Le « vieil écrivain » et Internet

kenzaburo-oe2.1243834553.jpgJ’ai dit un mot de Kenzaburo Ôe dans le billet précédent, ou bien Ôe Kenzaburo si on respecte la convention japonaise consistant à donner ce que nous appelons le prénom en dernier, et aussitôt m’est apparue l’envie d’en dire un peu plus, tant il me semble qu’il est un des plus grands écrivains d’aujourd’hui. Et, qui plus est, l’occasion m’en est donnée par la nouvelle publication d’une conférence qu’il avait prononcée en septembre 1998, dans la livraison récente de la revue « Manières de voir » – une émanation du « Monde Diplomatique » – consacrée au « Japon méconnu » (n°105, juin-juillet 2009). L’écrivain japonais, Prix Nobel de littérature en 1994, s’y interroge avec humour sur le rôle d’Internet vis-à-vis de l’écriture, et de la littérature de notre temps. Il trouve qu’il est déjà un homme âgé – né en 1935, il avait donc 63 ans au moment de la parution de l’article – et qu’il mérite sans doute les moqueries des « jeunes intellectuels » à l’égard du peu d’appétence qu’il avait manifesté jusque là pour les nouvelles technologies. Pensez, au moment du Prix, il n’était relié au monde que par un ancien modèle de téléphone. Il s’est rendu compte à ce moment-là que s’il voulait répondre à tous ceux qui voulaient dialoguer avec lui, alors il lui fallait passer à autre chose : le fax, par exemple. Et là, ce fut pour lui une découverte, « la possibilité de multiplier les échanges de fax en un bref laps de temps et la liberté de répondre au moment voulu [lui] ont fait découvrir une émotion inédite ». Au point qu’il se mit à en faire la publicité, mais sous les railleries encore des jeunes écrivains, car ce mode de communication était déjà dépassé : il fallait passer à Internet. Son idée était alors qu’il y aurait un grand intérêt à tenter de publier sous forme de livres les échanges entre écrivains qui pouvaient se faire par le courrier électronique. Mais pourquoi ? qu’y apprendrait-on de neuf ? Pour Ôe, il y aurait un sens à permettre d’examiner ainsi les transformations de « style » que les nouveaux médias font subir à nos manières de nous exprimer. Cette idée n’est pas très originale à vrai dire et je connais maints collègues linguistes capables de faire leur miel des changements qui surviennent dans notre langue du fait de l’envoi des mails et, bien plus encore, des SMS. (Dans un des cours que j’ai donné cette année, à l’université, j’avais demandé aux étudiant(e)s de faire des exposés, par petits groupes, sur des sujets qui les intéressaient. Le débat a souvent plané autour de ce genre de questions. Il mettait également en avant, de façon périlleuse pour moi – qui ai presque l’âge que Ôe avait lorsqu’il prononçait cette conférence – la question générationnelle. Une fois où je disais qu’il serait malheureux de perdre le savoir de notre langue littéraire, parce que nous ne pourrions plus comprendre les textes de notre littérature, il me fut répondu que de même qu’on avait su traduire les récits médiévaux en français moderne, il se trouverait bien toujours quelqu’un pour traduire les textes actuels dans le langage sans orthographe qui sert à coder les SMS et que Molière en « parler des cités », cela se faisait déjà.)

Mais ce que j’ai trouvé d’original dans l’article d’Ôe, c’est l’appel qu’il fait aux formalistes russes (« Entre parenthèses, dit-il aussi, si l’Union soviétique a disparu, plusieurs de ses mouvements intellectuels si brillants des années 1920 ou 1930 gardent toute leur pertinence et font partie intégrante du patrimoine vivant du XXème siècle »). Il dit :

Disons, pour simplifier les choses, que les mots de l’écriture littéraire, par un procédé que les formalistes russes appelaient ostranenie – « rendre autre » – retardent la transmission du sens et rendent cette transmission plus longue. Ce procédé permet de redonner aux mots la résistance qu’ont les choses elles-mêmes au toucher […] je dois confesser ici que ma vision du roman ou de la littérature en général se fonde sur cette théorie de l’ostranenie, et que c’est à dessein que je complique la transmission du sens. C’est pourquoi beaucoup de jeunes intellectuels estiment probablement que je serai le premier des romanciers à être relégué aux oubliettes par la nouvelle génération Internet.

