Du pouvoir

Je déteste parler « du pouvoir ». Pour des tas de raisons qu’il serait trop long d’énumérer. Disons pour simplifier que nous ne savons pas bien ce qu’est « le pouvoir », cela arrange bien des gens de le situer dans une personne, voire des personnes, un gouvernement par exemple, mais alors on voit bien qu’il faut ajouter autre chose, les divers relais qui permettent de transmettre les ordres, les injonctions etc. par exemple les autorités administratives, les préfectures, les forces dites de l’ordre, etc. et finalement on ne sait jamais où cela s’arrête, ou bien si : on devine que cela s’arrête à l’intérieur de nous, une partie de nous-mêmes sert en effet de relai, contient donc une parcelle de pouvoir. Non, le pouvoir, ce n’est pas « toujours les autres », le pouvoir c’est nous aussi. Pour étayer cela, mes lecteurs et lectrices savent que je me suis penché sur l’œuvre très moderne de Moishe Postone, qui ne fait en réalité que relayer celle de Marx, plus précisément les Grundrisse(*). Où il est clairement dit que le Capital, comme méta-sujet, nous traverse tous et toutes par le biais de ce qu’il a inventé comme forme sociale particulière, celle de la marchandise. La forme-marchandise « a le pouvoir » sur nous, mais comme instance abstraite qui nous traverse et nous domine. Elle est issue du monde de la production : elle vient de ce que pour produire, une forme de travail particulière a été inventée, forme du dédoublement en travail concret et travail abstrait. Le travail abstrait entre dans la marchandise. C’est ce que nous avons mis dans un objet pour le produire et qui sert à nous mettre en relation avec tous les objets que nous n’avons pas produits mais qui l’ont été par d’autres. Nous avons l’impression d’avoir entre nous des rapports de sujets libres qui échangeons nos biens, alors que ce sont les objets qui ont des rapports entre eux par notre intermédiaire. Nous avons l’impression d’être libres, mais, dans notre existence sociale (je laisse ouverte la question de savoir si notre existence se limite à être « sociale », ce que je ne crois pas) nous ne sommes que libres d’acheter, de consommer. C’est en cela que la marchandise nous domine. Dans une société ainsi régie, évidemment, des cadres institutionnels et politiques doivent être mis en place pour nous maintenir dans le droit fil des échanges guidés par le monde de la production. L’ensemble de ces institutions, de ces cadres, de ces « appareils d’état » comme disait l’autre, constitue le monde social et politique dans lequel nous vivons. Nous ne l’avons pas choisi, il s’est imposé à nous. Nous ne nous en libérerons pas en claquant des doigts. Notre subjectivité est nécessairement imprégnée de ses effets au point que cette subjectivité ne saurait concevoir même un ailleurs, une société libre, une société qui sortirait de ces cadres.

Il y a donc du pouvoir.

Les variations de la forme du pouvoir sont infinies. Autant au moins que de constitutions qui sont adoptées. Certaines doivent être particulièrement combattues : celles qui se fondent sur des discriminations à l’intérieur du peuple, autrement dit sur le racisme et l’antisémitisme, sur le « classisme » aussi (par exemple, le stalinisme) – entendant par là toutes les manières de stigmatiser un groupe social comme porteur intrinsèque du Mal. Ces formes de pouvoir sont fondamentalement perverses car elles détournent sur des groupes particuliers les rancœurs et les frustrations que provoque le système basé sur le Capital. Avec en plus les idées baroques, liées à des subjectivités baroques que certains peuvent avoir. Ainsi apparaît un jour l’idée que le pouvoir dans une société pourrait emprunter la forme d’une entité technique, s’assimiler au pouvoir dans une entreprise, voire une « start-up » pour être au goût du jour. Des méthodes pseudo-scientifiques, depuis des décennies, sont travaillées, mises au point dans des laboratoires de science de gestion ou d’informatique (les « systèmes d’information »). Cela fait des décennies donc que l’on alerte sur le caractère purement idéologique de ces travaux, mais non, on a voulu prétendre qu’il s’agissait de méthodes rigoureuses, que puisqu’elles s’appliquaient aux machines, elles pouvaient s’appliquer aux humains. Quelle erreur ! Quel baratin, dont nous payons le prix aujourd’hui.

Grèves contre l’allongement de l’âge de la retraite – janvier 2023 – oeuvre personnelle

