Je me souviens que, dans une interview, Peter Handke disait que pour écrire, il lisait La Bible, juste pour en avoir le rythme. On n’en est pas étonné dès qu’on ouvre un de ses récits. Et soi-même on se trouve bercé, entraîné sur un rythme d’écriture qui nous donne envie de l’imiter. C’est ainsi que j’ai écrit il n’y a pas longtemps, sur ce blog, un texte qui exprimait mon effroi face aux événements qui se déroulent en Ukraine. Je me dis ainsi, et cela me trouble un peu, que, par transitivité, c’est la Bible qui, malgré moi, serait en filigrane de mon texte. Le récit lu alors se trouvait être La deuxième épée – une histoire de mai – qui est le tout dernier livre publié de Peter Handke, dans une superbe traduction de Julien Lapeyre de Cabanes (lui aussi a dû imprimer en lui le rythme des textes sacrés). On sait depuis longtemps que ce qui fait la force des livres de Handke, c’est cette façon de raconter, qui ne ressemble à aucune autre, faite de longues phrases rythmées qui se modèlent sur leur objet, faite de détails infimes tirés de la nature ou des êtres qu’il rencontre en route. Handke rencontre toujours des êtres bizarres en route, des êtres seuls qui sont à la recherche de quelque chose, mais de quoi au juste ? Ils sont comme Handke lui-même, pour qui on a le sentiment que ce qui compte dans la recherche, ce n’est jamais ce qui est recherché, mais le chemin. Ainsi par exemple de ce peintre en carrosserie qui lui envoie de temps en temps sur son téléphone portable des poèmes qu’il vient d’écrire, ou d’Adam le Portugais, qui a enfin trouvé une femme – une Brésilienne – lui qui n’en a avait pas trouvé depuis Dieu sait quand, et qui lui parle à la mi-temps d’un match de football (on sait l’auteur friand de ce genre de spectacle).
Ce récit est, une nouvelle fois, une traversée de l’Île de France (je pensais à La traversée de Bondufle de Jean Rolin), mais en partant du sud, la vallée de Chevreuse, là où habite Handke justement, puis en remontant « vers un point diamétralement opposé de la Grande Couronne », en prenant les transports en commun, train, bus, tramway, on privilégie toujours les transports en commun chez Handke. Et qu’est-ce qui justifie un tel déplacement ? Eh bien un désir de vengeance. Est-ce bien sérieux ? On verra que non. Pourtant au départ, c’est très sérieux : le narrateur a été blessé des remarques faites par une femme à l’encontre de sa mère. Nous retrouvons les obsessions de l’auteur : la guerre de 39-45, bien entendu, et le rôle qu’y ont joué les Autrichiens, « anschlussés » par Hitler avec sans doute un peu, pas mal même, de consentement, et puis sa mère, celle pour qui il ferait vraiment tout, y compris s’incliner sur la tombe d’un dirigeant serbe, et à qui quelqu’un a osé reprocher d’être restée passive pendant cette guerre. Et ça ne rigole pas : « La personne qui a insulté ma mère, et en des termes qui lui refusaient jusqu’à l’honneur, doit être éliminée. L’heure est venue – sinon cette nuit, alors demain, après-demain au plus tard ! ». La mère, les souvenirs d’enfance, tout cela joue un rôle gigantesque dans l’œuvre de Handke, on retrouve page 56, cet acharnement à parler du passé : « enfant déjà j’avais eu des visions violentes, et ce n’étaient pas de simples jeux momentanés, sans parler du beau-père qu’un matin, après l’une de ces nuits où il cognait la mère à travers la maison – son sourire, en plus – j’avais frappé au crâne avec la hache prise dans le dépôt de bois, pendant qu’il cuvait son sommeil par terre, à côté du lit conjugal ». Voilà la raison de son expédition. Il fait part en route de son projet, à un patron de bistrot – celui des Trois gares – à un sans domicile fixe (« une fois que je lui demandai où il habitait, il sortit de derrière sa colonne – en ma compagnie, il se croyait insoupçonnable – et me fit la réponse habituelle d’un sans-abri : « à gauche, à droite » »), et même au rouge-gorge, qui « faisait l’entraîneur de vengeance », allusion ici à l’Ancien Testament, « lorsque le prophète Elie ou un autre, dans le désert ou ailleurs, entend enfin la voix de Dieu après un long recueillement ». Handke écrit : « Dans la conscience commune, cet épisode biblique était la preuve et parabole que Dieu ne s’exprimait pas à travers les forces de la nature, avec une voix d’orage et de tonnerre, mais bien plutôt… (trois points) ». Ce « trois points » mis ici entre parenthèses a cette force de l’écrivain maître de son écriture, qui la domine tellement qu’il peut se permettre l’ironie par rapport à elle. On sent déjà qu’il n’ira pas jusqu’au bout de son projet, il est bien trop distrait par tous ces signes qui éclatent dans la nature, tous ces oiseaux (« partout croassaient les corbeaux, criaient les corneilles, crissaient les mésanges, braillaient les perruches, trillaient les merles, râlaient les geais, grognaient les pigeons, oui grognaient, criaillaient les pies, piaillaient les mésanges, tonnaient les qui-sait-leur-nom, mais le rouge-gorge qui voltigeait sans fin autour de moi ne rendait aucun son – hormis le frottement presque inaudible des ailes »). Il est néanmoins mu par une idée, tout au long de cette première partie de périple : celle de la violence, inséparable de la justice, symbolisée par l’épée. La première épée.
