Si j’ose encore un peu continuer sur ma lancée, essayant d’aller plus au fond dans la démarche girardienne de reconstruction de la logique, je vais me sentir obligé d’introduire quelques détails techniques. Je rappelle d’abord ici que si la logique nous intéresse ce n’est pas en tant que recherche d’une clôture, sorte de terminaison de la méthode scientifique et de la raison comme ont pu le donner à penser aux grandes époques du positivisme logique (début du XXème siècle) les Hilbert, Russell ou Tarski. Pas de « solution finale » ici, comme le répète souvent Jean-Yves Girard, c’est-à-dire de ce genre de solution dont on sait trop bien l’utilisation faite au cours de l’histoire par les pires idéologies totalitaires. Pas de « transparence » non plus, dont ce même Girard a bâti la figure du fantôme dans un de ses livres récents… Cela me renvoie à moi-même, à l’époque où, jeune idéaliste se croyant marxiste, j’imaginais que tout discours pouvait livrer sa vérité à coup d’analyses, voire même… « d’analyse automatique » (!). L’idéal frégéen (d’ailleurs repris à Leibniz) consistait en la croyance qu’il pouvait exister une langue parfaite telle qu’une fois nos paroles retranscrites en elle on en verrait immédiatement le sens… une sorte de sérum de vérité en somme. Mais il n’en va pas ainsi… sous nos paroles surgissent toujours d’autres paroles, et jamais n’apparaît un socle qui donnerait enfin la clôture de toutes choses dites. Pourtant il demeure des lignes de force, des tendances, certains discours sont plus crédibles que d’autres, certaines convergences apparaissent entre des dires distincts, des dialogues se forment. On pensera peut-être ici aux dialogues socratiques qui, depuis deux mille cinq cents ans, continuent de susciter notre réflexion à coups d’arguments et de contre-arguments. Un peu comme si l’espace de nos dires était structuré et que nous cherchions à en connaître la géométrie de la même façon que nous avons voulu depuis l’aube de la réflexion explorer et théoriser celle de l’espace environnant. La Théorie de la Relativité générale s’appuie sur l’idée que la force de gravitation est un effet de la courbure (géométrique) de l’espace. La logique serait peut-être aussi l’effet d’une courbure, mais de l’espace de nos dires. Vue comme cela, elle ne serait pas une norme arbitraire, comme semblent le dire beaucoup de philosophes, dont l’Ange Scalpel déjà rencontré. En tout cas, elle ne serait pas une transcendance qui nous imposerait un cadre de pensée définitif, juste un outil parfois, une commodité nous permettant de passer d’une pensée à une autre.
Dialogues et jeux infinis
A partir de cette façon de voir, on peut toujours prendre pour objet de réflexion un bloc d’argumentation, une tentative de preuve par exemple dont on ne sait pas a priori si elle va aboutir, qui va devoir affronter des objections, autrement dit des recherches de contre-preuves, d’oppositions à la thèse avancée. Dans la version antérieure des travaux de Girard, cela apparaissait dans l’entreprise de la ludique (baptisée ainsi parce qu’il y avait derrière une idée de jeu, un peu comme dans la logique dialogique, les règles arbitraires en moins). Preuves et contre-preuves s’opposaient. Avant de savoir si l’on avait l’une ou l’autre, on parlait juste de desseins ou de dessins, jeu de mots créé pour faire comprendre qu’à la fois on avait sous les yeux une entité géométrique (dessin) et une sorte de stratégie (dessein) – de fait, nous savons qu’étymologiquement les deux mots sont liés – Un dessin était une manière d’avancer dans le dialogue, de disposer ses pions en tenant compte des réactions attendues du partenaire, et on parvenait dans certains cas à une situation de convergence : les deux partenaires s’entendent pour dire que le dialogue peut se terminer, soit parce que l’un des deux a obtenu tout ce qu’il voulait savoir de la part de son partenaire, soit parce qu’il ne peut plus décemment continuer, ayant fait le tour de tous les arguments disponibles qu’il puisse opposer à l’autre. C’est ainsi que, dans une situation idéale, tout dialogue devrait s’achever… ! De fait, il est rare que les choses se passent ainsi… et, très souvent, le jeu est sans fin. Un spécialiste de l’argumentation et de la rhétorique, Marc Angenot, disait même que l’on est bien en peine de trouver au travers de l’histoire, une polémique qui serait définitivement close (les débats philosophiques par exemple, que l’on croit achevés à un moment, finissent presque toujours par redémarrer), d’où le fait que souvent… les dessins soient des figures infinies, que l’on ne converge jamais et que l’on soit dans cette situation affreuse où l’on part dans un problème sans avoir jamais l’assurance que la solution sera trouvée un jour et qu’à chaque instant nous soyons pris par l’angoisse : faut-il attendre encore un peu ou bien est-ce peine perdue ? Peut-être est-ce cela qui a conduit Girard à renoncer à la ludique. Après tout, quand on fait de la logique d’un point de vue mathématique, on veut que ça serve à résoudre des problèmes, à tester la rigueur d’une démonstration etc. (et pas forcément à nous renseigner sur l’état d’avancement de notre « analyse », ainsi que le voudraient peut-être les psychanalystes !).
