Poésie ukrainienne

Le 23 février, veille du premier anniversaire de l’entrée des troupes russes en Ukraine, nous faisions à Nyons une veillée pour l’Ukraine (dont j’ai déjà donné le compte-rendu sur FB) qui réunissait comédiens, poètes, musiciens et artistes-peintres ainsi que des familles ukrainiennes heureuses de se retrouver et de participer à cet événement par leurs dictions de poèmes dans leur langue, et leurs propres œuvres d’art plastique (une jeune Ukrainienne, Olena, avait d’ailleurs fourni le motif de notre affiche). Notre ami Serge Pauthe faisait don de son savoir en matière de mise en scène, mais aussi en matière de lecture et de jeu théâtral, une autre amie, Valérie Rosier, apportait la beauté de sa voix et, elle aussi, la puissance de son jeu (que nous avions vu à l’œuvre dans le rôle principal du Cercle de craie caucasien, de Brecht, joué en décembre dans une mise en scène de Serge à Buis les Baronnies) pour dire et chanter de magnifiques poèmes. Une famille ukrainienne, les Movchan, apportait leurs talents musicaux, le père à l’accordéon, à la flûte, à la cornemuse, la mère au piano, leurs deux fillettes au violon et au violoncelle et permettait que soit repris en chœur le chant le plus populaire, connu de tous les ukrainiens et ukrainiennes : Oy u luzi chervona kalyna pochylylasia. Quoi de plus émouvant, de plus expressif, que cette conjugaison d’arts différents au profit d’une même cause : la solidarité.

Tableau d’Olena Vlassenko

Mais tout ceci n’aurait pu exister sans la poésie ukrainienne.

La parution d’un livre récent aux éditions Bruno Doucey tombait à pic pour nous tous et toutes.

Il s’agissait de « Ukraine, 24 poètes pour un pays », une anthologie établie par Ella Yevtouchenko et Bruno Doucey.

Nous avions oublié le grand poète, contemporain de Victor Hugo, qu’est Taras Chevtchenko (1814 – 1861), il est de ceux qui, déjà au XIXème siècle, luttèrent contre le voisin russe tentaculaire et qui, à cause de cela durent supporter l’emprisonnement et l’exil. Nous avions oublié qu’il fut traduit en France dans les années soixante par le grand poète Eugène Guillevic. Et là, il nous était rappelé, notamment sous la forme de ce poème que semblent connaître par cœur tous les ukrainiens et toutes les ukrainiennes : le Testament.

Quand je serai mort, mettez-moi
Dans le tertre qui sert de tombe
Au milieu de la plaine immense,
Dans mon Ukraine bien aimée,
Pour que je voie les champs sans fin,
Le Dniepr et ses rives abruptes,
Et que je l’entende mugir.
Lorsque le Dniepr emportera
Vers la mer bleue, loin de l’Ukraine,
Le sang de l’ennemi, alors
J’abandonnerai les collines
Et j’abandonnerai les champs,
Jusqu’au ciel je m’envolerai
Pour prier Dieu, mais si longtemps
Que cela n’aura pas eu lieu
Je ne veux pas connaître Dieu.
Vous, enterrez-moi, levez-vous,
Brisez enfin, brisez vos chaînes,
La liberté, arrosez-la
Avec le sang de l’ennemi.
Plus tard, dans la grande famille,
La famille libre et nouvelle,
N’oubliez pas de m’évoquer
Avec des mots doux et paisibles.

(25 décembre 1845, à Pereïaslav)

(poème lu en français à la veillée par Serge Pauthe, et en ukrainien par madame Olha Vlassenko)

Poésie prémonitoire qui déjà parlait du sang versé :

Pourquoi, champ vert, pourquoi
Es-tu devenu noir ?
– Je suis devenu noir
De tout le sang versé
Là pour la liberté.
Près de Berestetchko

Notre Victor Hugo lui est décidément très proche, mais n’avait-il pas lui-même anticipé sur le drame presque permanent des conflits entre la Russie et ses voisins ? (Ici, pardon à Serge à qui nous n’avons pas permis, par crainte de dépassement horaire, la lecture d’un texte de Hugo qui pourtant s’imposait, même s’il concernait une guerre contre la Pologne, un envahissement par les armées du Tsar Alexandre II autour de 1863 : « Soldats russes, redevenez des hommes… »).

Autre poète, ou plutôt poétesse, d’une époque semblable : Lessia Oukraïnka (1871 – 1913), chantée par Valérie Rosier :

Paroles, que n’êtes-vous dur acier,
Qui dans les combats puisse scintiller ?
Que n’êtes-vous une épée sans merci
Pour trancher la tête des ennemis ?

Elle aussi, peut-être oubliée, a été rappelée à notre souvenir par un article récent du Monde qui nous relatait que depuis le bombardement de la ville de Dnipro le 14 Janvier, la stèle qui lui est consacrée boulevard de l’Ukraine, à Moscou, était recouverte de fleurs que des femmes venaient déposer en cachette. Ainsi, chaque jour, il y avait une petite montagne de fleurs au pied de Lessia Oukraïnka qui disparaissaient la nuit car elles étaient emportées par la police. Le jour, les petits bouquets d’œillets rouges réapparaissaient.

Ces deux grands poètes ont pavé la route des plus jeunes, ceux et celles qui, jusqu’à aujourd’hui, maintiennent le flambeau d’une poésie combattante, parfois non sans humour, de cet humour qui fait paraît-il la politesse du désespoir. Comme Ludmyla Khersonska :

Guerre, Jour 102
bonjour, bienvenue à la maison,
pardon, on n’a pas fait le ménage.
Hier un missile est tombé dans la cuisine
après avoir détruit plusieurs étages.
Pour cuisiner, c’est très inconfortable,
ici il y avait un poêle, là une table,
pas grande, couverte d’une nappe brodée,
ne vous déchaussez pas, il y a partout des éclats,
allez dans le couloir qui se trouve entre deux murs,
asseyez-vous sur le sol, je vais y poser une couverture,
servez-vous, mangez des sucreries, prenez-en plus,
faites comme chez vous.

Juin 2022

ou Lubov Yakymtchouk :

de vieillesse
le grand-père et la grand-mère sont morts
les deux le même jour
à la même heure
à la même minute –
on a dit qu’ils étaient morts de vieillesse

leur poule a crevé
leur chèvre et leur chien aussi
(mais le chat n’était pas dans la maison)
on a dit qu’ils étaient morts de vieillesse

leur maison s’est écroulée
le hangar est tombé en ruine
et la cave a été comblée de terre
on a dit que tout était trop vieux

les enfants sont venus enterrer leurs grands-parents
Olia était enceinte
Sergiy était bourré
et Sonia avait trois ans
eux aussi ils sont morts
on a dit que c’était de vieillesse

le vent froid a arraché les feuilles jaunes
sous lesquelles il a enfoui le grand-père, la grand-mère, Olia, Sergiy, Sonia
qui sont morts de vieillesse

2014

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2 commentaires pour Poésie ukrainienne

  1. Merci Alain pour ces découvertes et pour cette autre façon, poétique, d’aborder cette terrible guerre

    Aimé par 1 personne

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