Pourriez-vous nous parler un peu du rôle que les sports jouent dans notre société pour dépolitiser les gens : il me semble que c’est plus significatif que ce que les gens supposent généralement.
Voilà qui est intéressant, en fait. Je n’en sais pas grand-chose moi-même, mais en regardant seulement le phénomène de l’extérieur, il est évident que les sports professionnels, et les sports auxquels on ne participe pas en général, jouent un énorme rôle. Il ne fait aucun doute qu’ils captent une immense attention.
En fait, quand je conduis, j’ai l’habitude de mettre l’un de ces programmes radio où les gens téléphonent. Et c’est frappant quand on écoute ceux qui traitent des sports. Il y a des groupes de journalistes sportifs ou une sorte de table ronde d’experts, et les gens appellent et discutent avec eux. Premièrement, le public consacre un temps énorme à tout cela. Mais le plus frappant, c’est que les auditeurs sont de grands connaisseurs, ils ont une connaissance détaillée de toutes sortes de choses, ils mènent des discussions extrêmement complexes. Et de façon étonnante, ils ne craignent pas du tout les experts, ce qui est un peu inhabituel. Voyez-vous, dans la plupart des secteurs de la société, on est encouragé à se soumettre aux experts : nous le faisons tous plus qu’il ne le faudrait. Mais dans ce secteur, il semble que les gens ne le font pas : ils sont enchantés de discuter avec l’entraineur des Boston Celtics et de lui dire ce qu’il aurait dû faire, d’entrer dans de grands débats avec lui et ainsi de suite. Donc, le fait est que dans ce domaine, pour une raison ou pour une autre, les gens se sentent sûrs d’eux et savent beaucoup de choses : ils y consacrent manifestement beaucoup d’intelligence.
En réalité, cela me rappelle d’une certaine façon ce qu’on trouve dans les cultures non lettrées ou non technologiques – ce qu’on appelle les « cultures primitives » – où, par exemple, on a des systèmes de parenté extrêmement élaborés. Certains anthropologues croient que ces systèmes ont quelque chose à voir avec les tabous de l’inceste et ainsi de suite, mais cela paraît improbable parce que ces systèmes sont compliqués bien au-delà de toute utilité fonctionnelle. Et quand on examine leurs structures, ils ressemblent à une sorte de mathématique. C’est comme si les gens voulaient résoudre des problèmes mathématiques, et comme ils n’ont pas l’algèbre et l’arithmétique, ils le font au moyen d’autres structures. Et l’une des structures dont tout le monde dispose est celle des relations de parenté : donc on construit des structures élaborées autour de ça, et on développe des experts, des théories etc. Ou autre chose que l’on trouve parfois dans les cultures non-lettrées, c’est le développement de systèmes linguistiques les plus extraordinaires : il y a souvent une immense sophistication à propos du langage, et les gens jouent à toutes sortes de jeux avec le langage. Ainsi, il existe des rites de puberté durant lesquels les « initiants » développent ensemble un langage qui leur est propre et qui est habituellement une modification de leur vraie langue, mais avec des opérations mentales très complexes pour la différencier. Ensuite, elle devient leur langue à eux pour le reste de leur vie, et pas celle d’autres personnes. Et ce que tout ceci semble montrer, c’est que les gens veulent utiliser leur intelligence d’une façon ou d’une autre. Et si on dispose de peu de technologie, on essaie autre chose.
