Nuée d’oiseaux blancs

oiseaux-blancs.1246692000.JPGL’objet était joli : un petit volume, format agréable (10 x 17), papier juste un peu rêche au toucher, couverture blanche avec deux arabesques violettes discrètes. Je l’avais acheté avant d’aller au Japon, prévoyant de l’emporter pour le lire là-bas, et puis je l’avais laissé car je vise à voyager léger (pas de bagage en soute, cela fait perdre trop de temps), je l’ai donc retrouvé à mon retour et je me suis plongé dans sa lecture. Manière de prolonger l’enchantement de ce voyage dans une autre planète. « Nuée d’oiseaux blancs » fut publié par Kawabata Yasunari en cinq fragments, correspondant aux cinq parties du roman :

Sembazuru (« les Oiseaux blancs »)
Mori no yûhi (« le Soleil couchant sur le bois »)
Eshino
Haba na kuchibeni-1 (« Le rouge à lèvres de la mère, première partie »)
Haba na kuchibeni-2 (« Le rouge à lèvres de la mère, deuxième partie »)
Nijûboshi (« Etoile double »)

Ces fragments furent publiés sous le titre Sembazuru en février 1952 à Tokyo. Le livre a étékawabata-1.1246691972.jpg traduit en français par Bunkichi Fujimori et Armel Guerne et fut publié la première fois en France chez Plon en 1960. (Il est cette fois publié par une petite maison d’édition qui s’appelle « Sillage », avec un appareil critique neuf). C’est un chef d’œuvre. Que raconte-t-il ? l’histoire d’un trentenaire dans les années cinquante, assez fortuné, qui a perdu ses deux parents et qu’une redoutable marieuse, éphémère maîtresse de son père, professant dans le domaine de la cérémonie du thé, veut à tout prix marier avec une jeune fille très charmante. Mais une autre maîtresse de feu le père du héros, celle-là une amante durable, qui pleure encore l’homme qu’elle a aimé, fait irruption dans le jeu. Troublée, elle confond le père et le fils. Ayant commis cette faute impardonnable, elle se renferme chez elle, puis se suicide, mais elle a une fille, Fumiko, et le héros, Kikuji, a tôt fait lui aussi de confondre la mère et la fille… le pauvre Kikuji ne sait où donner de la tête. L’histoire finira sans doute mal, mais Kawabata a ce trait de génie de laisser la fin en suspens, de sorte que tout ça peut s’évanouir comme dans un nuage (de thé, bien entendu).

Ce qu’il y a d’extraordinaire dans la narration est que toute la communication des sentiments passe par l’intermédiaire des objets, tous forcément sublimes, datant de trois siècles au moins, des vases de shino (céramique du XVIème siècle répondant aux exigences de l’art du thé) ou des tasses signées (de Ryônyû, maître céramiste du XVIIIème siècle), dont une noire qui a appartenu au père. La discussion porte essentiellement sur les qualités comparées de ces objets de style, sur leur plus ou moins bonne adaptation à l’usage qu’on leur fait subir. Tout à partir de là devient métaphorique… Kukimo, dans un accès d’audace, propose à Kukiji de lui offrir une tasse, rouge celle-là, qui a appartenu à sa mère (se souvenir que les parents des deux jeunes gens ont été amants), mais qui a la particularité que celle-ci l’a si souvent portée à sa bouche… qu’on n’a jamais pu effacer la trace de rouge à lèvres qui s’est déposée ! Sommet d’érotisme et de trouble, mais Fumiko a des remords : cette tasse a-t-elle une valeur esthétique suffisante pour faire l’objet d’un cadeau ? Elle se libèrera de l’emprise maternelle qui s’exerce au-delà de la mort en brisant l’objet et Kukiji ramassera pieusement les morceaux, avant de faire succomber la jeune fille à son charme. Eternel recommencement, Fumiko aura des remords et peut-être suivra le chemin de sa mère…

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Livre court qui n’est pas sans rappeler certains essais qui paraissaient en France vers la même époque autour du « Nouveau Roman », sauf que là, il n’y a rien de « théorique », seulement une forme de vie qui s’est développée à une certaine époque dans un certain pays. Reste à savoir ce que recouvre objectivement cette forme de vie au Japon (d’un point de vue sociologique), autrement dit à savoir qui, dans la société, demeure (ou demeurait) attaché à cette manière raffinée d’exprimer ses sentiments…

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(ustensiles pour le thé et dessin de Hokusai au Musée national de Tokyo)

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5 commentaires pour Nuée d’oiseaux blancs

  1. Olivier SC dit :

    Ce samedi 4.07, nous sommes, avec vous et un autre blog, dans la littérature japonaise. Si vous lecteurs veulent des pistes supplémentaires …

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  2. michèle dit :

    Dans la céramique japonaise il y a la technique du raku. La terre est du grès chamotté blanc. Chamotté signifie avec des petits grains. Usuellement on fabrique des bols car c’est une objet important le bol pour la cérémonie du thé et pour l’harmonie dégagée par sa forme ronde. La cuisson se fait en trois temps. Première : cuisson de l’objet brut. Puis émaillage. Puis seconde cuisson dans un four à 1000°. Puis on plonge l’objet dans une bassine avec journaux et sciure, cela s’appelle l’enfumage, on referme la bassine avec un couvercle cela fait jaillir la couleur mordorée des émaux. Enfin on sort l’objet enfumé dont les craquelures sont apparues et on le plonge dans un autre récipient avec de l’eau glacée. Cela fait un effet chaud et froid. Les pièces sont uniques et d’une grande beauté.
    De Kawabata j’ai lu Les belles endormies qui est un livre d’une grande cruauté.

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  3. Alain L. dit :

    merci olivier s.c.
    et merci michèle pour ces détails, d’où vous vient un tel savoir? avez-vous pratiqué l’art de la céramique?
    Kawabata, j’avais commencé de lire « les belles endormies » et le « grondement dans la montagne » sans jamais terminer… maintenant que je suis allé au Japon, mon envie de le lire s’est accru. Je viens de terminer « les belles endormies », en effet, il y a de la cruauté dans ces beaux récits, une conception de l’érotisme entre autres qui nous dérange tant elle est mêlée avec la mort.

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  4. Lali dit :

    De Kawabata, j’ai lu il y a (trop longtemps) Les belles endormies et Pays de neige…
    Je crois que je vais ajouter ce titre à ma liste de livres à lire… Merci Alain!

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  5. michèle dit :

    >Alain L. J’apprends, je suis néophyte. Les japonais seraient paraît-il les premiers à avoir inventé la poterie. Pour le raku ce qui est intéressant c’est que la simplicité de la forme première, le bol, requiert toute l’attention du potier et que c’est lié intimement à la cérémonie du thé. L’art est ainsi sacré.
    Sur l’érotisme des Belles endormies j’ai été sceptique car le refus du vieillessement s’accompagne d’une vengeance sur la chair jeune et innocente, vierge parfois. J’ai retrouvé ce thème de la déchéance physique dans La Belle Noiseuse de Jacques Rivette avec Michel Piccoli et Emmanuelle Béart mais là, traité avec une grande pudeur. Mais je ne m’arrêterai pas à ce livre de Kawabata j’en lirai d’autres.

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