Le théâtre et sa double écriture

Je connais de vue Jean Caune depuis longtemps, personnalité importante de la vie culturelle de Grenoble ayant eu un rôle à Chambéry (en tant que directeur de la maison de la culture de 1982 à 1987), universitaire renommé (il a enseigné à l’université Stendhal et à Sciences Po Grenoble), il est souvent intervenu dans le débat autour de la politique culturelle de notre ville (il aurait bien à faire aujourd’hui, s’il était écouté de nos actuels édiles municipaux !). De plus, je suis lié à lui de façon indirecte via l’amitié que se vouent nos filles respectives. C’est donc avec beaucoup d’intérêt et de curiosité que j’ai accueilli son dernier livre : Faire théâtre de tout, paru en 2021 aux éditions Théâtrales. Ce livre, parfois difficile à suivre à cause d’allusions à un savoir dont on ne dispose pas forcément, est le fruit de nombreuses décennies de fréquentation des salles de théâtre et de discussions passionnées autour de la fonction du théâtre dans la société, de son rôle politique et historique et de la manière dont il permet à un groupe humain de « faire ensemble ».

On sait les grandes questions qui surgissent à propos du théâtre, genre de manifestation unique du génie humain, par lequel, d’une manière apparemment miraculeuse, se rencontrent de nombreux membres d’une société qui ne partagent rien d’autre que pour une durée très limitée (même si elle peut être longue comme dans certaines mises en scène récentes qui vont jusqu’à des 12 heures de spectacle) la contemplation d’un événement qui ne se reproduira jamais deux fois de la même façon, en quoi consiste une « représentation » faite d’un décor conventionnel et de « personnages » dont des humains bien réels endosseront les traits et le caractère pour la période précise que dure la « rencontre ». Le théâtre est (avec ses formes apparentées que sont l’opéra, la danse et la pantomime) le seul art dont les manifestations sont éphémères au point que qui a raté telle ou telle mise en scène, telle ou telle réalisation, n’aura plus jamais aucune chance de la revoir et ne pourra n’en avoir une idée que par les récits et les analyses produits par ceux ou celles qui l’ont vraiment vue… Tristesse de qui n’a pas fréquenté les théâtres pendant une certaine période de sa vie (qu’il fût en voyage ou que sa profession ou son mode de vie l’en ait détourné) et qui, de ce fait, a loupé tout ce qui s’est produit d’admirable pendant ce temps (je suis triste par exemple de n’avoir jamais vu une mise en scène d’Antoine Vitez).

Jean Vilar en 1966 au Festival d’Avignon (photo personnelle)

Une question qui surgit lorsque nous pensons au théâtre aujourd’hui est celle de son actualité: nos contemporains sont-ils toujours émus par lui, comme ils le furent sans doute autrefois (enfin, pas tous, jamais tous, même lorsque le théâtre était propulsé en tête des manifestations collectives, dans la Grèce antique, dans les miracles médiévaux ou au Japon (nô) et en Inde (kathakali…)). Voient-ils toujours dans le théâtre la représentation des affects qui les touchent ? Caune mentionne la notion de théâtre « post-dramatique » au sens où l’entend Hans-Thies Lehmann, c’est-à-dire une forme qui se serait détachée du drame proprement dit (il consacre un chapitre à la notion de drame, dont il trouve une première définition chez Politzer, le philosophe marxiste des années trente, le « drame » ainsi entendu ne désignant pas une « émotion forte » au sens du romantisme, mais simplement une manière de découper la vie en épisodes psychiques, « le drame est le résultat d’une construction qui engage le sujet : en tant que fait humain, déterminé par une intention et engagé dans une représentation de soi, il comporte un sens » (p. 152), parler d’ère post-dramatique est donc une façon de dégager le théâtre de cet enracinement dans le terreau des actions humaines signifiantes). Selon Lehmann, les nouvelles technologies informatiques et numériques auraient changé la donne et « les langages de la scène [deviendraient] un arsenal de gestes d’expression servant à apporter une réponse du théâtre à la communication sociale transformée aux conditions des technologies de l’information généralisées ». Cela est sans doute exagéré : il est vrai qu’on a vu ces dernières années ces technologies envahir les plateaux, parfois avec excès – comme dans toute circonstance où une nouveauté apparaît, dont on a vite tendance à abuser – mais souvent pour apporter quelque chose de vraiment positif. Je me souviens ainsi de la mise en scènes des Damnés à Avignon par Ivo van Hove avec les comédiens de la Comédie Française, en 2016, où l’emploi des webcams et l’usage des écrans, en multipliant les points de vue, donnaient à la représentation une richesse et une profondeur qui dépassaient presque le cinéma de Visconti. Et Georges Lavaudant à Grenoble dans les années soixante-dix/quatre-vingt avait déjà tiré partie avec grand succès de l’import dans le théâtre de techniques cinématographiques. Tout cela n’avait pas amoindri la dimension « dramatique », bien au contraire, on peut même dire qu’elle l’avait enrichie en proposant de la démultiplier. Cette année, à Avignon toujours, la réalisatrice Frédérique Lazarini, dans le « off » (au Théâtre du Chêne Noir), afin de résoudre le délicat problème de réduire la durée de la Mégère Apprivoisée, mêlait à l’action des acteurs sur scène des épisodes enregistrés sous forme de films en noir et blanc évoquant le cinéma italien des années cinquante, cela donnait la confrontation d’une écriture scénique avec une écriture cinématographique, avec tous les raccourcis comiques y afférant.

