« Je n’ai rien à dire, et je le dis », « je veux peindre des belles choses »… ces phrases sont de Gerhard Richter. Elles ressemblent à des platitudes. C’est pour cette raison que j’ai commencé la visite de la grande exposition Richter du Centre Pompidou (avant qu’elle ne ferme dans une semaine) avec un peu de réserve. D’autant que, je vais vous dire, ce photo-réalisme me laissait un peu pantois. Ça peut être ça, aussi, une grande œuvre, recopier des photos, d’abord en noir et blanc, puis en couleurs ? et pour donner un léger cachet « peinture », sur la fin, mettre un coup de brosse pour faire du flou (artistique, bien sûr) ? Et puis, parce qu’on a quitté la RDA en 1961, se jeter dans les bras du loup d’en face en glorifiant le réalisme capitaliste… ça fait tiquer. Enfin, moi, ça me fait tiquer. Mais probablement, il avait ses raisons, de bonnes raisons même. Richter est typiquement post-moderne, si on entend par « modernisme » tous les courants qui ont prôné la révolte, la mise en cause du réalisme, la déconstruction du réel.
Duchamp avait conçu un magnifique nu descendant un escalier, dans la manière cubiste : il cherchait à dévoiler, sous la forme apparente des choses, leur multi-dimensionnalité. On peut ici reprendre (de façon très pédante, je vous l’accorde…) l’analyse du philosophe logicien J. Hintikka pour qui le cubisme des années mille neuf cent, c’est le pendant en art des grandes découvertes scientifiques de l’époque, y compris l’invention de la logique contemporaine et la nouvelle réflexion sur le langage qui en découle : il n’y a pas que la dénotation des signes (ce à quoi ils renvoient dans la réalité), il y a aussi leur sens (leur « Sinn »), c’est-à-dire tout leur potentiel d’expression (les différentes facettes sous lesquelles un objet peut se montrer). Les peintres cubistes peignaient le sens. Richter, lui, est revenu à la dénotation, et avec une forte insistance. Son nu descendant l’escalier, à lui, a tout du classicisme. C’est beau, bien entendu. Mais on ne peut pas s’empêcher de penser à l’autre. Je sais, je ne parle ici que de la partie hyper-réaliste de Richter. Il y en a une autre aussi, tournée vers l’abstraction. Intéressante, certes, mais ce n’est pas Kandinsky. La partie réaliste mérite qu’on s’y attarde davantage car, à mon avis, c’est elle qui pose le plus de questions, elle qui nous parle en tout cas, ou qui me parle, si je veux rester modeste et à ma place de simple spectateur de quelques heures.
On s’habitue à ces grands paysages, la plaine autour de Chinon, des montagnes qui ressemblent au Vercors, des bosquets d’arbres, un arrière de ferme, c’est comme si on y était, enfin presque. Et on se plaît à faire alterner ces paysages classiques avec les vues aériennes que nous ménage Beaubourg en direction du Sacré Cœur : où est la fenêtre, où est le tableau ? C’est la grande question, je crois, de cette exposition. D’aucuns diraient celle de « la carte et du territoire ». Et tout à coup, on repense à ces phrases creuses en apparence lues dans les notices de présentation, et on se plaît à penser à un autre philosophe, Wittgenstein. Car finalement, Richter est un anti-peintre comme Wiitgenstein est souvent présenté comme l’anti-philosophe. L’un vise à effacer l’art plastique sous la reproduction parfaite d’une réalité, comme l’autre s’est attaché à détruire toute tentative de métaphysique en la réduisant à des questions de grammaire. Et puis, Wittgenstein disait-il autre chose que Richter lorsqu’il disait que « ce qu’on ne saurait dire, il faut le taire » ? En ce sens là, oui, l’assertion « je n’ai rien à dire et je le dis » prend une autre signification que la signification triviale. Ce que je ne peux pas dire (parce qu’il n’y a littéralement rien à dire devant la réalité), je le montre (par des tableaux) et pour