Du côté de l’Autre et du négatif (Hegel)
Imaginons encore que nous soyons dans un « bon » cas, un cas où « ça converge »… Bien sûr, dans une situation donnée, face à une formule que l’on avance et souhaite démontrer, il n’y a pas qu’un seul dessin possible, il y en a plusieurs. Certains peuvent être « gagnants » et d’autres non. Les dessins « gagnants » sont ceux qui conduisent le partenaire à concéder qu’il n’a plus d’arguments à opposer, ou plus de questions nouvelles à poser. Les dessins des deux dialoguants s’affrontent ainsi, mais pas toujours sous l’aspect d’un combat, cela peut être aussi celui d’une recherche d’entente, tous les jeux ne sont pas des duels, certains sont coopératifs, certains n’ont pas d’autres buts que de mettre en commun des expériences et des savoirs. Là apparaît tout l’intérêt de la « ludique », pas assez exploré à mon avis…
La faiblesse réside en ce que, bien entendu, le fait qu’un dessin soit gagnant n’est pas une garantie pour qu’il soit une « preuve » : il se peut que le partenaire n’ait pas été le meilleur possible, qu’il se soit laissé dominer ou satisfaire un peu trop facilement. Les dessins gagnants ne sont pas des preuves, ou alors il faudrait qu’ils aient été confrontés à tous les contre-dessins possibles, mais totaliser tous les dessins ou contre-dessins possibles n’est pas une mince affaire… c’est un passage à la limite, une idéalisation. Mais bon, admettons qu’il soit faisable, quels ensembles de dessins allons-nous privilégier, étant entendu que nous ne souhaitons plus partir d’une formule à démontrer mais simplement de dessins, de candidats à devenir des preuves… qu’est-ce qui est preuve, dans tout ça ? Ici intervient l’Autre, la caractérisation par l’extérieur, le négatif, le complémentaire… et en cela Hegel, avec sa dialectique, n’est plus très loin.

Car si les dessins de deux dialoguants sont dans une situation d’orthogonalité quand on arrive à une « fin heureuse » (une convergence) et que l’on peut alors écrire D ⊥ E, où D est le dessin du premier intervenant et E celui du second, alors on peut associer à D un ensemble de dessins particuliers : tous ceux qui sont comme E, autrement dit orthogonaux à D. Notons D┴ cet ensemble. Si nous avons pu prendre l’orthogonal (le négatif) une fois alors rien n’empêche qu’on le prenne deux fois, et qu’on fabrique D┴┴ qui, bien sûr contiendra D comme l’un de ses éléments, mais pas lui seul, d’autres aussi, dont on peut dire qu’ils se comportent comme D du point de vue de l’orthogonalité. On définira alors D┴┴ comme un comportement. D’où une totalisation possible à partir d’un dessin, mais qui passe par le négatif.
