L’ennuyeux, avec ces étapes de trek, c’est qu’on ne sait jamais comment s’y retrouver dans le contenu des sacs. On s’est toujours promis le matin de se souvenir de l’endroit où on a rangé le moindre objet, la serviette à séchage rapide comme le couteau suisse ou la timbale d’acier chromé. Et puis le soir, quand on déballe, tout a disparu et il faut à nouveau faire un inventaire. Tiens, le paquet de mouchoirs que je croyais perdu se trouvait là, tiens le rouleau de sparadrap avait été mis dans la trousse de toilette. Et puis chaque objet utilisé doit être replacé, mais où ? A quoi sert déjà ce sac de plastique rouge et blanc ?
On perçoit alors qu’il en est de nos objets comme de nos idées : savoir les mettre en place est le souci principal et quand on a marché une journée, on a autant de mal à le faire pour les unes que pour les autres. On voudrait pouvoir se laisser aller et laisser faire. Mais ça ne marche pas comme ça. Les idées peut-être… mais en tout cas pas les choses, qui ont un autre pouvoir de vengeance.
Aujourd’hui, nous faisons notre dernière étape : nous longeons tout au long de la (demi)-journée la gorge de la Hundar, jusqu’au village justement nommé « Hundar ». Nous dominons la rivière tantôt juste au ras des flots, tantôt en moyenne altitude. Le spectacle d’une gorge est toujours incroyablement varié, il se déroule comme un film, avec un début, une fin, et ses moments forts au milieu, quand on franchit le flot rugissant ou quand on approche, dans ce désert, malgré tout, des lieux de vie, tels que par exemple ces ermitages abrités par une fissure dans la falaise. Là, comme partout ailleurs, on rencontre aussi des signes : la culture bouddhiste est (aussi) une culture de signes si l’on en croit toutes ces pierres gravées, toutes ces inscriptions qui figurent dans des endroits où on ne les y attend jamais. Parenthèse sur l’écriture. Il faut rappeler que le roi Songtsen Gampo envoya au 8ème siècle son moine érudit Thönmi Sambotha parcourir le monde afin de ramener le système d’écriture parfait. Le monde en ce temps-là se limitait à l’Inde, au sud, et la légende raconte que le moine s’inspira des multiples écritures de la péninsule pour en tirer l’épure parfaite : l’écriture tibétaine, qui est en effet, pour moi, une merveille d’esthétique (certes la transcription des mots oraux dans cette écriture a dû poser des problèmes… si l’on se fie au système compliqué de souscrites et de diacritiques qui est à l’œuvre, déformant de manière souvent imprévue la manière dont doit être prononcée une lettre).
Quand arrive le débouché de cette gorge, l’endroit où s’élargissent et s’évanouissent les bords rugueux qui enserraient la rivière, c’est presque trop tôt… déjà finie ? Comme si nous atteignions tout à coup la mer, nous sommes propulsés vers la vaste plaine, la large vallée de la Nubra, dont le fond est occupé par des dunes de sable. Vallée de la Nubra… notre but et notre rêve, que les voyageurs d’autrefois (de l’époque de Moortcroft) ont déclarée « la plus belle vallée du monde », celle en tout cas qui est demeurée pendant longtemps « la vallée interdite » et dont l’accès ne s’est ouvert que durant les vingt dernières années (il faut encore un permis pour l’atteindre). Ici l’on rencontre le chameau de Bactriane, qui vient directement du Xinjiang, lequel, à vol d’oiseau, n’est pas si loin…. Le village de Hundar, riche, fertile et calme, reçoit sa part modeste de voyageurs au fil des jours, qui se logent dans les deux ou trois guest-houses du village, et qui, comme nous, au soir tombant, font le tour des chemins de terre, admirant les maisons et s’étonnant des « nurseries de plantes » où les paysans placent leurs semences afin de ne pas avoir à en racheter la saison suivante.