L’ami Roubaud – je l’appelle ainsi bien que je ne le connaisse pas, ne l’ayant rencontré qu’une fois, lors d’une rencontre quiproco qui avait été organisée par une association d’étudiants d’un institut polytechnique, je dis « quiproco » parce que le poète qu’il est avait du mal à se faire comprendre de jeunes futurs ingénieurs et cadres éminents – l’ami Roubaud donc vient de commettre un nouveau livre recueil de ses pensées et élucubrations autour de l’écriture et de la poésie… Mais ce qui me touche le plus dans cet essai ci (cet esséssi) ce sont les réflexions liées aux mathématiques, ou plutôt comme avait eu l’audace en son temps de l’écrire le groupe Bourbaki : la mathématique. Car pour eux la mathématique était une, au grand dam sûrement de beaucoup d’esprits modernes qui doivent penser aujourd’hui qu’elles sont plusieurs (le pluralisme étant à la mode). Mais la mathématique est une comme la poésie est une. Au grand dam là aussi de beaucoup d’esprits modernes qui doivent penser que le singulier entraîne nécessairement l’unicité (la « pensée unique ») et que tout un chacun peut être poète en alignant trois lignes d’inégales longueurs avec vaguement des bouts qui se ressemblent – on appelle ça des rimes. La mathématique était une aux temps où on la disait « moderne » : elle obligeait les professeurs à se recycler, les parents à s’y mettre et les enfants à rêver à un univers de beauté. Car la mathématique, quand elle était une était belle. Dans les années soixante, j’ai reçu comme cadeau de Noël, deux volumes de la collection Bourbaki, je les ai encore. Les énoncés de ces volumes s’égrènent comme des lignes de poésie, elles font dans l’étrange et posent un déni définitif à la prose quelconque – décidément oui, très quelconque – qui s’étale partout, sur les journaux, les magazines, les tweets et les posts sur Facebook. Ainsi quand il est dit que « tout groupe additif est un Z-module » ou que « dans tout ensemble ordonné inductif, tout élément est majoré par un élément maximal », on sent bien que cela est sans appel, et que même si nous ne comprenons pas bien les mots, une poésie s’en échappe qui est comparable à celle qui viendrait d’un monde parallèle où on rencontrerait des Z-modules comme ici bas nous voyons défiler des ormes et des platanes. Il faut noter ici que le deuxième énoncé ci-dessus, dénommé en général « théorème de Zorn », mentionne une notion, celle d’ensemble inductif, qui n’est pas évidente. Mon cahier (à petits carreaux) de l’année soixante-sept qui contient le cours de Maths I de monsieur Lazard, dit ceci : « on dira que E est inductif si et seulement si toute partie de E non vide et totalement ordonnée possède une borne supérieure dans E lui-même (et pas ailleurs) ». J’imagine donc aujourd’hui des séries ordonnées (totalement) qui toutes culminent vers un point de chaleur maximale, cela a quelque chose d’érotique, de bien plus érotique que ce que l’on croit.
Mon petit-fils qui a bientôt neuf ans se passionne déjà pour les mathématiques : il a compris qu’il trouverait toujours auprès de la théorie des nombres une consolation quand il serait déprimé ou rendu triste par des comportements d’adultes autour de lui. Comme je suis heureux d’apprendre cela car comme il a raison ! La mathématique, à coups sûrs, saura l’entourer de ses bras blancs aux moments fatidiques. Il y a à cela une condition bien sûr : qu’on ne l’assomme pas de la notion d’utilité. Les mathématiques ne sont pas d’abord « utiles ». On ne convainc pas vraiment les jeunes de faire des mathématiques en leur disant qu’elles servent à tout, qu’on les trouve partout, inscrites dans le moindre smartphone (ce qui est vrai certes). Je suis sûr qu’ils préfèrent l’argument de la beauté. Lui seul peut convaincre de vivre cette vie d’ermite à laquelle se vouent, de génération en génération, quelques esprits qui ont compris qu’il y avait là, après tout, une manière plus qu’honnête de gagner sa vie (je reprends ici le titre d’un livre de Jean Rouaud).
Le journal « Le Monde » en ce moment propose hebdomadairement des livres consacrés aux « génies des mathématiques » : démarche très louable. On pourrait craindre qu’il ne soit pas possible de parler de Riemann ou de Cantor à un grand public, leurs travaux impliquant des idées trop abstraites ou des résultats trop techniques. La lecture pourtant du volume consacré au mathématicien indien Ramanujan me convainc de l’excellence de l’idée et de la belle réussite de l’entreprise. Cela tient entre autres au fait que l’auteur des textes explicatifs fait preuve d’un sens remarquable de la pédagogie.