Résistance, « redonner aux mots la résistance qu’ont les choses elles-mêmes au toucher » me paraissent en effet être une tâche irremplaçable de l’écrivain, même et surtout à l’époque moderne.
Mais le plus étonnant encore, concernant cet article, est que, loin de cultiver la nostalgie pour les formes d’écriture du passé et de chercher à y défendre coûte que coûte ce « rôle irremplaçable », il manifeste une ouverture aux formes de l’avenir : « l’information est elle aussi une forme profonde d’expression. On peut y distinguer un « style » ». Mais qu’est-ce que le style ? « Ce que j’appelle « style » peut être défini par plusieurs questions : qu’est-ce que l’être humain ? Quelles sont ses activités ? Que nous révèlent-elles de lui ? ».
Peu importe après tout la forme que nous utilisons, semble-t-il dire – et là, je crois que mes étudiantes de P8 seraient toutes d’accord avec lui – puisque le style en question n’est finalement rien d’autre que le reflet de nos activités, et que ces dernières sont ce qu’elles sont à un moment donné de notre histoire. Comparant le temps qu’il fallut au XIXème siècle pour que la nouvelle de l’existence d’un vaccin contre la variole atteigne le Japon (soixante ans) avec la fraction de seconde qu’il faut aujourd’hui pour acheminer une nouvelle à l’autre bout de la Terre, il se déclare plus préoccupé par l’usage des nouveaux médias dans l’objectif de créer de nouvelles solidarités (« pour apporter une réponse humaine à ces tragédies trop réelles que sont les guerres ») que par le maintien d’un ancien « style ». Comme un écho en somme à la phrase de Sartre qui affirmait qu’aucune cathédrale ne valait la vie d’un homme (je cite de mémoire). (Mais n’a-t-on pas désigné parfois Ôe comme « le Sartre japonais » ?).

A mon avis, ce qu’il veut dire aussi c’est qu’il y a bel et bien plusieurs « styles » qui peuvent et doivent coexister. Ôe est généreux dans son attitude à accorder un « style » à l’information, et trop modeste sans doute quand il se voit relégué déjà aux oubliettes à cause d’un style qui, contrairement à l’information, cultive la lenteur. Car la lenteur est tout bonnement celle de la réflexion. Me semble-t-il en tout cas. Les neuro-sciences – encore elle ? mais je suis sûr que le « vieil écrivain » ne dédaigne pas ce qu’elles disent – ne nous apprennent-elles pas que le traitement de l’information dans le cerveau humain depuis le niveau des neurones et des réseaux élémentaires de neurones jusqu’au niveau cognitif se fait à une vitesse incroyablement plus lente que celle des signaux transmis au sein d’Internet ?
Les textes pour la réflexion se doivent donc de se mouler dans cette lenteur, d’offrir cette résistance afin qu’ils nous laissent le temps de former des pensées.
De fait, Ôe Kenzaburo témoigne d’un optimisme surprenant et qui me semble tout à son honneur.
Lui qui, si souvent, a fait montre de sa douleur (douleur d’homme du XXème siècle devant les horreurs de la guerre – Hiroshima en particulier – douleur, encore, d’homme devant accueillir un enfant lourdement handicapé), finit par voir dans Internet surtout un moyen extraordinairement efficace de répandre l’information utile (lors de grandes campagnes internationales, comme celle contre les mines anti-personnel). Il y voit aussi, à cause de la possibilité de s’y exprimer dans n’importe quelle langue, un autre moyen de résistance, mais cette fois contre la langue du pouvoir dominant.
Ajoutons à cela qu’après tout, ne pourrait-on pas utiliser aussi le réseau pour sauvegarder des écritures, des mots, des façons de parler, des langues entières, qui sont presque toutes menacées ? et ne serait-ce pas là aussi un bon morceau de résistance, qui contre-balancerait l’autre mouvement, celui qui va vers l’oubli ?

Noter en passant que ce travail est celui de mes collègues linguistes, un travail méconnu, injustement considéré comme inutile. Bien sûr.

Vous ne voudriez tout de même pas que l’idéologie régnante se préoccupât de « style » !

Billet trop long encore, me dira-t-on, mais connaissez-vous d’autre moyen de réfléchir que celui qui consiste à y mettre le temps ?

(photo empruntée au site http://www.transientwriting.wordpress.com)

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7 commentaires pour Le « vieil écrivain » et Internet

  1. Tant que les billets des blogs ne sont pas calibrés à 500 signes, comme c’est le cas pour les articles du monde.fr, profitez-en !

    Cette réflexion est intéressante car elle montre que l’âge n’a rien à voir avec l’acceptation ou non des nouvelles technologies : seuls le plaisir ou le désir doivent y présider.