La locativité au lieu de l’identité(*)
Un point important est que, bien entendu, se passant des formules (notamment des lettres qui les composent, les A, B, C, …), on doit bien dire où et comment s’enracinent les processus qui nous intéressent. Ici, la grande nouveauté girardienne fut d’introduire les lieux, rien que des lieux (locus solum, dit Girard dans un article manifeste de 2001 en reprenant le titre d’un roman de Raymond Roussel, à peine déformé – Locus Solus). C’est à partir d’un ensemble de lieux qu’une stratégie se développe, exactement d’ailleurs comme dans les jeux dits de stratégie, où l’on ne donne aucune identité particulière à une case de l’échiquier, qu’elle soit blanche ou qu’elle soit noire (autrement dit positive ou négative dans la terminologie ludique). Libre à nous ensuite d’étiqueter les cases si cela nous chante, mais cela n’aura rien changé à la règle du jeu, ni aux stratégies que l’on peut élaborer.
Parler de lieux, de localités donc (de loci comme on dit aussi dans le vocabulaire de la ludique), cela résonne étonnamment bien à l’heure où les identités sont trop souvent mises en exergue, ruinant et minant l’espace social. On retrouvera ici un passage du livre récent du groupe réuni autour de Bernard Stiegler (Bifurquer) :
Une localité n’est pas une identité. C’est au contraire un processus d’altération constitué de localités plus restreintes et multiples, et inclus dans de plus vastes localités.
Ou encore :
La localité est le moteur de la différence elle-même ; elle n’est pas constituée par son identité (elle n’en a pas) mais par son potentiel de différenciation […]. La différence est première, c’est-à-dire primordialement liée à une autre différence plutôt qu’à l’existence d’une identité pré-constituée.
Voilà peut-être ce qu’a toujours voulu Girard : fuir l’identité et l’essentialisation pour ne partir que de systèmes de différences, échelles de différences par lesquelles se construit une réalité qui n’est que transitoire, évanescente, toujours condamnée à disparaître mais pour donner naissance à d’autres différences. En somme, il n’y aurait pas d’êtres (même en mathématiques) mais seulement des systèmes de différences, autrement dit des comportements, dont les agencements divers ne pourraient que donner l’apparence de l’être. L’apparente stabilité de la formule ne viendrait que d’une immobilisation temporaire « forcée » dans un comportement.
Le rôle des tests
Mais on l’a vu, Girard abandonne la ludique pour cause d’incapacité à fournir une authentique caractérisation de ce qu’est réellement une preuve en logique (et en mathématique). Un comportement demeure cependant un ensemble de desseins (ou dessins) (dont nous ébaucherons plus loin le mode de construction). Une particularité d’un dessin, alors illustrée par notre présentation succinte donnée précédemment des réseaux de preuves, est que, pour être reconnu comme « preuve », il faut qu’il passe certains tests. Dans notre illustration, il fallait essayer toutes les sélections possibles d’une arête sur les deux d’un lien « par » (ce qu’on appelle un switching) et vérifier chaque fois si on obtenait un graphe connexe et sans cycle. Chacun de ces switchings donne lui-même un réseau (un dessein) et le dessein global est correct (est une preuve) si et seulement s’il passe l’épreuve de chacun d’eux. On comprend ainsi la dualité qu’il peut y avoir entre preuves et tests. On exprimera à nouveau cette dualité en termes d’orthogonalité. On écrira P⊥T pour l’orthogonalité entre une tentative de preuve et son test (qui est aussi une tentative de preuve, mais de la «thèse » opposée… inutile de se demander ce qui pourra tester un test, c’est le réseau auquel il s’applique, il y a parfaite dualité!), et on écrira P┴ pour l’ensemble de tous les desseins orthogonaux à P. On peut alors construire P┴┴ et… on retrouvera la même idée de comportement que précédemment.
