Douceur et héroïsme dans le Leningrad de 1945

J’ai vu le beau film de Kantemir Balagov, prix de la mise en scène au festival de Cannes dans la section « Un certain regard ». Très beau film de guerre, ou plutôt : de l’après-guerre. Film lent dont certaines longues séquences demandent que l’on soit particulièrement attentif puisque c’est à leur toute fin qu’elles livrent leur secret. Car on a besoin de temps pour comprendre ce que nous voyons à l’écran. L’intensité de la souffrance des autres, il nous faut du temps pour y accéder. Je sais que beaucoup de critiques ont eu du mal à supporter cela, ils le mettent sur le dos de la longueur de ces séquences alors que plus vraisemblablement c’est ce qu’elles finissent par dire qu’ils ne supportent pas. En regardant ce film, on se demande pourquoi l’humanité souffre autant. Les religieux nous disent que Dieu veut nous mettre à l’épreuve… Tu parles, ce serait un drôle de pervers. En réalité, il n’y a objectivement ni bonheur ni souffrance, il n’y a que l’effet que ça nous fait à nous, êtres sensibles (au sens de l’anglais sentient beings) de vivre dans cet état chaotique fait de guerres et de blessures intimes. Et par moment se lèvent des personnages qui par leur seule grâce rachètent les noirceurs du monde. C’est souvent chez Dostoïevski qu’on les rencontre, c’est la Sonia de Crime et châtiment ou bien le prince Mychkine de l’Idiot. Et il y a Iya, (très) grande fille – au point qu’elle est souvent surnommée « La Girafe » – aux cheveux de paille qui promène son regard doux au sortir de la guerre dans un hôpital d’un Leningrad en reconstruction. Au début du film, je dois dire que j’ai hésité, tant de douceur apparente n’était-elle pas l’indice d’une noirceur secrète ? Iya n’était-elle pas plutôt ange de la mort ? Ce qu’elle est un peu aussi, cela va s’avérer par la suite. Mais cela est lié à cette confusion qui finit par exister entre douceur et violence, entre blancheur et noirceur, là encore comme pour les personnages de Dostoïevski (n’y a-t-il pas personnage plus pur, en un sens, que Raskolnikov?). Ainsi Iya, qui nous semble dès le début du film un peu « perchée », en tout cas, prise de temps en temps dans des crises de paralysie qui la font se figer au milieu des autres, aime d’un amour maternel sincère le petit Pachka qui doit avoir dans les quatre ou cinq ans, mais d’un amour qui va s’avérer au sens propre étouffant… Nous ne verrons plus Pachka, et pourtant à quelles scènes admirables avons-nous eu droit avec lui, au milieu de tous ces « héros » (ainsi qu’on les nommait) de retour du front qui tentent de guérir de leurs blessures au sein de cet hôpital. Scènes hilarantes, parfois grotesques. Les hommes miment des animaux que l’enfant doit reconnaître. L’enfant est seul face à tous ces hommes, terrorisé puis confiant et riant lui-même. On lui demande à son tour de mimer un animal, il n’en connaît pas, alors mimer un chien ? Il n’en connaît pas non plus, « et pour cause dit l’un des hommes, ils ont tous été mangés ! ». Iya est là pour le consoler, comme elle est là pour chaque homme. Il en est qui sortiront bientôt, apparemment guéris, et d’autres qui pourraient sortir mais à quoi bon si on est devenu bon à rien, si l’on ne se sent plus homme au fond de soi ?

Un jour arrive l’autre fille, Macha, jolie rousse qui ne demande qu’à vivre et à retrouver le chemin de la joie insouciante. De retour du front, elle demande, elle aussi, à travailler à l’hôpital où elle sera aide-soignante. Pachka, en réalité était son fils à elle… Elle l’avait confié à Iya, voulant rester au front pour venger son (dernier) mari après la mort de celui-ci (dit-elle). Macha n’en veut pas à Iya. Elle veut seulement que celle-ci l’aide à retrouver un enfant… puisqu’elle est désormais stérile. Alors vient le pacte entre les deux femmes. Un pacte auquel Iya a tant de mal à se soumettre. Un pacte qui va inclure le médecin-chef, cet autre personnage remarquable par sa droiture et son humanité mais qui, justement, au nom de ces dernières en fait peut-être un peu trop (en tout cas c’est ce qu’en jugerait le NKVD)… Tout ceci va conduire ce trio dans une situation difficilement supportable que je ne dévoilerai pas…