Qui était Ramanujan et qu’a-t-il fait ? Srinivasa Aiyangar Ramanujan, né en 1887 dans le sud de l’Inde, n’avait pas reçu de formation universitaire et autour de 1910, n’avait trouvé qu’un petit job de comptable dans le port de Madras quand il s’adressa à Godfrey Harold Hardy, le grand mathématicien anglais qui officiait dans la prestigieuse université de Cambridge. Derrière les feuilles envoyées par le jeune indien, couvertes de formules, Hardy reconnut aussitôt la possibilité d’un génie : « certaines des formules de Ramanujan me dépassent, mais force est de constater qu’elles doivent être vraies, car personne n’aurait eu l’imagination nécessaire pour les inventer ». Les premiers travaux en question contiennent des égalités fameuses indiquant la somme de quelques séries infinies. Chacun peut imaginer faire la somme d’une infinité de nombres… mais pense alors qu’il n’en finira jamais, d’où le sentiment de peine perdue, or faire ce genre de somme est nécessaire, on le sait depuis au moins les paradoxes de Zénon. Au plus simple : imaginons que nous allions d’un point A vers un point B distant d’une unité de distance et que nous décomposions notre mouvement : il y a un moment où nous avons parcouru la moitié de la distance, puis un moment où nous avons parcouru la moitié de la distance encore à parcourir, puis un moment où nous avons parcouru la moitié de cette nouvelle distance à parcourir etc. De moitié en moitié, nous avons l’impression que nous n’arriverons jamais au bout, or nous savons bien que si nous avons une progression constante, nous y arriverons, et c’est en effet attesté par le fait que la somme de 1/2, 1/22, 1/23, 1/24 etc. (somme infinie donc dont le terme général est 1/2n) est bien égale à 1.
Ce cas est élémentaire, ce n’est pas lui que Ramanajan a exploré, mais des cas extraordinairement plus complexes qui font intervenir des nombres irrationnels, π ou e. Comment des sommes de séries infinies très complexes mais ne faisant intervenir que des fractions ordinaires peuvent être bien, miraculeusement, égales à des expressions contenant le nombre π ? π n’est après tout au départ que le rapport d’une circonférence à son diamètre, alors que vient-il faire là ? Et puis, à l’inverse, ne trouvons-nous pas là des moyens de calculer des approximations de π ? π alors perd de son mystère, mais c’est pour se dévoiler à nous dans sa beauté. Leibniz et Euler avant lui avaient démontré des formules utilisables pour le calcul de π, mais l’une de celles de Ramanujan était telle qu’il suffisait d’additionner les 3 premiers termes pour avoir déjà une valeur approchée de π correcte jusqu’à la trentième décimale ! Et ne parlons pas ici des fonctions modulaires (ces fonctions d’un nombre complexe étranges qui accumulent les propriétés intéressantes – des « symétries » – du genre de f(z) = f(z+1)) dont certaines se retrouvent aujourd’hui dans la théorie des cordes.
Ramanujan mourut jeune (à 32 ans) après un retour dans son pays natal auréolé de toute la gloire que sut lui donner l’université britannique (un peu comme si, vers la même époque la France avait fait entrer au sein de son Académie un obscur paysan venu du fin fond de sa Kabylie natale…). Ses travaux continuèrent d’irradier la planète mathématique. Un carnet de lui que l’on croyait perdu fut découvert en 1976 dans les archives de Trinity College, dont le contenu fut publié en 1987. La théorie qui y était énoncée ne devait trouver sa vérification finale qu’en 2002.
Je ne sais trop pourquoi j’achetai ce livre récemment au tabac-presse du coin de ma rue. Sans doute avais-je en mémoire le vague souvenir d’avoir étudié autrefois dans ma jeunesse une certaine « conjecture de Ramanujan »…
Outre le contenu mathématique si pédagogiquement raconté (regrettons que, dans ce genre de collection, on ait du mal à savoir qui est vraiment l’auteur du texte), on admirera le langage dans lequel les intellectuels des siècles précédant le nôtre s’exprimaient, même les mathématiciens, puisque c’est au mathématicien français Charles Hermite (après qu’il ait démontré la transcendance de e) que l’on doit cette phrase :
Je ne me hasarderai point à la recherche d’une démonstration de la transcendance de π. Que d’autres tentent l’entreprise. Nul ne serait plus heureux que moi de leur succès. Mais croyez m’en, mon cher ami, il ne laissera pas que de leur en coûter quelques efforts.
C’est ce « il ne laissera pas que de leur en coûter quelques efforts » qui me laisse pantois….
Note 1 : Je dis : quand la mathématique était une. Ah bon, alors elle n’est plus une ? Ce que je veux dire ici c’est qu’évidemment, la mathématique a servi à de multiples applications et qu’il peut exister à partir de là une multitude de variétés : mathématiques financières, mathématiques de l’ingénieur, mathématiques pour la biologie, pour la physique, pour la sociologie, l’économie, voire l’extraction du pétrole… ce sont alors des mathématiques, englobant parfois des êtres hybrides, ayant perdu la rigueur originelle de la mathématique et qui donnent au citoyen lambda l’impression qu’on veut l’engloutir sous des flots de formules, assénées comme des vérités sentencieuses dans le seul but de lui clouer son bec. Ce n’est donc pas de ces mathématiques-là que je parle.
