Question art, à Paris, la poursuite de nos recherches esthétiques peut être sans limite. Si on ne peut rester longtemps, on ne verra pas le centième de ce que l’on aurait aimé voir. Pour cette fois, adieu donc à Philippe Cognée, adieu à Anna Eva Bergmann et à Françoise Pétrovitch, ce sera pour une autre fois. Adieu même à Degas et Manet : l’expo est trop grande, attire trop de monde, les réservations sont pleines longtemps à l’avance. Heureusement, le musée Jaquemart-André est de taille plus humaine. On peut contempler à loisir la beauté incarnée par une Renaissance qui en est encore à ses débuts. Giovanni Bellini n’avait pas prévu, lorsqu’il était enfant et qu’en tant qu’illégitime il était bien heureux d’être admis à égalité avec ses frère et sœur, de devenir un jour bien supérieur dans l’esprit des amateurs à ce que fut son père, Jacoppo, voire son frère Gentile. Le père était encore du style gothique international, mais laissait ses fils s’évader vers les nouveautés d’un art réaliste qui, tout à coup, changeait la rigide ordonnance des tableaux religieux. Giovanni était prêt à tenter toutes les audaces nouvelles, prêt à suivre les plus grands qui le côtoyaient et en tout premier lieu son beau-frère, le grand Mantegna. On a parfois confondu certaines de leurs œuvres, ils ne se quittaient pas, jusqu’à ce que le hasard des commandes finisse par les séparer et que le second parte à Mantoue, alors c’est un autre qui prendra la place parmi les artistes adulés, Antonello Da Massina, qui apportait un nouvel approfondissement de l’art du portrait.




Les Flamands, eux, c’était par le paysage qu’ils brillaient, notamment grâce, évidemment, à leur maîtrise de l’huile, et Giovanni, donc, après qu’il fut mis au courant de la technique, probablement par Antonello Da Messina qui avait fait le voyage de Flandres depuis sa Sicile natale, se mit à en réaliser de très beaux en arrière plan de ses sujets religieux, au point que l’on se demande parfois si les figures de saints, de saintes et de Vierge ne sont pas artificiellement collées par-dessus les paysages bleutés et riches de profondeur qu’élaborait le peintre, où les maisons s’arrangent comme de petits cubes blanchis à la chaux et où les cieux inaugurent cette méthode dite de perspective atmosphérique qui n’en finira plus d’être appréciée au cours des siècles.
Avec Bellini et ses contemporains, le christianisme s’humanise, on finit enfin par admettre que, derrière les dogmes et les croyances, peuvent se cacher des êtres humbles qui ont eu juste le mérite d’être à leur place à un moment donné, qui ont vécu une histoire certes tragique mais ni plus ni moins que d’autres. Je pense à ce que j’ai vu il y a peu au cours de l’émission La Grande Librairie : deux hommes bien installés et jouissant de renommée certaine dialoguaient, ou plutôt ronronnaient ensemble à propos de l’existence ou de la non-existence de Dieu, de la croyance de l’un et de l’athéisme de l’autre (lequel reconnaissait néanmoins un côté extraordinaire dans la personne du Christ), quand soudain surgit un iconoclaste en la personne de l’écrivain turco-suisse Metin Arditi qui racontait dans son roman l’histoire d’un jeune bâtard (memzer) nommé Jésus qui voulait avant tout faire réformer les lois trop dures du judaïsme, lesquelles jetaient l’opprobre sur bâtards et femmes adultères. Son histoire n’était pas vraiment celle des Evangiles. A en croire ce roman, Jésus ne voulait pas créer de secte nouvelle, c’est Judas qui l’aurait souhaité, et qui demanda, après la mort du Christ, de faire en sorte que se répande une toute autre histoire, pleine de légende, de miracles et de résurrection. Les deux premiers acolytes s’étranglaient de rage car on leur ôtait leur illusion, mais n’est-ce pas plutôt Metin qui détenait la version la plus proche de la réalité ? N’en avons nous pas le sentiment profond lorsque nous contemplons dans les musées et les églises ces œuvres de la Renaissance italienne qui nous montrent tant de douceur et d’humilité chez des personnages que plus rien n’attache au divin ?
Au Louvre, nous poursuivons notre quête, commencée à Rome, des plus beaux Caravage, mais nous déplorons le laisser-aller des présentations (dans un vaste couloir mal éclairé) qui fait que les chefs d’œuvre de l’art italien nous apparaissent comme répartis sur les pages d’un pauvre catalogue abandonné : seuls comptent les tableaux que l’on aura préalablement sélectionnés comme rentables, comme ouvrant la voie à une commercialisation possible. La dormition de la Vierge ne fait pas partie de ceux-là, triste sort fait à une toile d’exception qui aura été refusée à l’origine par l’Église Santa Maria del Trastevere à cause de son audace (une Vierge qui souffre…), et qui finira exposée sur les tristes murs du Louvre où aucun panneau, aucune indication n’attire l’admirateur potentiel.


L’art occupe une position centrale dans notre histoire et notre société. Les concepts marxiens qui attirent en ce moment toute mon attention semblent ne pas suffire à rendre compte de cette place. Celle-ci demeure un mystère. Comment appliquer les concepts liés à la marchandise dans le cas de l’œuvre d’art ? Valeur d’usage ? Mais comment use-t-on d’une œuvre si ce n’est en en jouissant, il faudrait alors inventer la notion de valeur de jouissance. Valeur d’échange, on ne saurait en douter, hélas et c’est là que l’œuvre pénètre l’univers du monde marchand. Mais cette valeur est changeante au gré des époques et des goûts qui s’y font jour, elle ne dépend pas directement d’une « quantité de travail », plutôt d’un contexte social et historique qui crée un mystérieux « marché de l’art », et s’il s’agit bien d’une conversion en une valeur abstraite (l’argent), qu’est-ce qui est converti ? De la jouissance ? Alors la notion de capital est ébranlée, elle ne recouvre plus seulement une masse de travail mort immobilisée, car celui qui la possède en jouit, elle prend l’aspect d’une masse en apparence dormante qui demeure pleine de vie, comme un amas de cellules enterré sous-terre toujours prêt à revivre et à palpiter, cœur arraché sanguinolent prêt à rebattre et à éprouver de la passion.


Comme disait Benjamin (à moins que ce ne soit Aurélien Bellanger qui attribue cette pensée au philosophe allemand), les seuls à devoir encore souffrir de leur travail dans la société sans classes seront les artistes : les prolétaires absolus. Ce n’est pas parce que certains comme Koons ou Hirst deviennent richissimes que cela change quelque chose, l’argent accumulé ne change rien au statut de l’artiste authentique, on en a une preuve étonnante avec Basquiat, qui pouvait bien se promener avec dix mille dollars en poche et qui n’en restait pas moins le noir que l’on méprisait, sa richesse ne lui permettait même pas de prendre un taxi pour rentrer chez lui, il ne pouvait user de son argent que pour se payer les drogues dures qui le menèrent à la mort.