La notion de comportement donne la clé de la reconstruction de la logique : on pourra essayer toutes sortes de combinaisons ensemblistes pour obtenir les différents connecteurs… Bien sûr, on peut aussi utiliser ceux que nous connaissons déjà, les tenseurs, les par etc. mais rien n’interdit d’en introduire de nouveaux. Dans la logique linéaire initiale, il y avait aussi des opérateurs un peu particuliers, on les appelait exponentielles (pour des raisons que je ne donnerai pas ici), on les notait « ! » et « ? », par exemple «!A » indiquait le caractère inépuisable d’une ressource (on pouvait penser à l’air que nous respirons… sauf que désormais, cette analogie est suspecte, continuerons-nous encore longtemps à le respirer?), «?A » était plus difficile à interpréter… comme une « sous-ressource » en quelque sorte… peut-être « pourquoi pas A ? », une éventualité de ressource… Cela était fait pour que (!A)┴ =?(A┴) (le point de vue opposé à l’inépuisabilité de A est le doute sur le fait qu’on puisse seulement nous en fournir un exemplaire). Ces sortes de « modalités » sont abandonnées : trop complexes à exprimer en termes de réseaux. Mais à la place des connecteurs nouveaux, susceptibles de les englober (comme !A⊗ B etc.).
On pourra même donner sens à des écritures à première vue bizarres comme ∃X P (X), où P (X) est un comportement dépendant d’une variable, mais je n’entre pas dans ces détails…, je note simplement qu’ils permettent de reconstruire l’équivalent d’une logique de second ordre. Bien noter en effet que dans ce genre d’écriture, X n’a rien à voir avec une « variable individuelle », il s’agit de l’équivalent d’une proposition, ce qui explique qu’il y ait des liens axiomes entre X et ~X (et donc aussi à côté de X : ~X, ce qui n’aurait aucun sens avec des variables individuelles!).
Nous avons ici la réalisation de ce que Girard annonçait à la dernière page du fantôme de la transparence :remplacer les individus par des propositions, a par « je suis a » de sorte que le problème de l’égalité soit résolu, a n’étant plus égal à b « parce que toute propriété de a est propriété de b et réciproquement » mais parce que, tout simplement, il y a équivalence (linéaire) entre « je suis a » et « je suis b ».
De l’introduction des katakana
Un mot sur la construction des réseaux : des étoiles remplacent les suites de formules atomiques, du genre (p1, …, pk, q1, … , ql), dont les pi et les qj sont les rayons, leur différence étant que les premiers (de 1 à k) sont dits objectifs et les seconds (de 1 à l) subjectifs. Si l = 0, on a une étoile objective. On les branche par des liens axiomes et par des liens venant du bas du réseau, ceux associés aux opérateurs. La notion d’unification, familière à tous ceux qui ont fait du Prolog dans les années quatre-vingt, est abondamment utilisée (trace du théorème de Herbrand) et le réseau est dit correct s’il vérifie la formule d’Euler-Poincaré calculée avec des poids qui dépendent des atomes et des partitions induites sur eux par les opérateurs, ces poids étant différents selon la part prise par les objectifs et les subjectifs dans la démonstration, une preuve est visible si son poids est positif.
Ainsi peut-il bien y avoir des preuves visibles et des preuves invisibles ! Un comportement est « vrai » si et seulement s’il contient une preuve visible.
Si l’on considère les atomes, il vient vite que, en réalité, il en suffit de deux, l’un objectif, l’autre subjectif (se souvenir que le propre de la logique linéaire est de ne pas avoir de règle de contraction, si un même objet est répété deux fois, les deux fois comptent, on ne fait pas comme s’il y avait juste une instance idéalisée de la chose, que l’on reproduirait autant de fois que l’on veut). Ce sont les deux seules constantes admises désormais, qui n’ont rien à voir avec ce que l’on appelle couramment constante prédicative (P, Q, R, …) dans la logique des prédicats : ce sont de vraies constantes, comme le sont π ou e… c’est pour cela que Girard leur réserve des noms exotiques, fu et wo de l’alphabet des katakana (allez savoir pourquoi…). Et la grande nouveauté est que ces wo et fu suffisent à… reconstruire l’arithmétique formelle ! Mais je n’en dirai pas plus…

Vers le soubassement : géométrie et calcul
Comme on peut le constater, la notion « d’absence de cycle » joue un rôle central dans la définition des preuves : absence de cycle dans un branchement (ou switching) et absence de cycle dans l’unification des termes (on ne veut pas obtenir d’équation du genre y = f(y) ce qui entraînerait y = f(y) = f(f(y)) = f(f(f(y))) = … indéfiniment). Dans un domaine plus discursif et dialogique, comme fourni par les dialogues socratiques, nous avions montré, quelques amis et moi, que là était une source de la logique socratique, qu’il ne s’y agissait pas d’amener à une contradiction au sens aristotélicien, mais à une situation où le dialogue doit s’arrêter car les participants atteignent la certitude que s’ils continuaient l’échange d’arguments, celui-ci serait sans fin, sorte de constat d’impasse (tu soutiens A, moi je soutiens ~A, rien ne t’oblige à renoncer sauf que chaque fois que tu avanceras A, tu sauras que, moi, je reproduirai mon argument en faveur de ~A, et moi je sais que tu peux reconduire A de la même manière, de sorte que la discussion sera sans fin – cf. en particulier le dialogue Hippias mineur). Par ailleurs, une preuve, on le sait, est la stricte analogue d’un programme or le bouclage infini (absence d’arrêt) d’un programme est le signe le plus pur de son échec, de l’existence d’une erreur fatale en son sein (et on sait aussi qu’il n’y a aucun moyen a priori de se prémunir de ce genre de risque…).