Pour parler du théâtre, Caune convoque la notion de « fait social total » telle que l’entendait Marcel Mauss, il précise : «un fait inscrit dans une culture qui doit être décrit et compris, sur un plan tant individuel que collectif, un fait donné à voir et à entendre dans un temps et un espace singuliers ». (p.9). Cette référence est-elle justifiée? Il ne semble pas que le fait social total au sens de Mauss se limite à cela, se reconnaissant, dit-on (cf. Wikipedia) à « sa caractéristique de concerner tous les membres d’une société et de dire quelque chose sur tous ces membres ». Or, s’il y eut bien des tentatives – et celle de Vilar est la plus notable – pour rendre le théâtre accessible à tous, il faut convenir que ce n’est pas tout à fait le cas aujourd’hui : le public du Festival d’Avignon (je parle surtout du « In ») est quand même bien particulier… Il y aurait donc bien « fait social » mais… pas total. Cette question recoupe d’ailleurs ce dont traite Jean Caune dans plusieurs chapitres de son ouvrage, dont le chapitre 5 : « les enjeux du théâtre populaire sont-ils encore actuels ? » (sur lequel je reviendrai plus loin).

Le théâtre contemporain est souvent critiqué. On regrette les mises en scène « d’autrefois », celles qui, à ce qu’on dit, « auraient mieux respecté le texte », et on se demande pourquoi les metteurs en scène en vue aujourd’hui cherchent tant à « innover ». J’avoue avoir moi-même parfois manifesté un tel agacement, notamment cette année à Avignon devant la Cerisaie de Tiago Rodrigues… un de mes arguments étant qu’on n’y reconnaissait plus Tchékhov. Jean Caune nous aide à mieux comprendre les raisons et parfois… les torts de notre agacement en mettant clairement en évidence la double réalité « scripturale » du théâtre, surtout depuis que la mise en scène s’est développée comme un art à part entière. Il y a évidemment une écriture du texte, ou écriture « dramatique », (encore qu’il existe des spectacles auxquels ne préexiste aucun texte), mais il y a aussi une écriture scénique. C’est Planchon qui semble avoir été le premier à souligner son importance, notamment dans l’œuvre de Brecht (qui était à la fois auteur et metteur en scène) : « [Il] a été le premier, au théâtre, à avoir dégagé la responsabilité totale de l’écriture scénique, c’est cela, pour moi, son apport essentiel, sur le plan de la mise en scène en dehors de toutes ses trouvailles esthétiques. Il nous a donné conscience qu’il existait une responsabilité de l’écriture scénique ». Le metteur en scène s’est donc imposé au fil du temps comme l’égal de l’auteur, comme s’il superposait sa propre écriture à celle du dramaturge. D’où les écarts et les interférences entre texte écrit et réalisation scénique, la grandeur du théâtre venant justement de cette double matérialité qui est la sienne, à être le siège de ces deux scripturalités.