Et tout cela dans la beauté des images, on pense à certains tableaux de Vermeer comme celui où une femme enceinte, juste éclairée par une petite fenêtre en face d’elle, lit une lettre. Balagov joue avec les couleurs saturées : des verts, des rouges ou des jaunes sombres. Les rares (trop rares à mon goût) scènes d’extérieur montrent furtivement les rues de Leningrad, aujourd’hui Saint-Petersbourg (lire ici ce que j’ai pensé une fois de ce changement de nom) dans une couleur jaune qui pourrait virer au sépia, seuls les tramways apportent leur note de rouge, et c’est la nuit la plupart du temps (il faut dire que sous ces latitudes en hiver… la nuit domine). La neige aussi est là, le plus souvent boueuse sauf dans le jardin des beaux palais occupés par les apparatchiks. Car il y a des apparatchiks dans le film. Ou surtout une. Une très belle femme. On la voit d’abord au cours d’une visite à l’hôpital où elle apporte quelques cadeaux de réconfort aux « héros » qu’elle salue avec une émotion qui paraît sincère. Elle aussi, sa vie n’a pas dû être toute rose, c’est peut-être seulement son statut d’intellectuelle du régime qui lui a permis d’être là où elle est aujourd’hui. Cette femme est, comme par hasard, la mère du jeune homme tombé amoureux de Macha, qui veut épouser Macha, et qui apporte aux deux femmes, Iya et Macha, un peu de ravitaillement supplémentaire. Il a l’air un peu benêt mais il est jeune… Macha l’a dépucelé au cours d’une scène plutôt drôle qui a lieu dans une automobile prêtée probablement par les parents du jeune homme, ah ! Il ne s’attendait pas à ça, le petit Sacha! A la fin du film, Sacha voulant présenter Macha à sa famille (donc à l’élégante apparatchik), Macha, interrogée subtilement par la membre de la Nomenklatura, finit par rendre explicite tout ce que le spectateur attentif avait pu deviner concernant le sort de ces femmes envoyées sur le front qui n’étaient pas des soldates de première ligne mais des « auxiliaires » mises à l’arrière, et la femme élégante convient qu’il en fallait aussi et qu’elles aussi sont des héroïnes.

Ce film est donc un témoignage puissant sur l’héroïsme. On ne sait pas ce que c’est, l’héroïsme… chacun dans sa vie s’est déjà demandé comment il se comporterait au cas où des événements extrêmes surviendraient, serait-il un lâche, serait-il un héros ? On ne sait pas, on ne saura que… lorsqu’on y sera (encore que l’on souhaite n’y arriver jamais) mais s’il advient que l’on soit un héros, cela sera sans doute dû aux circonstances, aux effets de déterminismes locaux plutôt qu’à une essence, une vertu spéciale que nous aurions en nous. Ce qui est sûr, c’est que la douceur, le don de soi font partie de l’héroïsme, et ce film, je crois, ne veut rien signifier d’autre.

avec :

  • Viktoria Miroshnichenko : Iya
  • Vasilisa Perelygina : Macha
  • Timofey Glazkov : Pachka
  • Andreï Bykov : Nikolaï Ivanovitch
  • Igor Shirokov : Sacha
  • Konstantin Balakirev : Stepan
  • Réalisation : Kantemir Balagov
  • Scénario : Kantemir Balagov, Aleksandr Terekhov
  • Décors : Sergey Ivanov
  • Musique : Evgueni Galperine
  • Directrice de la photographie : Ksenia Sereda
  • Montage : Igor Litoninsky
  • Son : Rostislav Alimov
  • Producteurs : Sergey Melkunov, Alexander Rodnyansky, Natalya Gorina

Cet article, publié dans Films, est tagué , , , , , , , . Ajoutez ce permalien à vos favoris.

3 commentaires pour Douceur et héroïsme dans le Leningrad de 1945

  1. Michèle B. dit :

    Tu as raison, Alain,  » Dieu serait un drôle de pervers  » s’il voulait ainsi nous mettre à l’épreuve…
    J’aimerais beaucoup voir ce film. Cela restera un vœu car je n’irai pas seule au cinéma.
    Merci, en tout cas, d’en avoir évoqué les personnages avec tant de force dans ce beau billet.
    Relu avec plaisir l’article  » de Petersbourg en Léningrad — ou l’inverse  » auquel tu renvoies.

    J’aime

  2. Sans doute un film à voir. À comparer avec les « héros » du quotidien sous Poutine, où des artistes sont en prison et où toute contestation est réprimée sans vergogne.

    Ce film a donc obtenu son « visa » sans problème, tant mieux pour son auteur ! :)à

    J’aime

  3. Debra dit :

    Vous m’avez donné envie de voir ce film….j’espère qu’il restera un peu à l’affiche, car je ne vais que très rarement au cinéma, depuis quelque temps.
    Sur la douceur… je passerai sur Dieu, qui peut avoir pour notre monde un sens assez… abstrait, finalement, pour atterrir sur la Vierge Marie, qui elle, est une figure complexe…et évoque encore dans nos yeux (de blasés) une image de douceur incarnée.
    Je suis très ambivalente maintenant sur la nécessité qui s’abat sur les femmes (toutes les femmes, d’ailleurs… ) d’être douce, cette douceur étant souvent une forme d’apologie pour le sacrifice (de soi).
    En « éclairée » que je suis (mais oui, mais oui…), je me révolte contre le projet de chercher, (et de trouver) des sacrifiés. Sans doute est-ce une révolte… stérile, d’ailleurs, car cela doit faire partie de ces choses du monde qui ne pourront pas être changées, et qu’il faut accepter, avec le héroïsme le moins clinquant possible, car il n’y a pas de médailles pour cet héroïsme là.
    Du plaisir en perspective avec l’idée de voir des séquences lentes, à une époque tant agitée par l’agitation.
    Merci pour le billet.

    J’aime

Laisser un commentaire