La démarche de Jean-Yves Girard parviendrait donc à cerner au plus près les conditions de possibilité de la logique dans des contraintes d’ordre géométrique et calculatoire (les deux, le géométrique et le calculatoire, étant probablement liés). C’est en cela bien sûr que l’on peut répondre à Ange Scalpel que non, les axiomes de la logique ne sont pas condamnés à être circulaires, d’abord parce qu’il n’y a pas d’axiome à proprement parler (!) ensuite parce que justement c’est l’évitement des cycles et circularités qui fonde la logique.
Petite remarque ici : cela ne veut pas dire que cycles et circularités soient bannis, interdits de cité, voués aux gémonies, de même que les réseaux qui divergent (les interactions entre dessins qui se perdent dans l’infini) ne sont pas des démons dont on ne veut rien savoir, simplement ils n’entrent pas dans la logique, ils appartiennent à un ailleurs sur lequel il est difficile de construire des discours, géométrie mystérieuse et quasi inconnue comme celle des trous noirs…

(*) Dans la ludique, comme dans les réflexions menées dans « Bifurquer », la locativité s’oppose à l’identité comme le pur existant s’opposerait à l’essence. En disant qu’il n’y a rien que le lieu, Girard revendique un existentialisme sans transcendance ni ego. Une pensée naïve exprimerait qu’il y a de l’identique, en particulier un soi qui demeurerait identique à lui-même au cours des changements de lieu et de temps, l’identique à soi serait celui qui dit «je ». Aporie de la linguistique énonciative : qu’est-ce que « je » ? réponse : celui qui dit « je » (et il n’y a pas d’autre réponse), mais celui qui disait « je » n’est déjà plus là, n’est plus le même que le « je » de « maintenant », lequel « maintenant » est déjà aussi dépassé. Il n’y a donc que des localisations temporaires, des loci que des dessins joignent les uns aux autres selon une géométrie soumise à l’aléa. Bien peu de réseaux convergent entre eux (un infini dénombrable par rapport au continu des possibles?) grâce auxquels on puisse repérer des comportements. Cette théorisation a un contenu politique, aussi étrange que cela puisse paraître au premier abord, dans la détermination d’une « droite » et d’une « gauche », question que je me pose souvent à moi-même afin de savoir à quel camp j’appartiens, c’est facile à savoir : l’identité est de droite, la locativité est de gauche. Qui se dit attaché au concept d’identité est forcément de droite : il tient aux valeurs attachées aux racines, à la prégnance du sol. Heidegger est de droite. Il est insensé que des gens dits de gauche se soient réclamés de lui. A l’inverse, la locativité est prête à accueillir n’importe quelle formule, n’importe quelle marque d’une présence, en cela elle manifeste son ouverture à l’autre, au négatif. Hegel est bien sûr de gauche.
Bien sûr, il y a beaucoup ici que je ne peux pas comprendre.
Une question : je ne comprends pas au tout début comment le négatif arrive dans les considérations sur l’orthogonal ? Et je suis incertaine sur le « tous ceux qui sont comme E ». Ça veut dire « semblable », « ayant des éléments en commun » ?