De cela résulte inéluctablement une moindre importance accordée au texte de départ. Certes, il est toujours là et il compte, mais il n’est plus cette déité, cette référence immuable dont il ne faudrait jamais s’écarter, et même on peut dire (Caune, p. 27) que « le texte écrit n’a plus une signification définitive, donnée une fois pour toutes au regard du spectateur ». Caune note qu’Aristote déjà accordait de l’importance à la mise en scène, mais simplement en tant qu’ « assaisonnement » du texte (!). Evidemment, nous en sommes loin aujourd’hui… Mais Aristote n’était pas le seul, Vilar lui-même manifestait ce respect du texte, qu’était-ce pour lui avant tout que le théâtre si ce n’est le texte avant tout, avec l’impératif qui semblait aller de soi d’une fidélité totale à l’auteur. Je me souviens avoir lu dans ma jeunesse des écrits de Vilar (mais j’ai perdu le livre depuis longtemps…) où il disait que pour lui, la mise en scène devait s’effacer et que le décor pouvait consister en trois planches et deux chaises, ce qui était une saine réaction contre le naturalisme excessif qui avait précédé cette période, mais réduisait considérablement le champ d’action du metteur en scène. On comprend qu’il y ait eu ensuite une réaction de la part de gens comme Lavaudant qui ont meublé la scène d’une multitude d’accessoires parfois baroques (je me souviens d’un petit train circulant sur scène et même d’une grosse Bugatti Royale dans Maître Puntila et son valet Matti, en 1978).

Maître Puntila et son valet Matti, mise en scène G. Lavaudant, Festival d’automne de Paris, 1978

Cette question du texte (et de sa permanence ou non permanence) est vitale dans la transmission des classiques, point auquel Caune consacre aussi un chapitre. Là justement, on ne saurait considérer naïvement le « texte » comme comportant en lui-même toutes les consignes qui mènent à sa mise en scène, le texte théâtral est « ouvert » comme aurait dit Umberto Eco, et le mieux que l’on puisse faire est de lui faire dire quelque chose à propos de notre monde contemporain, de telle façon qu’il « parle » au spectateur d’aujourd’hui. Comme le dit Hannah Arendt à propos de la culture (en empruntant à René Char), nous sommes dans un domaine où l’héritage se fait sans testament. En même temps, cette transmission nous confronte à l’une des composantes essentielles du théâtre, qui est la mémoire (rapport au temps). L’œuvre théâtrale représentée non seulement agit sur nous dans le moment présent, mais elle laisse une trace dans notre mémoire au même titre qu’un événement important que nous aurions vécu. De ce fait, elle fait se collisionner une mémoire individuelle avec une mémoire collective, celle à qui justement on réfère lorsqu’on parle des « grands classiques ». Ces grands classiques ne sont ni immortels ni immuables, il est une infinité de façons de représenter Bérénice ou Les caprices de Marianne, pour prendre deux exemples sur lesquels s’étend Jean Caune. L’une des dernières façons de représenter Bérénice est celle qu’a offerte Célie Pauthe, et que je regrette de ne pas avoir vue, bien qu’en ayant tellement entendu parler ! La directrice du centre de Besançon (qui est en même temps la fille de notre bon ami Serge) avait choisi d’entrecouper les scènes de la tragédie racinienne avec des séquences d’un court métrage réalisé par Marguerite Duras, Césarée, évoquant la situation actuelle au Moyen-Orient, ce qui était particulièrement opportun puisque nous ne devons pas oublier que le rival de Titus, Antiochus, était resté en Palestine après le siège de Césarée, alors que Titus avait emmené Bérénice à Rome (d’où les fameux vers : « Dans l’Orient désert quel devint mon ennui ! / Je demeurai longtemps errant dans Césarée »).

Cette contemporanéité de l’œuvre avait déjà été montrée dans un livre célèbre que je me souviens avoir lu à la fin des années soixante (prêté par une amie qui me lit peut-être en ce moment) : Shakespeare, notre contemporain, de Jan Kott, qui fut le premier peut-être à mettre en avant l’actualité de Shakespeare : le mécanisme de l’histoire qui se montre chez le dramaturge anglais, à savoir la conquête du pouvoir par un prince avec des alliés, contre lesquels ensuite il complote pour les éliminer, jusqu’à se retrouver seul et à son tour renversé par un autre prétendant à la couronne, étant le modèle même de l’histoire qui se déroulait sous les yeux des habitants de pays de l’Est, et notamment en Union Soviétique (mais même nos « démocraties » ne sont pas exemptes de ce mécanisme, les ascensions, les trahisons et les chutes y faisant foison, il n’est qu’à se souvenir de la dernière campagne présidentielle et du rôle que joua l’actuel président vis-à-vis de l’ancien). C’est donc cette actualité, qui a le paradoxe de sembler éternelle, qui fait l’essence même des grands classiques et qui fait qu’on les joue encore aujourd’hui pour notre grand plaisir puisqu’ils nous éclairent sur notre temps, notre histoire et même notre situation politique. Il n’est pas jusqu’à la Nuit des Rois, traditionnellement jouée comme une innocente féérie, qui ne puisse donner lieu à une telle insertion dans le contemporain, comme Ostermayer en fit la démonstration récemment à partir d’une traduction nouvelle de la pièce de Shakespeare due à Olivier Cadiot. Dans cette version, où jouait Denis Podalydes entre autres (et Laurent Stocker etc.), c’est toute la problématique actuelle du genre qui était montrée.

