Une nuit à Locarno

C’est toujours la même chose, les villes, quand on les conquiert par la route. Il faut d’abord vaincre les zones d’entrepôts, zones industrielles, zones commerçantes, les routes à quatre voies, les murs de béton le long des routes à quatre voies, les garages, les ponts, les passerelles, les rond points, les feux rouges, lire les pancartes, à droite à gauche, voir où est le camping, les campings, choisir, évaluer, freiner, repartir, attendre et au loin comme un ciel lourd brûlant au-dessus d’un lac qu’on devine frais mais qui de près s’avèrera poisseux, liquide, gris, un peu sale, les bancs au bord du lac chauds aux fesses, en plein soleil, tachés de crème glacée, même pas bons à s’y coucher : les passants n’aiment pas ça, ça fait mendiant, ça fait pauvre, ça fait malade et ici, on est pour les riches, les nantis, les bien portants, ici, tout le monde a bien dormi. Ici c’est la fête, mais pas comme en Avignon – qui est une fête populaire – une fête de luxe et de bon goût, on trie les déchets à mettre dans les poubelles, lesquelles poubelles d’ailleurs sont transformées en œuvres d’art, ici les restaus sont chers, heureusement, à la COOP, on peut avoir des salades dans du plastique, salades mêlées, salades de cervelas, salades de poulpes marinés, et fruits aussi emballés dans le plastique, morceaux de melon jaune, de melon vert, de pastèque rouge, à deux pas, à trois doigts de la Piazza Grande. En 1948, P. y faisait son école de recrues, les conscrits étaient alignés sur deux rangs. Cette année-là… j’avais un an, j’étais beau, j’étais bouclé, j’habitais au Bourget au fond d’un jardinet dans une maison de deux pièces qui n’était pas chauffée. Cette année-là, le Grand prix fut attribué à « Allemagne année zéro » de Roberto Rossellini, et la meilleure actrice désignée fut Hildegard Knef, mais la première édition du Festival de Locarno avait déjà eu lieu, en 1946, car, ainsi que le rapporte Wikipedia :

« La première édition du Festival ouvre ses portes le 23 août 1946 avec la projection, dans le parc en pente du « Grande Albergo » (Grand Hôtel), de O sole mio de Giacomo Gentilomo. Le festival a été organisé en moins de trois mois pour pallier l’impossibilité de tenir le festival à Lugano suite au refus du peuple de cette ville de construire un amphithéâtre à cet effet. Il y eut quinze films au programme ».

On appréciera…. « le peuple avait refusé de construire… ». Qu’est-ce qu’il sait, « le peuple » ? Et puis, c’est qui, ce peuple, d’abord ? En Suisse, on parle souvent de « la bourgeoisie » des villes (être « bourgeois » d’une ville, c’est comme y être né, c’ est avoir des droits, comme celui de se faire livrer un fagot de bois si on tombe dans l’indigence). Ce peuple se confondrait-il donc avec « la bourgeoisie » ? laquelle comme on sait à ses forces dominantes, ses – comme on ne disait pas alors – « leaders » d’opinion. Voilà, les leaders d’opinion de la ville de Lugano voyaient d’un mauvais œil s’installer un amphithéâtre pour projeter des films, on pensait sans doute que le cinéma pervertissait les esprits. Doivent s’en mordre les doigts aujourd’hui. Car Locarno visiblement prospère de son Festival.