Je relève des détails qui m’interrogent : le passage de « égale » à « l’équivalence linéaire » entre « je suis a » et « je suis b ». Je relève qu’il s’agit d’abandonner le mot « égale » pour « équivalent ».
Aujourd’hui je ne vais pas prendre le temps d’aller regarder dans mon Robert Historique de la Langue Française pour voir l’histoire de ces mots, mais… je sais qu’il y a une différence, comme je sais que la synonymie est.. une fiction. Je ne fais pas partie des gens qui houspillent la fiction, dans la plus pure tradition.. grecque, en passant, car qui dit « fiction » dit « représentation », et je ne crois pas que l’Homme va faire l’impasse sur la représentation dans son approche de son monde.
Je relève aussi « une preuve est visible si son poids est POSITIF »… et « un comportement est « vrai » si et seulement s’il contient une preuve visible » : cela rejoint mon hypothèse qu’une bonne partie de notre pensée émane du rapport entre le sexe de l’homme et de la femme dans leur… différence ET relation.
Il y a une difficulté fondamentale dans la possibilité de penser le négatif. Le fait de mettre le négatif… dans la lumière pour faire des preuves vraies et.. POSITIVES le détruit en tant que négatif. C’est un très gros problème. C’est pour cela que la transparence est peine perdue, et même.. contreproductive. En ça, je pense qu’une structure psychique qui s’appuie sur… le refoulement, et permet la LOCATIVITE de l’inconscient est un compromis intéressant, et permet à des paradoxes d’exister sans pour autant se sentir obligé de les.. réduire ? faire leur synthèse ?
Mais ce n’est que dans la dimension de la temporalité que ce qui est cyclique se manifeste, et pas.. dans l’espace, me semble-t-il. Ainsi il est important de pouvoir CONJUGUER l’espace et le temps, les intriquer.
Les derniers mots de votre note poseraient cette logique dans une opposition.. frontale ? antagoniste ? avec la logique classique, si j’ai bien compris.
Il est bien tout à fait dans l’air du temps de recourir à des oppositions frontales et antagonistes…
Mais je vous renvoie tout de même au « Philoctète » de Sophocles, où celui-ci s’interroge sur… une identité, ou en tout cas, un appui identitaire qui permettrait à Néoptolème de résister aux sirènes o combien opportunistes d’Ulysses dans la pièce, et se comporter en restant FIDELE A SA NATURE (identité). Il est très intéressant, ce mot « fidèle », parce qu’il va de pair avec une forme d’identité.
Je cite Shakespeare, dans la bouche de Polonius, seul et piètre figure paternelle de « Hamlet » : « Ceci avant tout, à toi-même sois fidèle, et tu ne pourras pas être faux envers quiconque ». Une belle pensée… même fiction ? quand même. Sommes-nous si amoureux.. de la vérité ?…
Si le locatif doit nous transformer tous en cueilleurs (et non pas chasseurs, car nous avons horreur de la vue du sang), déracinés, et vadrouillant partout sur la planète, je ne vois pas.. OU EST LE PROGRES, et surtout, je dois dire.. pour la planète elle-même…
Pour ma part, je reste fidèlement amoureuse… de la conjugaison…
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« orthogonal » est une autre façon de dire « négatif », il est exact qu’au lieu d’écrire A(ortho) j’aurais pu écrire ~A. Qu’est-ce que la négation, de façon générale? voilà une question difficile… je dirai qu’il y a négation là où il y a dualité, autrement dit, dès qu’on applique la négation deux fois, on retombe sur (presque!) le même… ce n’est pas la « négation triviale » celle qui dit que si A est vrai ~A est faux et si ~A est vrai alors A est faux… qui suppose que soient établies les deux valeurs « vrai » et « faux ». « Ceux qui sont comme E » = ceux qui se comportent comme E, autrement dit ceux qui sont dans le négatif de D, eux aussi. Oui, équivalent plutôt que « égal », dans le langage usuel cela fait peu de différences, ici cela en fait parce qu’on réserve en général « = » aux objets, aux individus (aux nombres) et « équivalent » aux propositions. C’est plus facile et direct de définir « équivalent » entre propositions (A équivalent à B si A entraîne B et réciproquement) que « égal » entre individus (aporie liée au principe d’indiscernabilité de Leibniz).