La nuit des rois, mise en scène Ostermayer, mars 2019

Situer le rôle de la transmission des classiques dans la manière d’éclairer notre monde contemporain, n’est-ce pas revendiquer le rôle politique du théâtre, et avec lui, la nécessité d’en faire un instrument de connaissance pour tous, ce qui pose la question du théâtre populaire ? Sur ces points, Jean Caune donne deux chapitres d’une grande clarté. Nous sommes évidemment loin des ambitions formulées par Vilar en matière de théâtre populaire. C’est que tout simplement, il n’y a pas de théâtre en dehors des conditions sociales et historiques dans lesquelles il se développe. Si l’après-guerre a pu donner un temps l’illusion d’un « peuple » prêt à communier dans de grands élans historiques qui provenaient de la guerre et de la Libération (la Résistance, la Libération, la lutte anti-coloniale, l’essor du parti communiste français, avec le rôle remarquable qu’il a pu jouer dans la diffusion de la culture dans les quartiers populaires – ce dont je suis d’une certaine façon le produit), nous sommes à mille lieues aujourd’hui d’une telle période, puisque au contraire nous devons faire face à une ère de division, de fragmentation du social, la classe ouvrière ayant quasiment disparu, une ère où de plus en plus, on nous suggère que les oppositions essentielles ne se font pas jour entre « classes sociales » mais entre communautés « racisées » ou « genrées ». Loin de nous est alors l’illusion d’une homogénéité populaire qui serait capable de se reconnaître dans les pièces de Brecht ou les réalisations du TNP. Encore plus loin de nous est l’illusion d’une « action politique » intentée par le théâtre, voire d’une possibilité de prise de conscience politique par son moyen, comme le pensaient Brecht et ses épigones. Hélas, aurais-je tendance à dire… mais on ne rejoue pas l’Histoire. Alors que devons-nous attendre du théâtre, hormis une possibilité de distraction désormais un peu désuète ? Ici, il ne faut pas baisser les bras. Il reste une entreprise fondamentale, celle de former les sensibilités. Dans cet objectif, le théâtre est absolument nécessaire à l’école. Les formes dans lesquelles il se décline aujourd’hui : théâtre de rue, matchs d’improvisation, concours de slam ne sont pas à négliger, elles peuvent conduire vers les formes plus « institutionnalisées » que sont les représentations au sein d’un lieu théâtral et aux festivals comme celui d’Avignon.

Cette formation de la sensibilité doit demeurer une priorité pour les politiques, au même titre que peut l’être l’éducation en général. On peut évidemment s’étonner que les mairies écologistes (comme celle de Grenoble) n’y songent pas davantage, et soient prêtes à laisser filer la culture comme parole négligeable, juste un peu décorative, alors qu’elles auraient tout à gagner à former des citoyens qui seraient justement attentifs à la nature et à sa préservation dans la mesure de l’affinement de leur sensibilité, comme ils seraient également ouverts à l’exercice d’une véritable démocratie pour autant qu’ils auraient acquis, par l’observation du jeu des acteurs, de quoi s’identifier et mieux comprendre les ressorts et conséquences des gestes et des discours dans la vie sociale.

Il faut saluer le travail de réflexion entrepris par Jean Caune tel qu’il se montre dans ce livre captivant. « Faire théâtre de tout » dit-il, reprenant la formule à Vitez, comme on dit « faire feu de tout bois », c’est le challenge qu’il faut assigner en effet au théâtre si l’on souhaite que celui-ci remplisse son rôle, qui est de nous rendre sensibles à tous les objets, toutes les situations, tous les événements qui nourrissent notre monde.