Je déteste parler de Macron. « Macron » est un signifiant comme un autre. La personne du président ne m’intéresse pas, c’est un humain comme vous et moi qui, lui aussi, est traversé par les injonctions du monde marchandise, bien sûr, il est un « agent du capital » comme disent les opposants de gauche, mais comme nous venons de le dire, nous sommes tous des agents du capital. Lui un peu plus que d’autres, un peu plus que nous, c’est tout. Le signifiant « Macron » peut être effacé, cela ne me dérangerait pas. On en trouverait un autre sans doute pour occuper la même place. Car ce qui compte, c’est davantage la place que l’on occupe que ce que l’on croit, pense, ressent subjectivement. Les impressions subjectives que peut ressentir Macron sont les effets de la position qu’il a fini par occuper dans notre monde social et politique. Même si, certes, il occupe sa place d’une manière quelque peu paroxystique en se montrant particulièrement « démophobe », la grande partie de ce qu’il est vient de la position que lui donne, par exemple, la Constitution de la Vème République. En voilà, une abomination, un piège absolu. Je me souviens que dans ma jeunesse, des gens s’opposaient à cette Constitution gaullienne (moi, j’étais trop jeune), notamment Pierre Mendès-France, mais aussi François Mitterrand, qui avait écrit un essai intitulé « Le coup d’état permanent », on pouvait donc légitimement penser qu’arrivé au pouvoir, le sphynx de Latché, nous débarrasserait de ce papier dont on voyait les risques (article 16 etc.). Eh bien non : autre exemple de la détermination de la place sur l’action des actants, il a préféré garder une constitution qui lui donnait… « plus de pouvoir » ! Nous sommes maintenant coincés : qui va avoir la force politique, le courage, l’appui suffisant pour proposer une nouvelle constitution ? Personne. Autre cause dans le cas de Macron : sa formation qui l’a sans doute infléchi vers ces discours idéologiques dont je parlais plus haut, cette sorte de « fétichisme » du pouvoir qui fait qu’on l’objective et qu’on s’imagine qu’il peut être théorisé, mis en règles comme n’importe quoi : les chaînes d’emballage de petits pois ou la synchronisation ferroviaire. Si on a cette conception, alors forcément à un moment ou un autre, la chaîne des relais qui, elle, est humaine, et pas de boîtes de conserve, s’énerve, explose, les trains humains entrent en collision les uns avec les autres. C’est là où nous en sommes.

Philosophiquement c’est un peu gênant, car nous aurions aimé considérer qu’à partir d’un certain moment de l’histoire… il ne reste plus, en guise de pouvoir, que l’art d’administrer les choses, ce à quoi nous serions arrivés dans un monde idéal, dénué de l’idée de marchandise et de capital et où l’administration, la gestion, seraient devenues effectivement les objets de méthodes réglées, d’automatismes. Mais « on » s’est trompé de tempo: l’idée est advenue trop tôt, on n’a pas fait attention au fait qu’il ne s’agissait pas de gérer des objets neutres au sein d’un espace social démilitarisé… bien au contraire : la guerre toujours fait rage, la guerre entre les produits, bien sûr, autant qu’entre les personnes. Macron s’est trouvé pris au mauvais moment. Il reviendra débiter ses « méthodes rationnelles » plus tard, quand c’en sera fini du vieux système (autrement dit du Capital) mais d’ici là, nous serons tous morts.

Je déteste parler du pouvoir et de Macron, et pourtant j’en parle aujourd’hui, en un moment où le pouvoir de l’État s’est enlisé dans une variante caricaturale : le simulacre d’une verticalité – je dis simulacre parce qu’elle ne peut s’assumer comme telle, personne n’y croyant plus. Ce n’est plus une question de deux ans de rallongement de la période de « travail » avant la retraite – encore que, sur le papier, deux ans, cela fait juste deux ans, mais dans la réalité, dans la réalité de ce qu’est le travail en France aujourd’hui, son exigence de « productivité », le harcèlement qui s’opère par son biais, cela fait bien plus, je veux dire en intensité – mais c’est une question de forme de pouvoir, c’est-à-dire la manière dont on prétend imposer un changement qui affecte très concrètement les gens qui travaillent et qui souffrent, sans le moindre de leur consentement. Comme si la posture verticale héritée d’une Constitution désuète et contestée dès son origine alliée avec un technicisme de l’ère ChatGPT (ce en quoi se résume finalement la figure de Macron) pouvait décréter d’en haut, sans aucune écoute de ceux et celles qui sont « sur le terrain », des mesures qui les affecteront à vie.

(*) De proches amis m’ont reproché ce qui peut sembler être, de ma part, un « retour à Marx ». De fait, je pense que le nom de Marx pourrait être effacé. Moïshe Postone semble tenir à sa filiation marxiste. Pourtant, si on le lit, on voit bien qu’il s’en éloigne. En particulier, on a beau dire que l’on se fonde sur le « Marx de la maturité », on a beau inventer un « Marx ésotérique » opposé à un « Marx exotérique », on ne peut effacer les propos qu’a tenus Marx au long de sa vie et notamment dans « le Manifeste du Parti Communiste », si justement analysé sans complaisance par André Senik (texte communiqué par Jean Caune). Ce qui compte ici n’est pas la déférence que l’on serait supposé avoir à l’égard de tel ou tel grand penseur mais bien, simplement, les concepts dont certains ont été mis en place par ce même grand penseur (ce qu’on ne saurait nier) mais qui ont eu, depuis, une existence indépendante, susceptible d’être reprise mais dans un autre contexte et par d’autres penseurs.

Cet article, publié dans Politique, est tagué , . Ajoutez ce permalien à vos favoris.

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s