raconte les méandres du cul qui prend le pas, par le biologique dit-il, par cette crainte atroce de vieillir, puis de mourir, sur l’humain, l’âme, la tête, le cœur, les sentiments.
Et c’est la fin de toute retenue, de toute pudeur, de tout droit fil, de toute réserve : les vieux baisent des petites filles, des minettes, de la chair fraîche à tout prix, et à tout venant. Matent, copulent, écrivent sur eux-mêmes « je suis un porc, je suis un chien ». C’est la description crue, lucide de notre société.
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Je ne crois ni au discours tous les mêmes, encore moins au discours ils ont leur ….. à la place du cerveau. Par contre, je constate IRL combien les hommes se font manipuler, cela me fait de la peine ; je crois que c’est une étape à franchir. Douloureuse pour eux avant que de vivre une vie équilibrée où la femme de manière sordide ne remplacera pas l’homme dans sa bassesse. Je serai très vieille, mais j’assisterai à cet avènement là qui marquera la fin de l’esclavage et de l’un et de l’autre, ce ne sera pas sans mal, parce que les hommes vont devoir se rebiffer.
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J’aime bcp la description de la visio-conférence avec Chicago et le prof. attentif qui soutient les thèses de ses élèves. Demain, bac blanc, je crève de trouille. Pourtant, je corrige. Parfois, ils recrachent ce que je leur dis sans une once d’analyse réflexive, je me retrouve à piquer un fou rire, seule, dans mon lit, car à tout prix ils recasent anagnoste ou la fontaine de jouvence de Cranach ou la métrique. Quel bonheur !
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J’ai été un peu longue, pardon, je vous prie.
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Merci de cette longue et intéressante réponse. Le suivant, après « un homme », c’est « Exit le fantôme », non? dont j’ai déjà parlé? oui, les écrivains américains… surtout quand ils vieillissent, c’est assez affreux, enfin à mon goût. D’accord avec ce que vous dites. D’aucuns diront que c’est toujours la même dissymétrie entre les hommes et les femmes, et que les hommes sont loin d’en sortir avec les honneurs… Bref, Roth ne m’emballe pas. je sais qu’on a beaucoup parlé de lui pour le Nobel, mais je ne trouve pas ça justifié. La littérature américaine me paraît pleine de tics et de trucs, de conventions grosses comme des hangars dans lesquels sans doute les lecteurs américains s’engouffrent, des présupposés que nous nous n’avons pas nécessairement Le « everyman », il est sportif, costaud, a le sens de la famille tout en se glorifiant de ses conquêtes etc. etc. j’imagine aussi qu’il croit en Dieu, danse parfaitement la valse dans les réunions mondaines et trouve naturel de posséder une arme chez lui. Récemment dans une revue lu ceci: aux Etats-Unis, être athée signifie nécessairement être immoral… L’athée déclaré risque tout bonnement d’être exclu de son boulot. brrr.
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Oui, d’accord 100/100 avec votre brrrr. Pourtant, je les aime bien les américains, tout en me méfiant du port d’armes autorisé. J’avance dans Le grand maître de Jim Harrison et je suis surprise, me demandant qu’est ce qu’il lui prend à lui. Son fil conducteur, au delà des passages salaces, comme si c’était un passage obligé, reste la pêche à la ligne de truites dans la rivière, au Michigan !
Nous aurons l’occasion d’en reparler avec vous, je vous fais confiance… Cordialement,
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