L’enjeu premier de la création théâtrale est de viser l’éducation sensible du spectateur par un appel à la subjectivité de la réception. Au théâtre, le politique n’est pas à rechercher dans l’énoncé du texte ni dans l’innovation de l’énonciation sur scène, mais dans la relation scène / salle en tant qu’elle situe la place du spectateur comme participant et acteur de la relation. (p. 202)

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10 commentaires pour Le théâtre et sa double écriture

  1. Bel article…
    Il resterait à mentionner le « théâtre de rue », quand les légions gouvernementales policières, avec LBD et « grenades de désencerclement » comme accessoires, sont l’instrument que le pouvoir « met en scène » pour mater toute représentation populaire, au sens brechtien du terme. 🙂

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  2. Debra dit :

    C’est triste, mais je crois que je vais être amenée à déserter ce lieu, à force de ne plus rencontrer beaucoup… à partager, en ayant des choses EN COMMUN avec les « participants ».
    Il me semble que… le contexte actuel présente une occasion saisie avec avidité par des participants de tous ordres de s’aligner derrière les barricades, et jeter des bombes verbales les uns sur les autres. Comme à la Réforme. Comme à d’autres occasions. Même dans les pays qui se gargarisent de laïcité du matin au soir, les guerres de religion sont incandescentes (et je ne parle pas de l’Islam, là.).
    Il me semble que… le théâtre en fait les frais. La médecine, la science elle-même.
    Au commencement fut : notre désir individuel ? collectif ? de nous ranger derrière des barricades pour bien viser les uns et les autres dans une « guerre » civile où les mots sont des « bombes ».

    Je trouve que l’enjeu du théâtre grec à la période classique où on peut voir sa transformation… radicale en partant d’Eschyle, et en allant jusque Euripides donne un éclairage édifiant sur le rôle du théâtre en Occident.
    L’articulation entre la place prépondérante du choeur chez Eschyle, la représentation sur scène, GRACE AUX MACHINES… des dieux, le petit rôle qui échoit à l’acteur individuel évolue chez Sophocles, où les dieux ne sont plus représentés sur scène, et les acteurs individuels jouent un rôle de sacrés monstres dans le pugilat qui les oppose comme forces incarnant des guerres ? entre des valeurs sur des plans différents. Chez Euripides, le choeur a quasiment disparu, les dieux aussi, et les individus prennent toutes la place dans des conflits intériorisés, mais souvent vulgaires et inconséquents (avec l’exception de l’Euripides de la fin, quand il n’était plus… à Athènes, mais en Macédoine).
    Il s’agit de trois structures différentes de la conscience de l’Homme qui sont encore décelables en Occident. Quel rôle et place pour les forces mystérieuses qui échappent à la maîtrise des pauvres (riches ou pas) que nous sommes ? La question n’a pas disparu. On ne peut pas la faire disparaître, bien que nous nous acharnions à le faire, nous… les modernes inconséquents que nous sommes.
    Il me semble aussi que le théâtre fait les frais de l’appareil photo, du caméra, omniprésents dans un contexte où le petit, forcément petit, individu se met en scène devant l’objectif du matin au soir.
    Dans un tel contexte, je ne vois pas comment constituer.. UN CADRE, une distance entre le spectacle sur scène, et… le spectacle des petits individus se mettant en scène devant leurs caméras, et petits objectifs privés. Je ne vois pas comment ces petits individus peuvent BIEN FAIRE LA DIFFERENCE entre tous ces cadres. Pas plus que je vois comment nos hommes politiques peuvent faire la différence, au détriment de notre système politique, fondé sur la REPRESENTATION.
    Et dans un tel contexte, je ne veux pas aller au.. naufrage du théâtre, même si ce naufrage se veut bon enfant, gentil, etc. Même si ce naufrage se veut rassurant, inclusif, patin couffin.
    Juste une petite question innocente : puisqu’on s’autorise à donner des spectacles qui durent jusqu’à 13 heures sur la scène pour le plus grand plaisir des spectateurs, pourquoi ne peut-on pas donner une pièce entière de Shakespeare, qui atteint son maximum (6h) dans « Hamlet » SANS COUPURE ? Qu’est-ce qui JUSTIFIE les coupes ?
    Pour le metteur en scène, j’estime qu’il est devenu (souvent… pas toujours) une boursouflure narcissique à son PROPRE SERVICE (ou au service de convictions idéologiques s’appuyant sur une inculture navrante de notre passé historique). Un metteur en scène… SE METTANT EN SCENE. Pouah. Je n’en veux pas. Pas plus que je ne veux de pièces classiques « rendues accessibles… au plus grand nombre », pour nous convaincre que nous sommes… de bons démocrates, patin couffin. Pitié. C’est consternant d’inculture et de bêtise.
    A l’heure actuelle, on me… barre de spectacles où, dans l’ensemble, je n’ai nulle envie d’être présente…
    Un autre monde et CULTURE restent à inventer. J’y travaille, moi qui aime le théâtre qui ne regarde pas son nombril, qui a quelque chose à dire, et où je veux incarner des rôles qui tiennent la route.
    Et pour l’absence de lutte des classes… détrompez-vous.
    Ce sont… les élites qui se refusent à voir la lutte des classes. Pourquoi la verraient-elles, de la place relativement confortable qui est la leur ? Je n’ai rien contre l’aristocratie, mais la nôtre ne me séduit pas pour deux sous. D’autant plus qu’elle persiste à fermer ses yeux sur.. SES PRIVILEGES…
    Oui, oui, je sais que j’ai un petit air de.. déjà entendu. Oui, oui, Euripides aurait pu dire la même chose dans la débandade de la démocratie athénienne à SON EPOQUE . Sans doute l’a-t-il dit.