Au débouché d’une rue un peu à l’ombre, un peu fraîche, on tombe sur la Piazza Grande et découvre d’abord l’écran géant, si grand, si blanc, sa blancheur se confondant avec la couleur du ciel à cet endroit, à ce moment, et comme une ombre fait semblant de prolonger un pan de montagne situé bien plus loin, on a l’impression d’un immense trou dans le paysage, comme si tout à coup, juste là, il n’y avait plus rien, mais alors rien, vraiment rien, juste du blanc qui donne le vertige, c’est ça un écran, ça la source du cinéma : un point de fuite par où se rattachent l’imaginaire et le réel. Face à l’écran, une énorme boîte noire, la cage aux projectionnistes avec ses yeux monstrueux qui donneront toute leur puissance le soir venu. Nous sommes venus en pensant rencontrer les D. puisque nous savons qu’ils viennent cette année et nous les rencontrerons en effet, la ville n’est pas si grande, ce n’est pas Avignon, c’est un plaisir de les rencontrer et de boire le soir avec eux après les films, au PardoBar, discutant jusqu’à deux heures du matin. Entre temps, nous avons vu « Problème d’Image » (voir billet précédent sur ce blog) et, sur la Piazza, puisque nous n’avions pas tellement le choix, « Ruby Sparks », le nouveau film de Jonathan Dayton et Valerie Faris, les réalisateurs de « Little Miss Sunshine », qui reviennent à Locarno pour une histoire mignonne, un conte de fée, une version moderne de Pygmalion, il s’agit d’un jeune écrivain génial (incarné par Paul Dano) qui cherche vainement une compagne et qui d’abord rêve d’une fille, puis écrit sur elle, avant de la faire exister dans la réalité.

Mais elle (Ruby, jouée par la jolie Zoé Kazan) n’est évidemment que sa créature… la créature se révolte, l’écrivain sanglote et se résout à lui rendre la liberté – toujours par la seule ressource de l’écriture – mais rassurez-vous, tout se terminera bien… bôf, bien joué, amusant, « romantique », sans plus. Le journaliste du « Monde » s’énervait des choix du directeur actuel du Festival, Olivier Père, taxé d’américanophilie. De fait, ce petit film charmant aurait pu être de n’importe quel pays, j’en ai même – une fois n’est pas coutume – apprécié la musique, un mix de succès français à la « ça plane pour moi » et à la Sylvie Vartan.

Avant le début de la séance, nous avions eu droit aux discours (la représentante de Swisscom…) et à la remise d’un « Léopard d’Or » à Léos Carax, présenté ici comme un génie (sans doute il le mérite, pas vu encore « Holy Motors »), escorté de Kylie Minogue, bredouillant trois mots, genre « je suis très honoré d’être honoré », donnant une citation de Céline (très mal traduite en Anglais par la présentatrice… ce qui fit faire la grimace au cinéaste) avant de se remettre une cigarette au bec et de quitter la scène. Mais c’était sans doute mieux que la veille. Ils avaient eu Delon.

Bien sûr j’aurais aimé voir Belafonte… si nous avions pu rester.

En tout cas, je vous conseille le camping de Tenero (comme je vous conseille celui de l’île des Papes, pour Avignon !).

Notez les compléments donnés par Wikipedia :

En 1951 et en 1956, le festival n’a pas lieu.

En 1958 : Nouvelle Vague avec Le Beau Serge de Claude Chabrol et en 1962 : Un cœur gros comme ça de François Reichenbach.

Dès 1968, les prix sont nommés « Léopard ». Avant cette date les récompenses portaient diverses appellations comme par exemple «Voile d’Or ».

En 1971 : Sur une idée de l’architecte Livio Vacchini La Piazza Grande devient le lieu principal des projections et donne une nouvelle impulsion au festival.

En 2007 quatre salles ainsi que la Piazza Grande sont équipés pour la Haute Définition (D-Cinéma). 17 films de la sélection 2007 sont diffusés en digital.

Et cette année, le lauréat est ?

eh bien, Jean-Claude Brisseau! (note du 12 août) pour « La fille de nulle part ».

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2 commentaires pour Une nuit à Locarno

  1. JEA dit :

    entre Carax et Delon, il n’y a pas photo même pour paparazzi…

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  2. Superbe article.
    L’année dernière, à Bologne, j’avais vu aussi un écran immense sur la grande place, mais on ne pouvait hélas rester le soir…

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