Ladakh, entre neige et genévriers

« Kiki soso largyalo » retourne ce dimanche vers le pays d’où vient cette expression… Pour trois semaines (seulement). Autant d’interruption du blog lui-même à moins que… du lointain d’un cybercafé leh-teux (adjectif forgé pour l’occasion, qui vient du nom de la capitale du Ladakh, Leh) on ne trouve moyen de communiquer avec le reste de la Terre, de cette Terre virtuelle qui transporte nos confessions électroniques.

C’est une joie profonde, l’idée de retrouver ce Ladakh que nous n’avons pas vu depuis six ans. Anxieux, nous nous attendons à ce qu’il ait changé. L’abondance de touristes aura fait probablement son effet : les restaurants auront remplacé les modestes dhabas ainsi que les bistros de jardin dominés par les hauts murs du palais de Leh, dont on dit parfois qu’il fut inspiré à son architecte par le Potala.

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Leh la capitale s’était déjà beaucoup transformée depuis que les premiers voyageurs (dans les années soixante-dix) l’avaient découverte, telle un petit paradis où plusieurs populations vivaient en harmonie : les bouddhistes aux influences tibétaines à côté des musulmans originaires du Cachemire, auxquels se mêlait une petite communauté de chrétiens de l’église morave (on comptait encore trois cents membres en 1987). Ces groupes se réunissaient pour célébrer leurs fêtes respectives, sans aucune arrière-pensée prosélyte. Ce n’est plus le cas aujourd’hui, où face à l’expansionnisme musulman, les bouddhistes ont cru bon de réagir en déversant du haut de leur monastère central, par haut-parleur, des mantras qui devraient en principe n’être que murmurés… Déjà dans les années quatre-vingt dix, les vallées convergentes étaient envahies par les camps militaires et il y eut une année (1998) où, passant par Kargil, le car qui nous transportait de nuit dut rouler tous feux éteints de peur des attaques pakistanaises le long de la ligne de cessez-le-feu (l’année suivante, il y eut la guerre, et la fameuse bataille de Kargil, gagnée par l’armée indienne).

Ladakh, c’est en réalité : « la-dags », ce qui veut dire le pays des cols. En 1989, l’ethnologue française Pascale Dollfuss a écrit un livre passionnant sur ce pays, dont le titre est : « Lieu de neige et de genévriers », livre que peu de gens connaissent car édité aux austères « Editions du CNRS », et qui est basé sur les « vingt-six mois de terrain (de 1981 à 1986) » qu’elle effectua dans un village du Bas-Ladakh qui s’appelle Hemis-shukpachan (le titre du livre est la traduction de ce nom). Elle dit dans son avant-propos qu’elle n’a pas voulu écrire une monographie, mais « essayer de comprendre, à travers l’analyse approfondie d’un village privilégié, le système de relations qui articule les différents niveaux de la réalité sociale, et analyser sous un éclairage nouveau les notions de liens de sang et de liens de résidence dans cette partie du monde ».

Une particularité de cette société est le rôle qu’y joue la notion de « maison » (khan-pa) : tout se passe comme si le nombre de maisons ne pouvait se modifier. « Unité économique, clef des relations sociales, chaque maison est connue sous un nom ; nom que portent non seulement tous ceux qui vivent sous un même toit, qu’ils soient parents ou alliés, mais que partagent également les habitants des différentes « maisons » (« grande » et « petites ») issues de la segmentation d’une même « maison mère » ». (Pascale Dollfuss, p. 150).

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La société ladakhie pratique traditionnellement la polyandrie (quand une femme épouse un homme, elle épouse aussi les frères), bien que ceci soit interdit par une loi de 1941. L’aîné, ou l’aînée (en cas d’absence d’enfant mâle) « reste toujours de facto l’héritier de la khan-pa. Quand il se marie et est reconnu chef de famille (généralement après la naissance du premier ou du deuxième enfant), son père s’efface, lui abandonnant la direction des grandes activités masculines et des décisions rituelles : il se retire avec sa femme dans une « petite maison », ne gardant qu’une vache, quelques chèvres et l’usufruit de quelques acres de terre. La mère également s’efface et laisse son autorité à la bru qui, désormais, régnera en maîtresse de maison, près de la bouche du foyer ». Il y a un proverbe pour cela : « quand la souris du dehors entre, la souris du dedans est évincée ». Si le fils aîné reste ainsi dans la maison, ses sœurs iront soit vivre ailleurs, dans une autre maison, soit deviendront nonnes ou bien encore vivront avec un des leurs. La fille aînée recevra la fameuse coiffe toute en turquoises léguée par la mère. Les frères iront parfois « se placer comme gendre en se mariant dans une autre khan-pa avec une aînée héritière afin d’en assurer la descendance », ou bien ils resteront comme co-époux sous la tutelle de leur frère aîné. Comme dans beaucoup de sociétés, le mariage est arrangé, mais contrairement au reste de l’Inde (où l’on sait à quel point il coûte aux parents d’une fille, à cause de la dot), ici comme dans d’autres endroits de l’Himalaya et au Tibet, les parents du jeune homme doivent payer « le prix du lait », dit autrement « le prix du sein », aux parents de la jeune fille « en dédommagement des années de soins ».

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Un mariage ladakhi peut se défaire (cela arrive souvent dans l’année même où a eu lieu la cérémonie) et on sera heureux d’apprendre, du moins je l’espère, que « l’existence d’époux adultères, de « mères célibataires » et d’enfants illégitimes est tout à fait tolérée et ne fait l’objet d’aucun ostracisme ! »

Une autre particularité que je trouve extraordinaire et qui semble être propre à toutes ces sociétés qui vivent dans des conditions d’altitude et de climat difficiles est l’entrelacs des liens qui se nouent pour assurer la solidarité des individus entre eux et qui comprennent, outre les liens de maison et de famille, des liens établis par la religion (et dans ce cas, le mot « religion » est bien conforme à son étymologie qui est celle de « relier les humains entre eux ») ou d’après le travail. Il est une cérémonie annuelle (chos-spun) (au quinzième jour du mois lunaire tibétain) où chaque personne désireuse de nouer relation pose un objet lui appartenant dans une assiette. L’officiant, un moine, en tire deux au hasard, puis deux, puis encore deux, et appelle, pour chaque couple ainsi formé les heureux bénéficiaires, qui se saluent et échangent leurs objets déposés. « Désormais, ils sont unis par un lien d’origine divine, plus fort, selon les villageois, que celui unissant un enfant à ses parents, ou un frère à sa sœur ; ils se doivent mutuellement aide et soutien jusqu’à la mort, voire au-delà ». (p. 184). C’est en fait exactement le genre de relation que la dame de Kalimpong souhaitait établir entre elle et moi. Ainsi cette pratique est-elle transverse par rapport à l’Himalaya, puisque je la retrouvais à l’autre bout, entre Népal et Sikkim.

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(carte du Ladakh)

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2 commentaires pour Ladakh, entre neige et genévriers

  1. chroniqueba dit :

    Profite bien, je ne connais pas le Ladakh, j’irai un jour, j’espère qu’il ne sera pas trop transformé.
    Nous avons tous une responsabilité immense par rapport à cela, mais nous en avons déjà parlé.
    bon voyage 🙂

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  2. Oui, profitez bien de ce magnifique voyage. D’autant plus que nous aurons sans doute la grande chance d’en glaner quelques échos.
    Ce billet était passionnant et les aquarelles si belles!

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