En quel temps vivons-nous – II

Street Art (Grenoble, rue Génissieu)

Je reprends la suite de mon commentaire sur le petit livre de Jacques Rancière, En quel temps vivons-nous. La semaine dernière, j’avais insisté sur la conception qu’il a du rôle de l’art : la révolution sociale se fonde sur la révolution esthétique, et non l’inverse. Rancière écrit en grand témoin des pratiques artistiques actuelles, il souligne ce qui m’était apparu flagrant lors de la Biennale de Lyon : l’un des caractères dominants de l’art d’aujourd’hui, c’est l’établissement de liens transversaux entre des pratiques normalement séparées.

Non seulement l’artiste tend à devenir une sorte de poly-technicien assemblant des matériaux, des techniques et des modes de représentation hétérogènes. Mais aussi il se donne très souvent comme objet spécifique le travail sur les mots, images, sons ou gestes communs qui traversent les frontières entre activités artistiques et activités prosaïques.

Il croit pouvoir établir en cela un lien avec le politique qui serait aussi, selon lui – dans la mesure où il s’inscrit dans une dimension visant à subvertir l’ordre dominant – de la même manière que l’art, une façon de s’intéresser plus «  aux mots et aux images, aux mouvements, aux temps et aux espaces qu’à un renouvellement interne de ce qui est déjà constitué ». Comme si on pouvait faire apparaître, dans le ici et maintenant une sorte d’insurrection silencieuse basée sur l’extension du champ des formes littéraires et artistiques, comme si, dans la pratique et la réception de l’art contemporain (ou de la littérature) se jouait enfin, de manière muette, une reconquête de pouvoir par rapport aux instances dominantes du marché.

C’est, à mon avis, une manière très (trop?) optimiste de voir les choses, car rien ne prouve qu’il en soit ainsi : les pénétrations de l’art et de la littérature en milieu populaire quoi que Rancière en pense, étant souvent très insuffisantes pour que l’on crie victoire. Dans mon petit village drômois, je sais combien il est difficile d’amener des gens du lieu, paysans, petits fonctionnaires et retraités modestes à dialoguer avec des écrivains qui acceptent pourtant de faire le déplacement jusqu’à eux, et qui sont loin d’être les représentants d’une élite hautaine, dont la parole, même, est infiniment proche de ce qu’ils peuvent développer dans leur for intérieur, une parole qui sait dire, par exemple, la dureté d’un début d’existence au sein d’un monde paysan et qui sait parler de la misère rurale d’autrefois (et d’aujourd’hui) (Charles Juliet notamment).

De fait, Rancière a abandonné le terrain politique au sens traditionnel du terme, celui qui consistait dans l’affrontement de classes sociales dans le but d’un avenir meilleur (cf. ce qu’il dit : on ne travaille pas pour l’avenir, on travaille pour creuser un écart, un sillon tracé dans le présent, pour intensifier l’expérience d’une autre manière d’être). Pense-t-il même que l’on puisse abattre le « système capitaliste » ? Je pense que la notion de système lui fait horreur, comme lui fait horreur également la tendance populiste « anti-système ». L’idée selon laquelle il y aurait une « forteresse centrale du pouvoir capitaliste » est de nature, selon lui, à « engendrer de la dépression » :

nous savons comment un certain marxisme s’est fait le propagateur privilégié de cette dépression, sur le mode : rien ne sert à rien tant qu’on n’a pas pris la forteresse imprenable […] Nous savons aussi comment cette vision du pouvoir capitaliste central entretient par ailleurs la résignation ou la complaisance à l’égard d’autres formes d’oppression – étatiques, militaires, ethniques, sexuelles, religieuses ou autres – qui se trouvent légitimées par le fait en tant que conséquences périphériques de cette domination centrale, quitte à ce que les mêmes pouvoirs oppresseurs soient, au gré des humeurs, qualifiés de simples agents de la domination capitaliste et coloniale ou de formes de résistances à cette domination.

C’est ainsi le schéma classique et centralisateur du marxisme qui est mis en cause, celui qui, dès le début et en passant par tous ses grands penseurs y compris Gramsci et Althusser, a considéré que c’était l’exploitation économique qui était en première cause, la sphère économique étant l’infrastructure à quoi toute la vie sociale et culturelle doit être ramenée. Or, va jusqu’à dire Rancière : « cette dépendance causale n’a jamais été vérifiée ».