Note 2 (plus « mathématique ») : en regardant plus en détails ce qui concerne Ramanujan dans la littérature contemporaine et en particulier sur le web, on découvre des choses amusantes, coïncidant souvent avec des problèmes ardus. Ainsi tout le monde peut s’attendre à ce que la somme de tous les nombres entiers : 1 + 2 + 3 + 4 + etc. soit « égale à l’infini », en tout cas jamais à un nombre fini. Or Ramanujan se fait fort de vous prouver qu’il n’en est rien dans les quelques lignes reproduites ci-dessous :
ainsi, 1 + 2 + 3 + 4 + … serait égal à – 1/12 !!!
cela nous laisse baba, mais c’est aussi qu’il faut prendre quelques précautions avec les séries que l’on sait divergentes, or 1 + 2 + 3 + 4 +… l’est, de toute évidence (au sens où quelque soit l’entier N, on peut trouver une somme finie partielle qui dépasse N) . De même que la série 1 – 1 + 1 – 1 + 1 – 1 etc. Cette dernière est divergente parce que sa « somme » dépend du mode de regroupement des termes que l’on pratique, par exemple (1 – 1) + (1 – 1) + (1 – 1) + … = 0 + 0 + 0 + … = 0, alors que 1 + (– 1 + 1) + ( – 1 + 1) + ( – 1 +1) … = 1 + 0 + 0 + … = 1 et que en changeant l’ordre des termes, on va obtenir par le même genre de procédé -1. Ainsi à suivre nos calculs, démontrerions-nous que : 1 = 0 et que 1 = -1, ce qui représente le comble de la contradiction mathématique et ne ferait qu’induire l’idée que toutes les mathématiques sont fausses ! Eh bien non, elles ne sont pas fausses, mais l’évitement de ce genre de « paradoxe » est ce qui montre la nécessité de définitions extrêmement rigoureuses. Ainsi l’essai de calcul d’une somme infinie ne pourra se faire que si nous savons démontrer au prélable que la série est bien convergente. Le jeune Ramanujan était un grand calculateur mais n’avait pas encore appris la rigueur formelle (ce qui est normal étant donné son absence d’éducation mathématique préalable).
On s’étonne alors de lire que des chercheurs aient pu porter crédit à des résultats sur des séries divergentes au point de s’appuyer sur eux pour étayer des théories contestées comme celle des cordes.
PPS : Un lecteur pourrait ici objecter que le fait de ne rien savoir de l’infini (car c’est bien de cela qu’il s’agit dans notre incapacité à régir les séries divergentes) n’empêche pas de fixer arbitrairement certaines valeurs à des sommes de séries divergentes… et que dans un monde possible la série alternée ci-dessus a pour valeur 0, et dans un autre 1 et encore dans un autre -1… Pourquoi pas… mais il y aurait là sans doute des implications à prévoir totalement insoupçonnées. La construction de mondes mathématiques parallèles est-elle possible ? Connaître l’infini mathématique est-ce comme connaître la gravité quantique ?
En vous lisant, je ne peux que remarquer le poids très lourd que pèse l’article défini, comparé, et mis en.. opposition ? avec l’article indéfini. « le »/ »la » marque la généralisation. C’est important de considérer ce qu’est, la généralisation, et ce qu’elle fait…Elle permet de rassembler des objets, des situations, des conditions pour les comparer, et dégager des similitudes, et des différences. Elle permet de penser… le différent ET le semblable. Ce qui est défini… est défini. Et ce qui est indéfini… tend vers l’indifférencié ? A explorer.
Pour les mathématiques, et leur beauté, il me semble que vous parlez de la beauté comme « grâce ». .. Vous voyez où je veux en venir. Il est triste que nous en sommes à l’heure actuelle à opposer la grâce et… le fonctionnel ? l’utile ? l’intérêt ? Il est triste que nous dissocions la beauté et l’utilité, que nous les disjoignons.
Mais… quoiqu’on fasse, je pense que la question de la grâce restera indissociable du problème du féminin. Et là, je ne dis pas « la femme », mais le féminin. Le féminin comme… genre ? Le féminin comme des qualités qui flottent autour de la présence charnelle des femmes.
La grâce, et la beauté… ont été associées avec les femmes depuis des lustres, et dans beaucoup de civilisations humaines. Tout cela a pesé lourd sur les femmes. Mais… les dissocier des femmes pèse aussi très lourd sur les femmes… et pas seulement, d’ailleurs.
A l’heure actuelle, je ne suis pas très sensible à la poésie des mathématiques. Je défends le Verbe avec acharnement, de manière têtu, et butée, parfois, et il me semble que nous avons donné notre foi.. aux nombres (qui ne sont pas les mathématiques, d’ailleurs, ou la mathématique, certes). Cela m’ulcère.
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