Eh bien, dans notre société, nous avons des thèmes sur lesquels nous pourrions exercer notre intelligence, comme la politique, mais les gens ne peuvent pas vraiment s’y impliquer de façon très sérieuse ; alors ce qu’ils font, c’est se concentrer sur d’autres thèmes, comme les sports. Vous êtes formés à obéir, vous n’avez pas un travail intéressant ; il n’y a pas de possibilité de travail créatif pour vous ; dans l’environnement culturel, vous êtes un observateur passif de trucs qui sont habituellement d’un assez mauvais goût ; la vie politique et la vie sociale sont hors de votre portée, elles sont aux mains des gens riches. Alors, que reste-t-il ? Eh bien, ce qui reste, c’est le sport : donc vous mettez là beaucoup d’intelligence, de réflexion et d’assurance. Et je suppose qu’il s’agit là aussi d’une des fonctions de base que le sport remplit dans la société en général : il occupe la population, il l’empêche d’essayer de se mêler des affaires vraiment importantes. En fait je présume que c’est là une partie de la raison pour laquelle les sports que l’on se contente de regarder en spectateur sont soutenus à un tel niveau par les institutions dominantes.
Noam CHOMSKY (« Comprendre le Pouvoir » trad. franç. de « Understanding Power », interview de 1989 dit « colloque à Rowe, Massachussetts »)
Sur le foot, je pense que la rhétorique de Chomsky a été dépassée par les nombreuses analyses de Jean-Marie Brohm (voir notamment « Le football, une peste émotionnelle », avec Marc Perelman, Folio, actuel, 2006).
Et cette mise à nu de l’idéologie dominante telle qu’elle est véhiculée par ce sport de masse (compétition, guerre symbolique, clans des supporters, « grand-messe » laïque, salaires mirobolants pour des vedettes éphémères, utilisation de la télé, hier soir, par l’entraîneur de l’équipe battue Domenech pour donner des nouvelles de sa vie privée à l’image d’un Sarkozy…) est basée sur une connaissance approfondie de Marx, qui semble soudain toujours moderne !
Je doute un peu que les « acquis des sciences cognitives », dont vous parlez ailleurs au sujet d’un « blog de gauche » (ça fait peu par rapport au matraquage idéologique des médias inféodés) soient une des solutions miracle pour changer les choses : en plus de moquer « Ségolène » (la droite n’y a pas suffi ?), il faudrait voter Noam ?
Même les cheminots ont eu du mal avec les « avantages acquis » !
Il paraît que le PS a établi quelque part une sorte de résumé de sa pensée : peut-être serait-il bon de l’étudier ? En attendant que tous les « QI » aient bien compris qui tirait les ficelles du pouvoir actuel et mettent en oeuvre une stratégie de combat.
Oui, Badiou a très bien analysé la situation actuelle ; reste à construire l’idée finale.
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Dans ce texte, Chomsky ne fait pas une analyse du sport à proprement parler (ce n’est pas le sujet), mais il apporte un éclairage à mon avis neuf (je ne l’ai jamais lu ailleurs) sur cette aptitude particulière qu’ont les gens à commenter les matches, y investissant toutes les ressources intellectuelles qu’ils ne peuvent pas mettre ailleurs. Cela a l’air de dire: ah, si les gens mettaient autant d’ingéniosité dans leur réflexion sur la politique et leur vie quotidienne que dans les commentaires du foot, les choses iraient autrement. Ce qui est très original aussi est la comparaison avec les pratiques des peuples dits primitifs qui, eux aussi, mettent des ressources d’intelligence insoupçonnées dans des activités intellectuelles qui pourraient nous sembler futiles. cela est en effet relié à mon billet sur la gauche et l’intelligence. Mon argument esssentiel est que si on le leur permettait, les individus pourraient déployer une intelligence plus grande que ce que l’on constate souvent, et que l’intelligence ne saurait être ramenée à une « ressource fixe » (et donc surtout pas à un « QI »!!!) puisque les travaux actuels nous montrent au contraire qu’elle est une ressource très dynamique qu’on peut toujours développer. Il n’y a pas de solution miracle et je ne plaide pas pour une solution miracle, bien au contraire puisque je me contente de suggérer qu’on renouvelle un peu le socle des références théoriques de la gauche, et qu’en particulier on ne se base plus sur des considérations strictement économiques qui enferment les gens dans une logique de production-consommation.
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