On tombe toujours sous le charme en écoutant Michel Serres. Voilà quelqu’un qui n’est pas un philosophe au sens où on pourrait l’attendre (quelqu’un qui argumente, qui analyse), disons juste un penseur, un visionnaire, quelqu’un qui a des intuitions et les fait partager, qui part d’images qui frappent, les développe et à force de métaphores nous conduit parfois à des évidences que nous ne percevions pas, mais aussi – c’est le risque de ce style – à des « évidences » qui pourraient s’avérer fausses. Un philosophe, un écologue, un conteur, un poète à sa manière capable de tenir en haleine des foules impressionnantes : je ne m’attendais pas ce matin, en venant à 9h30 à la MC2, à trouver autant de gens levés un dimanche matin encore plus tôt que moi, et prêts à défendre leurs places avec autant de fougue.
Michel Serres, venu parler de « la crise » (« sommes-nous vraiment en crise ? ») a commencé son exposé par une anecdote : il lui fut donné, en 1989, de vivre un tremblement de terre de 7°2 dans la Silicon Valley. Il en garde un souvenir à la fois terrorisé et émerveillé. Le tremblement de terre, dit-il, n’est qu’un frisson superficiel à l’échelle de la terre : il est préparé de longues dates par des mouvements telluriques profonds. Ainsi sont les crises, et nous devons tenter de remonter aux changements lents qui sont advenus pour les mettre en place. Ces changements sont liés à de grands évènements : un événement est d’autant plus grand qu’il ponctue une période longue, mais il n’est alors pas annoncé comme tel. Premier événement pour Michel Serres : la fin du néolithique, qui fut la période de la naissance de l’agriculture et de la domestication et qui s’achève lorsque, aux alentours de 1970, se désertifient les campagnes (1,1% de paysans de nos jours, contre 90% il y a à peine un siècle). Avez-vous vu cela annoncé dans le journal ? [M. S. a le don de ces formules rhétoriques qui tiennent en éveil l’auditeur, un conteur, vous dis-je].
Autres grands évènements : bien sûr le bond extraordinaire dans l’espérance de vie (Musset promettait aux jeunes filles de 18 ans six ans de recherche de l’amour, six ans d’amour et une dizaine d’années pour se préparer à la mort, ce qui nous amène vers trente ans), et puis la disparition de la douleur : Louis XIV, le potentat, hurlait de douleur chaque matin et chaque soir à cause d’une fissure anale. Un médecin peut rencontrer aujourd’hui des hommes de soixante-cinq ans qui n’ont jamais souffert. Ces grands évènements transforment, à n’en pas douter, nos conceptions du monde : on ne fera pas partir à la guerre un jeune qui a encore une espérance de vie de soixante ans devant lui, comme on le faisait de celui qui n’avait qu’un faible capital d’années. Et la morale. La morale était un extraordinaire moyen de lutte contre la douleur : dans toutes les civilisations et les religions, des règles étaient édictées pour aider le pauvre mortel à endurer le mal, mais si nous n’avons plus de douleur, pourquoi chercher une morale ? [Cet après-midi, j’entends à la radio dans une émission sur la mort, une femme s’interroger : pourquoi dois-je mourir, si je n’ai pas de douleur ?]
Bref, les temps changent… Bob Dylan le chantait déjà, n’est-ce pas ?
Mais comment passer de ce constat à une réflexion politique ? Après tout, ce que nous dit Michel Serres, nous le savons, nous nous le répétons chaque jour. Oui, nous sommes en paix en Europe depuis soixante quatre ans. Oui, nous sommes entrés dans l’anthropocène. Oui, Facebook est une invention extraordinaire, le premier cas dans l’histoire où cinq cent millions de personnes adhèrent à un mouvement (c’est-à-dire comme le dit joliment Serres, un nombre « équipotent » à l’humanité toute entière). Mais que savons-nous faire de cela ? que savons-nous faire de ce savoir intime ? Métaphore encore : celle du navire sur lequel nous sommes embarqués, nous sommes l’équipage et nous nous disputons, mais si une avarie survient, n’allons-nous pas tous nous tourner en commun vers la nécessité de réparer ? dit Serres. Mais n’est-ce pas qu’une métaphore ? Et si l’avarie met longtemps à se manifester ? Et si cette lenteur autorise des diagnostics différents ? et si nous sombrons sans nous en rendre compte ?
