Lorsque la haine s’étale, que les cris fusent, surgis d’un malheur proclamé, d’une furie orchestrée, lorsque les mots sont utilisés comme des armes pour enjoindre autrui de partager le même malheur, la même haine, la même jalousie, est-il message plus « politique », provocation plus grande que parler du bonheur ? Noter que cela n’empêche pas « d’avoir des idées » comme on dit, de défendre ses droits, et surtout sa liberté. Bien au contraire, cela aide à voir plus clair, au-delà des fumées, lacrymogènes ou non, par-delà les murailles dressées par des maçons insensés.
Voir le ciel lointain si l’on est en plaine, et la rumeur éternelle des glaciers si l’on est en montagne.
En montagne… c’est bien de là que souvent parle le romancier poète Erri de Luca.
Et dans son très récent livre Le tour de l’oie, qui est un dialogue entre un père et son fils, fils imaginaire car l’écrivain n’en a jamais eu, jamais voulu peut-être (ce qui le regarde et lui seul), il dit que « saluer les gens d’un sourire, demander comment il va au garçon de café, au marchand de journaux » est déjà « un engagement politique » :
Tu ne t’en rends pas compte, mais c’est ce que tu fais avec un mot d’esprit, quand tu te présentes, que tu souris.
Tu fais ça naturellement et en citoyen privé, mais le résultat est public. Tu laisses derrière toi un air meilleur sur le visage croisé. C’est pourquoi je dis que ta cordialité est une mission, un engagement politique civique.
Bien sûr, on peut tomber aussi sur un acariâtre, un méfiant qui ignore ta gentillesse, qui la repousse. Mais toi tu passes ton chemin, pour garder intact ton empressement à être aimable avec la rencontre suivante.
Je ne connaissais pas la poétesse polonaise Wisława Szymborska avant que je ne trouve son recueil de poèmes édité chez Poésie / Gallimard sur une table de mon libraire. J’avais sans doute tort puisque cette dame, morte en 2012, a obtenu rien moins que le prix Nobel de littérature en octobre 1996 ! (où avais-je la tête à ce moment-là?). J’en parle parce que cette écrivaine détruit les idées pré-établies, elle refuse l’emphase, la mélancolie et rejette l’idée que la poésie ne s’intéresserait qu’au malheur et à la nostalgie. Le titre de son recueil est déjà là pour le dire : « De la mort sans exagérer ». Joli humour. Oui, ne point trop en faire, n’exagérer en rien. D’ailleurs si nous mourons… cela devra-t-il défrayer la chronique ? Non. Quel acte banal. Et l’amour ? Aragon, que j’aime toujours, chantait « il n’y a pas d’amour heureux ». Wisława Szymborska lui répond :
Amour heureux. Est-ce bien normal,
est-ce sérieux, est-ce bien utile –
quel profit peut donc tirer le monde
de ces deux qui ne le voient même pas ?
Elevés l’un vers l’autre sans le moindre mérite,
pris comme ça, au hasard, et pourtant convaincus
de vivre l’inéluctable – en récompense de quoi ?
De rien ; cette lumière qui arrive de nulle part,
pourquoi donc tombe-t-elle sur eux et pas sur d’autres ?
Est-ce que cela outrage la justice ? Oui.
Est-ce que cela offense d’anciens principes sacrés
et bafoue la morale ? Et offense et bafoue.
Regardez-les, ces heureux :
s’ils témoignaient au moins d’un peu de retenue,
s’ils feignaient l’affliction pour conforter les autres !
Mais non – écoutez donc leurs rires effrontés.
Le langage qu’ils emploient. Intelligible à peine.
Et toutes leurs mignardises, emphases, afféteries,
devoirs cérémonieux de l’un à l’égard de l’autre,
si ce n’est pas un complot contre l’humanité !
Peut-on imaginer les fâcheuses conséquences
si leur exemple venait à faire des émules.
Que resterait alors aux dieux et aux poètes ?
Qu’aurait-on accompli. Qu’aurait-on négligé ?
Qui resterait encore dans le rang ?
Amour heureux. Est-ce vraiment nécessaire ?
Le tact et le bon sens nous intiment de taire
ce scandale qui touche les hautes sphères de la vie.
De merveilleux enfants naissent sans son secours.
A lui tout seul, il ne pourrait jamais
peupler la terre, tant il est rare.
Que les gens ignorant ce qu’est l’amour heureux
ne doutent pas que nulle part il n’y a d’amour heureux.
Il leur sera plus doux de vivre, et de mourir.
(trad. Piotr Kaminski)
Beaucoup est dit dans ce poème et en ces temps de complotisme aigu, il devrait être doux à certaines oreilles d’entendre confirmé qu’en effet le bonheur est bien un complot contre l’humanité…
Revenons-en à la mort et à Erri de Luca : « quand mon cœur s’est arrêté sur le brancard des urgences, j’ai senti le noir, ce n’était pas une couleur mais une densité. J’étais comme une goutte dans de l’encre. J’ai eu juste le temps d’une seule pensée : alors c’est ça la fameuse mort […] jamais la pensée de trouver quelque chose au-delà de la fin ». (p. 50)
Une autre qui a su parler d’une forme de bonheur, en quoi réside la douceur, mais qui, elle, est bel et bien morte il n’y a pas si longtemps, et dans des circonstances que tout le monde connaît, c’est Anne Dufourmantelle :
dans l’ordre symbolique comme dans certains arts martiaux, la douceur peut retourner le mal et le défaire mieux qu’aucune réponse (Puissance de la douceur, manuels Payot, p. 13)
mais hélas, « de nos jours, la douceur nous est vendue sous sa forme frelatée de mièvrerie. En l’exaltant dans l’infantile, l’époque la dénie » (p. 13)
et pourtant il convient de glorifier la douceur de vivre : « on ne regarde pas la douceur de vivre avec la bienveillance attendue, car elle contient un irréductible attrait pour ce qui se risque en dehors des normes, des obligations et des jugements imposés ; elle est une révérence à ce qui dans le principe même de la vie ne s’oblige pas ». (p. 139)
Nous retournons ainsi à la nécessité, pour être, de bousculer les normes, de résister, de lutter pour sauvegarder ce qui nous rend, malgré tout, la vie douce : « la sensation d’exister est douce car elle implique une coprésence originaire de l’autre où vivre, exister, sentir qu’on existe et partager cette sensation avec autrui sont une et même chose. » (Georgio Agamben, cité par A. D. p. 138).
Résister requiert-il la foule, la violence, le tumulte ? Est-ce « révolutionnaire » ? Erri de Luca, encore lui : « J’ai été un militant révolutionnaire jusqu’au moment où une foule s’est mise à agir ainsi ».