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    • alainlecomte dit :

      Je n’ai pas parlé d’absence de la lutte des classes, mais du fait qu’elle ne s’exprime plus aujourd’hui sous la même forme qu’autrefois, la « classe ouvrière » n’a plus le même rôle, si tant est qu’elle existe encore. Les luttes sociales actuelles mettent en jeu a notion d’individualité, comme le souligne bien le dernier livre de Pierre Rosanvallon. Cela ne va pas dans votre sens, certes, mais il faut peut-être que vous remettiez en cause votre discours archaÏsant et pour le moins réactionnaire.

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      • Debra dit :

        Vous savez, je crois être consciente des conséquences de la possibilité qu’offre Internet pour exacerber la pression en faveur d’une démocratie directe, et non pas représentative. Cette pression travaille contre le fondement de la République en tant qu’organisation basée sur la représentation. Il me semble que vous vous contentez de m’étiqueter avec des mots qui sont devenus.. virales dans la sphère publique que constitue Internet : « réactionnaire », « archaïque ».
        Mais c’est vrai que le rôle fondamental de l’étiquetage est de… créer de nouvelles significations pour des mots qui évoluent.
        Pour ma part, il me semble difficile de faire la part dans les réactions en tous genres.
        Mais je dirai que je vois depuis longtemps la folle pression pour « prendre le train en marche ». C’est drôle, mais j’ai de moins en moins envie de prendre le train…à la gare, comme dans la métaphore, « prendre le train en marche ».
        Vous savez, l’Homme est une pauvre créature, dans l’ensemble. Il n’est jamais autant pauvre créature que quand il croit avoir des pouvoirs qu’il n’a pas.
        Si dire cela est réactionnaire pour vous, soit, je suis réactionnaire.
        Vous n’avez toujours pas répondu à ma question sur les coupes dans « La Mégère Apprivoisée », je vois.
        Je crois que si « nous » (le grand « nous ») commençons à nous étriper dans de nouvelles guerres de religion virtuelles, c’est que.. le bien COMMUN, le sens d’un BIEN COMMUN a fait faillite.
        Il a déjà fait faillite aux Etats-UNIS.
        C’est triste. Quel est notre pouvoir, responsabilité, liberté, INDIVIDUELS, dans le contexte actuel ?
        Je ne sais pas. Mais je sais que… PERSONNE NE LE SAIT, pas les scientifiques, les politiques, etc. L’avenir n’est pas prévisible.
        En cela, j’ai foi.

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  3. Girard A dit :

    Debra Je n’arrive pas à vous suivre.Vous semblez avoir une certaine culture mais vous êtes très souvent à charge. Surtout pour l’humain non transcendé par le religieux.Vous parlez de « petit individu », de « pauvre que nous sommes tous » (pourquoi pauvre?),de « petits individus » encore une fois, de forcément petit »( je vous reprends).
    Néanmoins, j’aime bien votre expression « un metteur en scène qui se met en scène pouah »
    J’approuve, même si je suis un parfait novice j’ai pu voir cette posture désagréable.
    Vous même dites que « vous ne voyez pas » que « vous ne savez pas », Vous citez implicitement Socrate IL sait qu’il ne sait rien certes mais il prend bien la responsabilité de faire accoucher son disciple du savoir caché, de le guider et là il prend sa responsabilité.
    Vous m’avez exprimé il y a peu sur ce qu’est pour vous une vraie science, pouvez vous me dire sur quel théâtre travaillez vous et ce qu’est pour vous ce théâtre non nombriliste ( un exemple).
    Et puis aussi ( sans abuser) qu’est ce une religion virtuelle avec tout le poids des mots, mots auxquels me semble t-il vous portez une attention ciselée.
    Je ne vous suis pas trop dans vos réflexions mais ne désertez pas les lieux ce serait un peu démissionnaire non?