Et puis encore : cette belle histoire que nous raconte Michel Serres (un peu comme l’Oncle Paul du Tintin de notre enfance), n’est-elle pas avant tout celle de l’homme occidental ?
De l’homme, d’abord : là une dame de l’assistance se fait entendre, prenant d’ailleurs le pauvre philosophe un peu à contre-pieds, lui qui avait prévu, dit-il, de parler de la situation des femmes. Mais un peu tard. Il s’en défend. Lorsqu’il intervient dans des entreprises, face à des parterres (qu’on imagine) plein d’hommes influents, il les salue en leur disant : « Bonjour messieurs les talibans ! », ceux-ci sont outrés, mais il demande alors à ce que les femmes se lèvent, et il y en a bien peu (toujours). Nous connaissons ce constat-là. Que faire ?
Et de l’occidental ensuite, mais ça, curieusement, personne ne le lui a dit. Or, c’est un grave problème : la douleur disparue, l’espérance de vie allongée, est-ce là le destin d’un enfant népalais ou d’un habitant des hauts plateaux andins ? De quel droit faisons-nous semblant de croire que l’enchaînement rationnel des choses est celui qui caractérise le destin général de l’homme alors que ce n’est que celui de l’homme occidental ?
Rendons grâce toutefois à Michel Serres de quelques sorties lumineuses, sur l’identité notamment. Et le ridicule de « l’identité nationale », qui sonne comme une contradiction : « nationale » c’est l’appartenance, rien à voir avec « l’identique », qui, lui, signe une personne unique, intersection de tous les ensembles auxquels elle appartient. C’est une faute logique. Une faute mathématique. Je souscris [avec la réserve toutefois que je dirais plutôt que la confusion, au sens mathématique, est plutôt entre appartenance et inclusion, mais nous ne chicanerons pas : l’idée revient au même].
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Les tremblements de terre sont-ils seulement physiques ?
Tunisie, Egypte : les tremblements d’hommes abattent, un beau jour, des régimes dictatoriaux… Michel Serres s’intéresse-t-il aussi à la politique ?
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Michel Serres ne s’intéresse pas tellement à la politique, semble-t-il… Ou alors, en un sens très large. En rapport avec ton commentaire, je retiens ceci de son intervention (que je n’ai pas mentionné dans mon billet car je voulais faire bref) à propos de la notion de « crise », mais entendue au sens médical du terme: la crise marque un pic dans un mouvement de l’organisme, au-delà duquel l’organisme a à décider s’il meurt ou s’il guérit. S’il décide de guérir, l’état du patient n’est jamais l’état initial, mais un état fondamentalement nouveau. Si c’était le retour au statu quo ante, on retomberait dans la même crise. Ici, M. Serres fait une comparaison historique: au XIXème siècle en France, le cycle révolution )- restauration – révolution – restauration, qui s’achève à un moment tout de même, lorsqu’on atteint un consensus définitif sur la République. Tu comprendras ce que tu voudras avec cette métaphore… disons que le cycle n’est peut-être pas clos en Tunisie ni en Egypte et qu’après une première révolution, peut succéder une autre dictature, et ainsi de suite. Rappelons-nous la chute du Shah….
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Il faut saisir les cycles.
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Entre s’intéresser à la politique et commenter l’actualité, il y a une différence : Michel Serres préfère s’intéresser que commenter. Ce n’est pas inutile au moment où 500 millions d’êtres humains au moins commentent …
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Hyperintéressant ;
observer c’est autre chose que commenter (plus de 500 000 000, je crois ; ai entendu deux milliards d’individus connectés sur la toile, les jeunes les vieux, chacun, tous et cinq milliards sur téléphonie mobile : sidérant)
les femmes nous sommes faites pour nous démarquer
un équipage sans capitaine c’est comme une cordée sans premier de cordée
couler on s’en rend toujours compte si avarie : simplement parfois c’est si rapide que pas le temps d’écoper, là, c’est grave.
nous, nous vivons dans notre tête plus que dans les mots qui franchissent le seuil de nos lèvres.
heureuses ainsi nous sommes, si l’homme aimé est à nos côtés.
si non, les larmes silencieuses franchissent nos paupières et nous nous taisons, le coeur noué.
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