m’affirmer comme peintre, je dis que c’est cela que je fais. De fait, le Richter contemporain ne fait qu’accentuer cette tendance. Sa dernière série (les « strips ») se présente en effet comme une simple tentative de voir comment la peinture peut encore subsister à l’épreuve du numérique. Et encore : il continue à faire de la peinture parce que c’est bien la seule chose qu’il sait faire. Aucun accent démiurgique dans tout cela, rien que la banalité. Mais Wittgenstein aussi sans doute aurait revendiqué cette banalité. Que d’autres ont essayé de faire entériner en politique sous la dénomination de « normalité »…
Et puisque nous en sommes au chemin du politique, justement, il y a autre chose de notable chez Richter, c’est bien sûr une manière très subtile, très nuancée d’être engagé. On ne s’en aperçoit pas tout de suite. Un regard trop rapide ne comprendrait rien à cette exposition, qui montre des escadrilles d’avions en piquet, et un soldat en uniforme nazi (son oncle) à côté de la peinture photographique d’un jeune enfant dans les bras d’un autre, et puis on lit ceci :
Et on a un frisson dans le dos. Par le relevé scrupuleux des indices, des images et des signes qui peuplent notre réel, sans rien ajouter de plus, Richter parvient à nous faire accéder à un sens, qui n’est pas un « sens profond » (je veux dire qui habiterait quelque profondeur de l’âme) mais un sens qui est toujours déjà là, donné, et qui n’attend que notre regard attentif.
J’avais visité cette expo en juillet, et je n’ai pas été convaincu (même s’il ne s’agit pas de cela) : le peintre-photographe (ou l’inverse) n’arrive pas à se sortir de ce dilemme – ses photos sur la Bande à Baader, barbouillées, n’ont aucun impact – et Richter oscille sans cesse entre une démarche sûre et une navigation au fil de la modernité (abstrait, numérique…) sans jamais s’engager vraiment dans un style (imaginons Pollock !) qui lui soit personnel et indéniable.
Oui, il y a des photos d’avions (je préfère la construction d’un Anselm Kieffer au musée d’art moderne du Bahnhof de Berlin !), et alors ? Son passé « familial » est-il un Ausweiss suffisant pour atteindre la force (Kraft) de l’art ?
Ce n’est pas ce qui m’a semblé et j’ai préféré les vues depuis les baies vitrées de Beaubourg – style réaliste – à celles de la plupart de ses toiles, sauf le portrait de la jeune fille blonde de dos et quelques autres…
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oui, je me souviens de ce billet. J’ai essayé de jouer le jeu et de comprendre la démarche, mais en effet, tout n’est pas enthousiasmant (notamment les grandes toiles abstraites…, sans parler du fameux « nuancier » qui étale aléatoirement des échantillons de couleur comme chez le marchand).
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Le style de Richter, c’est de ne pas en avoir. Donc de se dérober à toute explication et exégèse qui chercheraient à lui donner un maître, une référence ou une signification. Par sa liberté de peindre ce qu’il veut, quand il veut et comme il veut, il rend les gloses imparfaites, voire inutiles. La seule chose qui compte, c’est le regard, le sien, et celui de chacun. Sans vouloir lui intimer l’ordre d’une explication, d’une démarche. A sa liberté de peindre répond la liberté de celui qui regarde sans être pris dans un carcan. Y compris ses toiles abstraites qui, pour moi, valent bien celles de Kandinski qui est l’exemple même du peintre qui ne s’est jamais remis de ses premières fulgurances pour finir en s’enfermant dans les petites boites d’un système…
Richter n’est pas un Maître, ne montre aucun chemin, ne démontre aucun théorème. Dérangeant ? Peut-être : je suis sorti de cette exposition en me posant encore davantage de questions sur ce que je voyais,..
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