    La « résistance » des mots est certes plus grande dans un texte « classique » que dans un SMS : mais il existe déjà des romans écrits en cette langue courte, pour téléphones mobiles. Des linguistes arriveront bien à les traduire plus tard !

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  2. Dunia dit :

    Non. Pas trop long.

    Ras-le-bol qu’on veuille tout calibrer!

    Pour ma part je préfère un long article dont je peux sauter les passages qui m’ennuient, plutôt que trois lignes sous un titre accrocheur qui me laisseront sur ma faim car elles ne m’apprendront rien de plus de ce que je sais déjà.

    Je suppose que cette opinion est due au fait que je ne suis pas non plus le genre de personne qu’on peut ranger dans une boîte calibrée.

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  3. michèle dit :

    Je ne le trouve pas vieux : en pleine force de l’âge et avec une belle acuité intellectuelle. La lenteur de Milan Kundera est un de mes livres de chevet. Car parfois notre esprit résiste à intégrer quelque chose que nous ne sommes pas prêt à comprendre. La maturation est ainsi liée au temps et à la lenteur. Mes parents aussi se sont mis à internet, pour pouvoir communiquer avec nous lorsqu’ils voyagent ; ma grand-mère aimée, peu de temps avant de mourir, à 104 ans, a tenu un téléphone portable dans ses mains, c’était trop drôle et m’a emmenée à me demander si je serais autant capable d’adaptation au même âge ? Rêvant du Japon depuis plus de trente ans, un jour, j’irai y traîner mes guêtres. Et lui, Ôe Kenzaburo, pas lu non plus. Pfff…
    Quant aux jeunes et à leurs langages, l’important est qu’ils sachent s’adapter à la variété des situations ; j’en suis encore à penser que la richesse de la pensée est intimement liée à la richesse du langage en terme de complexité.

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  4. alainlecomte dit :

    Merci Dominique et Dunia pour ce bel élan du coeur: il n’y a pas de raison de se brider sur nos blogs!
    Michele, oui cela rejoint « l’éloge de la lenteur »… plus qu’un « vieil » écrivain, Oe est un « bel » écrivain. La manière dont il a surmonté les deux grands drames de sa vie (Hiroshima et la naissance d’un enfant lourdement handicapé) nous peut nous apprendre beaucoup. Quant au Japon, moi aussi j’en rêve depuis longtemps et….
    un scoop sur ce blog: mon rêve va se réaliser dans quinze jours!

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  5. jmph dit :

    La lenteur… Peut-être le privilège de ceux qui ne « travaillent » plus est de pouvoir s’adonner à la lenteur, notamment dans la lecture.
    Cet après-mdi, sous le splendide soleil breton, quel plaisir que cette lenteur au moment où la seule vitesse est celle de la brise encore légère qui balance doucement les branches du cédre sous lequel je suis assis.

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  6. Carole dit :

    Je me demande si La publication instantanée sur les blogs, qui donne à chaque individu la possibilité d’être lu par d’autres n’est pas une révolution aussi importante que l’invention de l’imprimerie ? La frontière entre intime et publique ne se brouille-t-elle pas ? et la nécessité d’en passer par la reconnaissance de ses pairs pour être publié, abolie ? Quelles en seront les conséquences ?

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  7. alainlecomte dit :

    Je suis vraiment d’accord avec Carole et sa question me touche beaucoup. Cette nouvelle forme de communication est révolutionnaire Le mail déjà offrait cette possibilité et c’est ce qu’a bien vu Oe (déjà avec le fax) en parlant d’une émotion inédite. Avec le blog, on atteint un nouveau degré de cette émotion: on peut écrire et se voir quasi immédiatement lu par de nombreuses personnes dont certaines nous sont inconnues (et le resteront), et pourtant il s’instaure entre ces personnes inconnues des liens. Il se dit des choses que peut-être les gens ne disent pas oralement devant leurs amis (parce qu’ils ont peur de les ennuyer par exemple). Ainsi peuvent s’exprimer comme jamais auparavant les subjectivités des individus. Et cette expression est fondamentale me semble-t-il pour l’approfondissement de leur être-humain. Reste la réserve et la remarque cruelle : plus besoin de passer par la reconnaissance de ses pairs pour être publié… comme si le blog offrait une sorte de revanche possible à qui ne pourrait pas franchir la barrière de cette reconnaissance. On peut se poser la question, oui. Les conséquences? je les vois quand même plus positives que négatives (après tout rien n’oblige à ce qu’un blog soit lu…)

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