« une bonne partie de notre pensée émane du rapport entre le sexe de l’homme et de la femme dans leur… différence ET relation »: je ne suis pas contre cette idée! Que la pensée s’origine dans le sexuel, c’est une idée de Georges Bataille, je crois, n’est-ce pas?
Locativité de l’inconscient; j’aime ça. Toute la différence entre Freud et Jung, n’est-ce pas? (Jung était un affreux homme de droite, identitaire et essentialiste, Freud un homme de gauche, toujours en recherche). Je ne crois pas qu’il y ait une opposition frontale avec la logique classique car… même Girard est bien obligé de s’en servir, mais une recherche d’un soubassement plus profond qui permettrait d’expliquer pourquoi quand même la logique classique peut nous servir.
Je ne suis pas sûr que la fidélité aille de pair avec l’identité, on n’est pas fidèle par identité mais par construction. S’il y a quand même identité c’est non par essence mais par devenir, et les processus de fidélité nous permettent de la construire. ici, ce n’est pas Girard qui est convoqué mais Badiou (voir ce que j’avais écrit là-dessus il y a longtemps dans une série d’articles sur « l’Etre et l’événement »). Je pose la fidélité comme processus, puis ensuite je peux me prévaloir d’être moi.
Le locatif n’est pas la vadrouille. Voir le thème du local dans le livre de Stiegler. Au contraire, il renvoie à l’idée que les processus doivent être recentrés sur le local et non sur le global. On s’attache à ce qui est local par choix de ce local là et pas d’un autre, et non en vertu d’une identité profonde, enracinée. C’est un peu comme l’amour dans le fond, on peut choisir un être et vivre avec elle ou lui toute une vie, et développer à partir de ce choix toute une existence, mais rien ne nous « prédestinait »!
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Merci infiniment pour cette discussion. Vous vous rendez compte, j’espère, que s’il y a beaucoup de tchatche sur Internet, et même ailleurs, il n’y a pas vraiment de discussion. Il y a d’un côté des émetteurs, et de l’autre les récepteurs, et dans l’ensemble, il y a une… disjonction, et pas une conjonction dans la (non) relation.
Pour la négation…. et la double négation, j’ai en tête le premier livre de « Dune » de Herbert, (j’ai tout lu de la saga, mais vers la fin ça devenait vraiment difficile..), Paul, dans la discussion autour du sort de son père, le Duc des Atrides, fait remarquer que son père s’est fait zigouiller parce qu’il avait perdu de vue que les ennemis de ses ennemis n’étaient pas obligatoirement ses amis. Je pensais que vous apprécieriez comment la double négation… dans la vie/réalité ne copie pas la logique, par exemple…Mais si les formules des logiques alternatives peuvent tenir compte du sort du Duc d’Atrides (peut-être que seule l’expérience permet d’en tenir compte ?) je suis preneuse.
Pour Bataille, et le sexuel, je n’ai pas lu Bataille. Je ne suis pas très cultivée. Mais je pense qu’on peut dire que la pensée s’origine là où il est nécessaire de rendre compte de différences, et donc, la pensée s’origine dans la possibilité, et la nécessité de… comparer. Ce n’est pas chic pour notre époque, qui est assez pipi de chat sur bien des plans, mais « penser » va de pair avec… « discriminer »… Et j’emploie sciemment le mot, là…
Pour Freud et Jung, il faut faire gaffe. Jung est…ou a été, ça fait longtemps que je ne vis plus dans la mère patrie, une référence absolue pour les bastions progressistes aux U.S., alors que Freud est décrié comme un phallocrate machiste… aux U.S. Un penseur réactionnaire, et de droite dans les esprits.
Freud est toujours… un maître à penser pour moi Il était vraiment ouvert, et curieux. Tellement ouvert et curieux qu’il ne s’est peut-être pas rendu compte du danger que présentaient ses sorties dans le champ (naissant) de l’anthropologie, par exemple. La psychanalyse n’est pas une pensée.. généraliste, ou quand elle l’est… elle cesse d’être la psychanalyse comme processus, et devient… un contenu, et une source d’expertise de plus.
