La traversée

La nuit d’avant notre embarquement pour la Corée, j’ai mal dormi. J’ai dit que lorsque j’allais dans un pays, je l’avais en partie étudié au préalable, mais ce n’était pas le cas, cette fois-là. Les films de Hong-Sang-Soo et le roman de Han Kang (Impossibles adieux), ce n’était certainement pas suffisant. Qu’allions-nous trouver ? Pourquoi aller en Corée? Je voyais en rêve des formes et des ombres évoquant tous les drames dont j’avais entendu parler, qui avaient accompagné l’occupation japonaise, la guerre fratricide et les régimes dictatoriaux qui s’étaient succédé.

Il avait fallu changer notre date de départ, était-ce prémonitoire ? La compagnie avait annoncé par mail un avis de tempête pour le jour prévu de notre traversée, nous suggérant d’en changer la date, de l’avancer peut-être. Pourtant l’appli météo de mon smartphone annonçait un grand soleil. A qui se fier ? Au port, le guichet était encore ouvert jusqu’à 15 heures, nous étions un dimanche, heureusement il était moins dix. J’ai donc sonné pour qu’une élégante préposée à l’uniforme stricte vînt à notre rencontre. Evidemment elle ne savait rien du temps qu’il allait faire dans deux jours mais puisque la compagnie le disait, il valait mieux en effet que nous changions nos dates. Elle prit donc nos noms et nous remit un ticket pour le lendemain matin, avec cette jolie courbette dont les gens d’ici sont familiers, et le lendemain nous nous levâmes tôt afin d’être dès sept heures à l’embarquement (dommage, l’hôtel était bien). Tout se passa comme prévu. Franchissement de douane étonnamment léger, pas de fouille, ça n’existe pas les explosifs là-bas. Bateau impeccable qui, tel un TGV ou un Shinkansen, prend de la vitesse aussitôt parti et se met à planer au-dessus des vagues, en trois heures nous étions à Busan. Mer grise. A l’approche du port, nous sommes impressionnés par le gigantisme des installations portuaires, les tours de quarante étages qui dominent la mer, nous vivons exactement ce que Elisa Shua Dusapin décrit dans son roman Les billes du Pachinko :

Lorsqu’on entre « port de Busan » dans le moteur de recherche, des images de pont apparaissent. Apparemment ils sont nombreux dans la baie. Le plus grand est photographié sous des angles divers. Les bateaux passent en-dessous. Un grand pont. C’est ce que l’on voit en premier de la Corée lorsqu’on arrive du Japon par la mer. On le voit de loin, éclairé la nuit comme un arc bandé, la flèche pointée vers la lune.

L’arrivée se passe aussi bien que le départ, contrôles légers. Nous ne savons pas très bien où se trouve l’Hotel Soyu. Par chance, il est au pied de la tour de Busan. Il sera donc facile de le retrouver. Tout près du Musée du Cinéma (la ville héberge un festival annuel presque aussi connu que celui de Berlin). Nous visiterons le Musée du Cinéma mais ne comprendrons pas grand-chose aux explications. Quartier d’hôtels, de restaurants. Nous irons à pied le lendemain jusqu’au village dit « artistique et culturel » de Gamcheon. Marche sous le soleil, colline à gravir un peu raide. Petit temple à flanc de colline dominant la baie avec prêtresse vêtue de blanc sûrement pour une cérémonie funèbre. Gamcheon est joli : c’est plaisant toutes ces petites maisons de toutes les couleurs qui s’entassent les unes contre les autres et toutes ces terrasses, mais c’est plus un lieu de commerce et de marchandises qu’un lieu d’art, et ce lieu est plus émouvant par son histoire, celle d’une concentration de cabanes précaires pour des réfugiés vivant dans la pauvreté que par son actualité. Mais qu’importe, il règne une atmosphère de vacances. Les Coréens rencontrés dans les rues piétonnes du centre nous paraissent joyeux. Mes sombres prémonitions se sont effacées. Quand nous irons visiter les sites de Gyeongju (emplacement de la première capitale, celle des rois de Silla aux alentours des années cinq cents), nous retrouverons cette ambiance de fête autour des tumulus royaux et parmi la foule qui visitera le temple de Bulguksa, comme si l’histoire ici était moins lieu de recueillement que d’insouciance, voire d’indifférence. Ce jour-là, 10 avril, était jour des élections générales, les gens avaient congé pour l’occasion, raison pour laquelle il y avait tant de monde partout. L’enjeu était de taille : l’actuel premier ministre voulait se lancer dans une politique du style « illibéral ». Les électeurs ont rejeté cette politique avec une forte majorité (et un taux de participation élevé), ce qui a entraîné la démission immédiate du premier ministre. Le peuple coréen s’est battu avec courage contre les dictatures, il en garde le souvenir, malgré cette impression d’insouciance qu’il peut donner. Prenons-en de la graine. Gageons que l’on aura peu parlé en France de cette nouvelle victoire contre l’autoritarisme, attaché que l’on est à souligner au contraire la progression des droites partout dans le monde.

Gamcheon
Gamcheon
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2 commentaires pour La traversée

  1. Debra dit :

    Merci, Alain, pour ce petit compte rendu.

    Je retiens l’absence des contrôles… hystériques de sécurité aux frontières. Cela me donne espoir.

    La sculpture de Busan ressemble à l’antiquité grecque, d’une certaine manière. Bien plus que ce que nous, nous retenons de l’antiquité grecque en ce moment.

    Des fois, il m’arrive de penser que le monde a fait volte face. Pendant des années, en Occident, hémisphère nord, nous avons été de grands privilégiés avec notre prospérité industrielle, nos gadgets, nos facilités, notre aisance, mais il se pourrait que la vie soit plus vivante ailleurs que chez nous, certainement si les contrôles de sécurité ne paralysent pas le pays, si les gens n’ont pas peur de tout et de tous.

    La mentalité « que rien ne bouge » alors que la dispersion babélienne d’Internet nous fascine derrière nos écrans ne nous donne pas tant envie de vivre que ça, à mon avis.

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  2. Debra dit :

    Une question que j’ai oubliée : quelle est l’ampleur de la présence de l’anglais/américain en Corée dans les lieux publics? Merci.

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