Que les pouvoirs étatiques aient servi et servent encore dans nos pays les intérêts des capitalistes n’entraîne aucunement un tel lien de hiérarchie causale entre les formes d’oppression. Les deux grandes révolutions anticapitalistes du XXème siècle ont été marquées non par le dépérissement des pouvoirs oppressifs de l’Etat mais, au contraire, par leur accroissement démesuré. Et elles ont abouti à une autre forme d’exploitation du travail vivant car, de fait, la forme capitaliste n’est aucunement la seule forme d’exploitation économique.

On a bien lu : «  la forme capitaliste n’est aucunement la seule forme d’exploitation économique ». Voilà de quoi faire grincer les dents de beaucoup « d’anti-capitalistes » proclamés dans certains partis comme en dehors des partis constitués.

En situant « l’ennemi » dans un lieu propre à l’abri de solides murailles à l’assaut desquelles il faudrait monter, on développerait ainsi une conception fantasmatique de la lutte pour ce qui nous paraît essentiel or le capitalisme est plus qu’un pouvoir, c’est un monde, et c’est le monde au sein duquel nous vivons.

J’éprouve un certain soulagement lorsque je lis cela car cela rejoint ma conviction profonde selon laquelle il est de plus en plus vain de se lancer dans de grandes diatribes vertueuses et combattantes contre une sorte « d’ordre du mal » fantasmé, ce « système honni », alors que ce système nous a fait et qu’il n’existe à l’heure actuelle nulle part dans le monde de « contre-système » qui incarnerait le bien, ou en tout cas un « meilleur » (timidement, j’oserais dire que seules peut-être quelques sociétés dites primitives… mais que nous ne pourrons jamais rejoindre car on ne remonte jamais le temps).

C’est donc au sein de ce système que nous devons développer ces luttes, sachant aussi (cela n’est pas dit par Rancière) que nous tenons dur comme fer à une grande partie de ce « système ». Les biens et avantages qu’il nous procure : santé, éducation, protection contre les agressions de toutes sortes sont des acquis que nous ne voudrions en rien abandonner sous le fallacieux prétexte qu’une loi anarchique ou vaguement communiste serait meilleure. Au contraire, nous attendons d’un gouvernement, d’un chef de l’état qu’ils fassent tout pour leur assurer les moyens de subsister et de se développer, ce qui passe évidemment par la meilleure « gestion » possible et par l’imposition de critères d’efficacité.

Il faut un certain courage à Jacques Rancière pour oser dire à propos du capitalisme et à la face de ses amis traditionnels, tous plus ou moins marxistes, dont certains sans doute flirtent avec les Insoumis :

c’est la puissance qui « donne » du travail aux prolétaires chinois, cambodgiens ou autres pour produire à la fois des marchandises à bas prix offrant aux salariés, chômeurs et semi-chômeurs du monde occidental les moyens de maintenir leur niveau de vie, et des profits redistribuables – par l’intermédiaire des fonds de pension – en retraites pour les petites gens des Etats-Unis ou – par l’intermédiaire de la fiscalité étatique – en RMI, RSA ou indemnités de chômage dont vivent aujourd’hui chez nous pas mal d’ennemis du capitalisme.

En citant ainsi RMI et RSA (et qui sait, demain peut-être un hypothétique « revenu universel » qui ne sera jamais qu’une nouvelle manière de se désintéresser du phénomène objectif de la pauvreté), il met le doigt, peut-être sans l’avoir vraiment prévu au moment où il répondait à cette interview, sur un débat devenu récemment très brûlant…

oeuvre anonyme – Beaux Arts de Grenoble, atelier BD

Le texte de Rancière a le bonheur de nous sortir de deux attitudes stériles : l’indignation à bon compte qui ne produit rien (les Insoumis…) et la grande déploration défaitiste face à un monde qui n’en finirait pas de s’écrouler (le pensée post-heidegerienne).