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    • Debra dit :

      Je vais reprendre sur le théâtre.
      En ce moment, j’ai hérité d’un rôle que je travaille dans la très belle pièce qu’un collègue a écrit sur la rencontre entre Freud et Mahler à Leyde, lorsque Mahler a découvert avec stupéfaction et consternation que sa femme, Alma, entretenait une liaison avec un jeune homme.
      Pour moi, c’est du théâtre comme je l’aime. C’est à dire qu’il y a une scène, donc, une distance entre spectateurs et acteurs. Les acteurs INCARNENT des personnages, donc, ils jouent des rôles d’un bout à l’autre de la pièce. Il y a une histoire, un cadre,des personnages qui JOUENT devant un public. Le fait de sentir cette distance entre acteurs et spectateurs, que ce soit une convention sociale, que je ne sois PAS le personnage que j’incarne sur scène fonde le théâtre comme lieu de représentation. Je ne me confonds pas avec mon personnage, même si j’y mets beaucoup du mien.
      Mais les idées y sont aussi, et incarnées. Freud et Mahler vont échanger sur la création artistique, sur ce que veulent les femmes (c’est très compliqué ce que veulent « lesfemmes », comme ce que peut vouloir… une femme, à un moment donné de sa vie, dans un certain contexte. La vie… son passage.. nous transforme en passant. Nous ne voulons pas toujours les mêmes choses. Nous ne sommes pas.. DES ABSOLUS ou des catégories fixées une fois pour toutes. Pire encore, comme nous vivons simultanément sur plusieurs plans, il nous arrive de vouloir une chose… et son contraire. Freud l’avait bien perçu.)
      Dans le texte, l’auteur a inséré une fenêtre dans le cadre. Il s’agit d’un salon avec une fenêtre qui s’ouvre sur l’extérieur.
      Je dirais, pour faire image, qu’on peut voir la transcendance ainsi. Il s’agit d’être dans une pièce avec une fenêtre qui s’ouvre sur un ailleurs, un extérieur. Dans la pièce, des bruits entrent, assez vagues, qui signifient pour Mahler le matériau brut qu’il va transformer pour faire sa musique. Pour la servante que je joue, par la fenêtre il entre des odeurs, du foin coupé, des fleurs, du crottin de cheval, de la fraîcheur après un orage qui a éclaté.
      Quel orage a éclaté ? Dans la rencontre entre Freud et Mahler il y a eu beaucoup de… passion. Les deux hommes se sont pris à bras le corps pour échanger sur leurs conceptions différentes de la vie.
      Et dehors, dans ce lieu extérieur du cadre de la nature, l’orage a éclaté AUSSI. En même temps.
      Dans un monde où la transcendance a cours, les fenêtres s’ouvrent sur l’extérieur dans un processus de métaphore qui permet que les mots JOUENT sur plusieurs plans sur nous, et que nous organisons notre espace.. psychique, ou pas, de manière à permettre aux mots de JOUER, et nous avec.
      Mais… avons-nous réellement le droit de jouer en ce moment ? Réfléchissez bien. Les adultes.. ont-ils le droit de jouer ?
      Pour revenir à Jésus, à qui je reviens souvent, parce que son parcours est celui d’un rabbin, un ENSEIGNANT, comme Socrate, d’ailleurs, à sa manière, Jésus a passé le court temps de sa prêche à faire remarquer combien sa société était sclérosée sur la possibilité de JOUER, qu’il Y AIT DU JEU dans les rapports sociaux.
      Et pour le religieux, je sais que le mot « religere » en latin est étymologiquement en rapport avec « relier ». Faire des liens. Alors, je dirai (comme Jésus ? Socrate ? aurait pu le dire), mais qu’est-ce qui nous relie à l’heure actuelle ?
      D’une certaine manière, le WORLD WIDE WEB (la grande toile du monde entier) nous relie, non ? Les transports nous relient ? Alors…SI le WORLD WIDE WEB nous relie, et la religion est une affaire d’être relié, je vous invite à tirer certaines conclusions.
      Je dirai même que Freud a découvert que nous en arrivons à tirer ces conclusions à notre insu. Que c’est surtout.. LES MOTS QUI NOUS RELIENT, des fois à nos corps défendant. La psychanalyse est fondée sur cette hypothèse.
      Pour les pauvres (petits) que nous sommes, je reviens à Homère, « L’Iliade ». Il revient aux Grecs, il y a plus de 3000 ans maintenant d’avoir mis dans la bouche de leurs dieux (Zeus) que l’Homme était un pauvre être pitoyable. Dominé… par ses passions ? Sous la coupe de la folie collective quand elle sévit, et.. elle sévit. Les Grecs ont vu ça. Il y a longtemps. Je les suis. Je le vois aussi.