Mais ce périple doit bien un jour finir, on ira jusqu’au terminus du tramway, non sans avoir longuement examiné les autres passagers. La prose de Handke s’attarde sur chaque visage, il filme son voyage en quelque sorte et nous en restitue les images une par une.
Avec tous les autres passagers, qu’ils changent d’arrêt en arrêt ou comme moi restent assis, je me savais en bonne compagnie. De la première gare au terminus, j’eus rarement les mêmes visages sous les yeux. Ou bien était-ce mon impression ? (Plus de questions, pas celle-là du moins). Nous étions tous occupés en silence, beaucoup faisaient semblant, ou ne savaient pas ce qu’ils faisaient. Celui plongé dans le livre sur ses genoux le tenait à l’envers et remuait les lèvres comme s’il lisait. Celui qui chuchotait dans son portable semblait ne pas savoir que l’appareil pansé de scotch était hors de fonction, apparemment fichu depuis une éternité. (p. 80)
et puis, et puis, le périple le conduit à Port-Royal des Champs, sur les traces de Pascal et de Racine. « Le site de Port-Royal était ouvert. Mais je fus longtemps le seul visiteur ». Peut-on parler là d’un lieu de conversion ? L’impression n’est pas si forte, mais il reste quand même que le narrateur vit en cet endroit une petite révélation : une pierre cachée dans les buissons avec l’inscription AUJOURD’HUI LE HUIT MAI 1945 – SONNENT LES CLOCHES DE LA VICTOIRE. « Il était là l’endroit » pense le narrateur. Plus tard, assoupi, il rêve de sa mère, revient la question pourquoi n’avait-elle rien fait pour s’opposer au Reich des assassins ? Alors – dans le rêve toujours – elle pleurait sans un mot, « geignait et sanglotait devant son petit juge ».
Car oui, voilà un thème sur lequel Handke s’étendrait volontiers : qui sommes-nous pour juger ? Et justement, le voici qui rencontre, en ce jardin de Port-Royal, un homme qu’il connaît, mais envers qui il n’avait pas eu jusqu’ici beaucoup de sympathie. Leur solitude pousse évidemment les deux hommes à communiquer. Cet homme est un juge, mais il hait le métier de juge « Juge : un métier impossible. Arrogance sur toute la ligne. Lucifer, à côté, est bien un porteur de lumière. Plus jamais juge. Il faudrait un enfer rien que pour les juges ».
Mais il y a néanmoins une sentence, une, que le petit juge prononcerait bien : « punir ceux qui abusent de leur droit, non pas seulement les transgresseurs de loi, majoritaires de nos jours, mais aussi les autres, ceux qui, tous les jours arrivent avec leur droit et – voilà l’abus de droit ! – l’exercent par pure malice, sans la moindre urgence ni raison ». Et oui, on pense là à une multitude de cas, ceux et celles qui sont toujours persuadés d’avoir leur bon droit, le droit de leur côté, ceux et celles qui vont vous tancer parce que vous n’avez pas ou pas assez respecté ce qu’ils ou elles estiment être leur plein droit. « J’ai tous mes droits » disent les enfants, et on leur pardonne, mais « J’ai tous mes droits » disent aussi de plus en plus d’adultes. C’est là la vraie révélation pour le narrateur, avec cette réalisation que, partant ainsi à l’assaut d’une vengeance qu’il estime méritée, il se perd en route car il tombe sous ces travers. Pourrait-il être un redresseur de torts ? Non. C’est un rêve encore qui le sort de là : il se trouve au milieu d’une assemblée de convives, et parmi eux il croit entrevoir la femme qu’il cherche « dans l’une des femmes, je reconnus la coupable, celle dont l’ignorance et la légèreté avaient insulté ma mère jusque dans sa tombe. Etait-ce vraiment elle ? C’était elle. J’en avais décidé ainsi […] Et soudain la boule roula, les billes roulèrent dans une toute autre direction que celle envisagée au début de cette histoire. Elle la malfaitrice, elle et tous ses semblables n’avaient rien à faire là, ni dans cette histoire ni dans aucune autre. Il n’y avait pas de place pour eux. C’était ma vengeance. Et ça suffisait comme vengeance. C’était, c’est une vengeance suffisante. Vengeance cela l’aura suffisamment été, amen. Non pas l’épée d’acier. Mais l’autre, la deuxième ».
Ce récit est ainsi une sorte de parabole. Il dit que le désir de vengeance peut se dissoudre comme une illusion. Cette œuvre de Handke m’est apparue finalement comme ce qu’elle est probablement : un récit de rêve. Nous faisons souvent des rêves étranges… et quand nous nous en souvenons le matin, en les analysant, nous faisons parfois ce genre de découverte, nous étions dans le rêve plus éloquents que nous ne le sommes habituellement à l’état éveillé. Des jeux de signifiant nous conduisent à leur interprétation.
Mais nous n’avons jamais le talent de Handke pour en faire un tel récit littéraire.