Face à « nos » faillites, ces échecs déjà énumérés, il y a en effet la tendance à « rapporter toutes ces défaites à une même cause première […] une catastrophe métaphysique qu’on appellera acosmisme, domination de la technique, crise du symbolique ou autre », formulations qui auraient, selon Rancière, une origine commune dans la pensée de Heidegger. Il est vrai que la politique a toujours besoin d’une globalité, d’une perception d’ensemble, la « science » marxiste en donnait une mais, hélas ou heureusement, elle a sombré à cause de toutes ces défaites : « il n’y a plus de savoir de l’action qui se légitime d’une science de la société ». Alors il fallait bien que quelque chose prenne la place, ce quelque chose, Rancière y renvoie comme à « la pensée post-heideggérienne de la grande catastrophe ». Selon elle, le salut viendra d’une « énième critique de l’humanisme, de l’anthropocentrisme et du cartésianisme, mettant la défense de la terre, de Gaia ou de la planète à la place des combats pour la liberté humaine ou l’égalité entre humains ». Nouvelle globalisation qui fait passer au second plan un enchevêtrement de luttes sur des terrains bien réels, « où l’on sait – dit Rancière – pour quoi et pour qui l’on travaille » : « défendre les droits des pauvres qu’on veut chasser de leur logement ou des paysans qu’on veut chasser de leurs terres, lutter contre un projet menaçant l’équilibre écologique, accueillir ceux qui ont dû fuir leur pays, empêcher qu’on ne les renvoie chez eux etc. etc. ». Ces combats particuliers, singuliers, autrefois s’envisageaient au travers d’une forme universelle, il faut seulement aujourd’hui se résigner à ce que ce ne soit plus le cas. Il faut aussi admettre que désormais les gens qui sont en lutte pour telle ou telle cause ne séparent plus les moyens des fins, c’est presque, pourrait-on dire, la forme prise par la lutte qui devient une fin et c’est en cela qu’on retrouverait la forme artistique.

Je disais au commencement que Rancière utilisait encore les mots « d’ennemis » et « d’insurrection ». Si le premier demeure flou (dans sa pensée, comme plus globalement dans la pensée post-marxiste), le second s’éclaire quand il dit que :

une chose est sûre : ceux qui parlent aujourd’hui d’insurrection font en fait une croix sur l’histoire réelle des processus insurrectionnels et feignent d’ignorer que le peuple en armes n’a plus aucune réalité dans nos sociétés.

Et finalement, conclue-t-il en reprenant les idées du « Comité invisible » : « l’insurrection, c’est en fait l’auto-organisation de la vie par les gens ordinaires, laquelle s’oppose au chaos qui caractérise l’organisation de la vie par en haut […] En somme on retombe sur l’idée que la seule manière de préparer le futur est de ne pas l’anticiper, de ne pas le planifier, mais de consolider pour elles-mêmes des formes de dissidence subjective et des formes d’organisation de la vie à l’écart du monde dominant ».

Il n’y a donc rien de plus pacifiste que cette « insurrection » – là. Rancière est-il encore marxiste ? On peut certes en douter: s’il n’y a plus la forteresse du capitalisme, s’il n’y a plus de front bien établi entre deux classes principales la bourgeoisie et le prolétariat, s’il n’est pas prouvé que la sphère économique soit déterminante, si l’on ne peut plus attendre que le « système » meurt de ses seules contradictions internes, s’il n’y a plus d’insurrection armée et si, même selon Badiou, le marxisme s’est trompé sur l’échelle des temps… alors qu’en reste-t-il ? Mais ce n’est pas grave après tout qu’il n’en reste pas grand chose… pourvu qu’il reste une volonté de résister à ce qui nous semble être un ordre dominant cherchant à imposer ses contraintes au niveau de nos pensées et de nos émotions (on pense au monde marchand bien entendu). Si l’insurrection réside dans le fait de développer des formes de vie et des actions à l’écart du monde dominant (monde de la marchandisation surtout), alors ne peut-on pas dire qu’elle préside déjà et depuis longtemps à nombre de démarches ? Qu’on la voie toujours à l’oeuvre dans le théâtre, l’art et la poésie, lorsque par exemple on donne une lecture de Giono par une belle nuit d’orage dans un village de Provence, quand un comédien déclame du Nazim Hikmet dans une église de village ou quand de jeunes créateurs se lancent à fond perdu dans l’édition de poètes inconnus…

Visée (un peu) réconfortante qui, enfin, nous délivre du défaitisme ambiant : le monde autour de nous grouille de tentatives (souvent réussies, à la différence de nos « luttes » d’autrefois) visant à installer dans les interstices laissés libres du monde marchand des floraisons de vie et d’espoir. A nous de savoir développer ces espaces existants.

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4 commentaires pour En quel temps vivons-nous – II

  1. @ alainlecomte : OK, mais peut-on faire abstraction de l’ensemble des mesures concrètes et anti-sociales, prises, depuis un peu plus d’un an, par un Président de la République (je risquerais gros à le nommer par son diminutif) et son gouvernement au nom de « l’efficacité » que tu sembles ici mettre en valeur, si j’ai bien compris ta longue dissertation ?