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      • Girard A dit :

        Comme cela je comprends mieux vos propos.Merci du retour.Je vous trouve un peu dure, tout de même, pour la condition humaine et plutôt révérencieuse (ou respectueuse) pour celle des dieux ou demi dieux.Peut être est ce le privilège de la révélation?
        L’individu est il si pitoyable que cela même emporté par la folie collective? N’est ce pas plutôt notre regard que nous prêtons par facilité aux dieux pour se désengager de notre simple condition? Le qualificatif me gêne.

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  4. Debra dit :

    J’emploie assez souvent l’expression d' »inconséquent » ici.
    Il me semble que « nous » oeuvrons pour la domestication de l’Homme (homme et femme).
    Peut-être qu’avec le temps notre folie collective va devenir de plus en plus domestiquée, elle aussi ? Inconséquente ? Difficile à dire. Le bonheur réside-t-il dans la domestication ? Je n’en suis pas sûre. Comment échapper à la domestication grandissante ? Je me pose la question.
    Et puis, notre simple condition n’a pas toujours été la même.
    Aller à Grenoble, descendre les trottoirs pour voir la quasi totalité des travailleurs derrière des vitres installée derrière des écrans pour travailler, ça me déprime. Ce n’est pas si vieux que ça.
    Je dis ailleurs que nous avons troqué, nous voulons encore troquer, le « genitum » pour le « factum ». Le « engendrer » pour le « fabriquer », dans la fabrique ou laboratoire, de préférence.
    Ici, à Grenoble, nous tendons à vivre dans un grand laboratoire à ciel ouvert.
    Cela me plombe ce qui me reste d’âme.
    Je ne suis ni baptisée, ni confirmée, dans aucune religion. Mais j’ai une culture religieuse, et j’en ai hérité, me semble-t-il.
    Pour la pitié… c’est le noeud de la guerre, en quelque sorte, car l’Homme moderne refuse structurellement et viscéralement l’idée qu' »on » pourrait prendre pitié de lui, qu’il pourrait être pitoyable. A sa manière, il se gonfle pour rouler les mécaniques pour ne pas sentir que l’auto-détermination ne lui permet pas de TOUT décider de lui-même, de son sort (jusqu’à son identité sexuelle). Et j’emploie « Homme » d’une manière qui inclut les femmes dedans, bien entendu.
    Exemple de ce que je veux dire : au téléphone avec mon frère américain le weekend dernier, j’ai parlé des « charity shops » anglais. Un « charity shop » est un lieu où les gens travaillent comme bénévoles, et où le produit de la vente des articles qui y sont donnés est reversé aux causes caritatives (le « caritas » de la Grande Romaine, en latin, de surcroît). Mon frère m’a reprise pour dire qu’il s’agissait de « thrift stores ». Le mot « thrift » veut dire « économie », dans le sens de dépenser moins. De ne rien gaspiller, de faire des affaires. Le mot « store » n’est pas l’équivalent de « shop ». Il est plus impersonnel, plus grand, plus indifférencié. (Il s’agit des fois de connotations. Le dictionnaire ne délivre pas les connotations ; ce n’est pas son rôle.) Il y a un sourd refus chez les modernes (américains ? français ?) de la charité/caritas, comme de la pitié. Comme s’il s’agirait de quelque chose de condescendant, d’humiliant pour celui qui la reçoit. (Mais « on » donne, de manière privée, aux U.S. Pas de la même manière, mais on donne. C’est organisé différemment.)
    Il y a eu des générations qui n’avaient pas toujours honte d’avoir moins que les riches, d’être « pauvres »…matériellement. Il y a eu des gens qui gardaient leur dignité, et pouvaient s’accrocher à la prêche de Jésus qui renversait la donne pour que les pauvres puissent être dignes… d’autre chose que le revenu universel, par exemple. De considération. D’écoute. De regard.
    Maintenant que nous nous félicitons sur notre modernité, dans l’ensemble, en l’opposant à l’obscurantisme religieux, je vois moins de considération dans les regards, et de plus en plus de mépris… pour les incultes ? les pauvres ? Quand « on » n’est pas en train de les défendre… dans des discussions de salon…comme concept ou catégorie.

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