Ce qui m’amène au dernier point. Oui pour l’idée que l’identité elle-même est un devenir, et pas simplement la fidélité. Donc, me semble-t-il, toute forme d’essentialisme est forcément statique, et pas dynamique, et ne rend pas compte de la relation. Mais il est de la nature de la symbolisation, et de la nomination elles-mêmes d’assigner une valeur qui tend à immobiliser l’identité, et l’essentialiser, pour ainsi dire. (Je pense à Lacan et le stade du miroir.) Si on m’appelle par mon prénom, on m’ASSIGNE, dans cet appel. Il s’agit d’un des insolubles de la symbolisation, que le réel, et que moi, en tant que réel, échappe dans toute ma dynamique, tout mon flux, mon instabilité à la nomination (identitaire ?) qui m’ASSIGNE à résidence… dans mon prénom (et mon patronyme).
J’ai oublié dans ma référence au « Philoctète » de Sophocles de dire qu’une des références pour Néoptolème est dans sa…localisation dans sa filiation avec Achilles. En tant que fils d’un grand héros, il doit se montrer digne de cette filiation dans la manière dont il entre en relation avec d’autres. On pourrait dire qu’être fils d’un père est… un lieu.
Je suis d’accord que la localisation est un énorme.. problème. Elle va de pair avec l’incarnation, et avec l’intrication corps/esprit. On peut le dire autrement : où suis-je ? Où est-ce que je me pense ? Beaucoup de personnes se pensent, et se localisent… dans leurs têtes…. Ça fait des drôles de choses, surtout à une époque où le.. capitalisme a si bien colonisé les esprits.
Et enfin.. pour le global, on pourrait passer des heures. On pourrait dire, par exemple, combien il devient difficile de… localiser quand les frontières sautent. Je réalise que l’Occident s’appuie sur un double projet d’évangélisation : l’évangélisation de l’Eglise de la Grande Romaine, en faveur des âmes et le corps (la corporation ?…) du Christ, et l’évangélisation de.. Rome, et son empire en faveur de la civilisation. Deux projets à visée universelle. Bon, peut-être « on » tape sur l’Eglise, mais à la dernière nouvelle, l’Occident évangélise toujours en faveur de… SA civilisation. Si, si…
Peut-être ne peut-on pas faire autrement pour rester debout ? C’est possible. Je ne sais pas.
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La double négation ne produit pas forcément une affirmation en effet et la logique contemporaine a voulu se départir de cette « loi », notamment par la logique intuitionniste, la loi de double négation est équivalente à celle du tiers exclu et dans ses derniers travaux, justement Girard montre comment éviter l’inévitabilité du tiers exclu. Je suis assez fasciné par la prégnance du vocabulaire religieux dans les sciences modernes… Girard parle de localisation et de spiritualisation… et il parle aussi d’incarnation! (l’incarnation d’un dessin est sa partie concrète, indispensable…).
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Je ne suis pas assez compétente pour pouvoir vraiment comprendre ce que vous dites sur la loi de la double négation comme étant équivalente à celle du tiers exclu. Si vous voulez vous étendre, j’essaierai de suivre.
Pour la prégnance du vocabulaire religieux dans les sciences modernes, j’ai mes idées, et mon râle plus haut est en rapport avec ces idées.
Je ne comprends peut-être pas la loi de la double négation, mais je sais bien que… quand on jette « Dieu » par la porte « il » revient par la fenêtre, souvent sous une forme où « on » a du mal à le reconnaître… comme tel.
Je pense que c’est ça que je dis dans mon commentaire plus haut, sous l’effet de la colère, bien entendu…
Pour ma part, je préfère le « Dieu » des cathédrales (mais peut-être maintenant, et pas à l’époque où elles ont été construites ?…) au « Dieu » des laboratoires…
Vraiment, le laboratoire est un lieu qui ne me fait pas du tout rêver, et je ne crois pas que la poésie… LYRIQUE y a droit de citer.
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