    Les privatisations tous azimuts (déjà effectuées ou programmées), la suppression des 5 euros (et non 50 euros comme indiqué une fois par EM) des APL, le gel des salaires des fonctionnaires et l’amputation des retraites par la CSG (et bientôt la disparition annoncée de celles dites de « reversion »), les coupes budgétaires drastiques dans les hôpitaux, dans le milieu scolaire et universitaire, la suppression des subventions aux associations (notamment culturelles), la politique insupportable concernant les migrants (la CNCDH vient de rendre un rapport marquant sur le sujet), le bradage des services publics au nom de la concurrence (le PDG du rail anglais a démissionné face aux résultats catastrophiques constatés dans son pays thatchérien), le « benchmarking » – selon l’expression ignoble d’un ministre en exercice – qui serait pratiqué par ceux que l’on renvoie finalement en Libye ou au Mali (sauf exception, quand on trouve par hasard un héros médiatique pour faire passer la pilule), bref, n’en jetez plus… : et contre tout cela, il suffirait de quelques soirées où on lit des poèmes en attendant que le rouleau compresseur du libéralisme passe et écrase toute volonté de vivre pacifiquement, aimablement, durablement, simplement, égalitairement ?

    Et face à ça, la suppression de l’ISF (qui nous coûtait sans doute « un pognon de dingue »), l’engraissement permanent des PDG du CAC 40 et autres sociétés, les licenciements répétitifs… non, il n’y a plus de lutte des classes, non, tout va bien (comme dirait Godard), non, « notre » Président se croit le roi de l’Europe ou du monde et la « novlangue » est remplacée par le « néo-parler » (la dernière traduction du 1984 d’Orwell, nulle et non avenue) ou plus exactement les « éléments de langage » du macronisme en action : « premiers de cordée », « résultats », « efficacité », « retour d’expérience », « start-up Nation », and so on.

    Vous reprendrez quand même bien un peu de « résilience » ? Et rendez-vous le 21 juin au palais de l’Élysée pour la Fête de la musique ! 😉

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    • alainlecomte dit :

      Comme aux beaux temps du structuralisme, on pourrait dire que ce n’est pas tant la diachronie qu’il faut considérer que la synchronie. On nous a habitué à la dimension diachronique: toujours comparer l’avant et l’après, regretter le passé, ne voir que les changements jugés négatifs infligés à un état antérieur. En sélectionner certains, au détriment d’autres (de gros efforts sont faits sur l’école, je ne suis pas sûr des « coupes sombres » dans le domaine que tu dis, etc.). Regarder les phénomènes en synchronie c’est se demander: quelles sont les alternatives? que se passerait-il si? etc. Rancière a raison de dire que la politique est celle du présent. Qu’est-ce qui, dans le présent, nous donne des raisons de vivre et de ne pas sombrer dans l’amertume définitive? Qu’est-ce qui touche au plus près nos expériences sensibles pour nous donner enfin des idées permettant d’inventer de nouveaux espoirs (une nouvelle gauche?). Bref, comment éviter ce qui advient dans presque toute l’Europe et qui n’a qu’un nom: le retour du fascisme. (Ce n’est certainement pas d’en revenir aux vieux affrontements idéologiques entre extrême droite et extrême gauche, ce qui en France se traduit simplement par la complicité Mélenchon – Le Pen).

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      • @ alainlecomte : je suis tout à fait partisan de la synchronie : mais, en ce moment, c’est plutôt la cacophonie que l’on entend – même si l’idéologie du pouvoir en place est claire comme l’eau (ou l’or) de roche qui ruisselle de haut en bas.

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  2. alainlecomte dit :

    Sur Facebook, Guy Chassigneux me pose la question suivante:
    « est ce qu’à un moment tu pourrais détailler la liaison entre art et politique? Ce que j’en ai saisi est intéressant ».
    voici ma réponse:

    Rancière n’assimile pas art et politique mais néanmoins il voit des similarités entre les deux, en particulier les deux visent à transformer les rapports inter-humains en modifiant nos sensibilités. En art, j’ai pendant longtemps été dubitatif face au Street Art. Je suis obligé de constater qu’il apporte quelque chose de vraiment nouveau et qu’il introduit du nouveau dans les rapports entre habitants ou entre habitants et artistes, ce en quoi il a plus d’impact que le politique… qui en ce moment a tendance à échouer partout – par exemple, à Grenoble, les tentatives d’introduire plus de démocratie ont échoué. J’ai eu aussi beaucoup de réticence à l’égard du mouvement Nuit Debout mais je suis obligé de constater aussi maintenant que ce mouvement a été la seule chose vraiment nouvelle en politique et qu’en un sens, il se rapprochait de pratiques artistiques ou littéraires. Si un nouveau Nuit Debout apparaissait, j’y serais plus attentif, sauf si je crains qu’il soit noyauté par les mélenchonistes…

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