les pluies vénitiennes (II)

carnaval de Venise

masque

Dimanche à Venise au soleil frémissant, premier jour de carnaval avec ses attractions kitsch (« le vol de l’Ange », une jeune fille qu’on a élue l’année précédente – cette année une certaine Elisa Constantini – qu’on fait s’élancer du haut du Campanile suspendue à une nacelle, et atterrir sur la place, après un « vol » sur l’air de l’Ave Maria…(cf. note 1)), et surtout ses costumes somptueux rencontrés au hasard des rues, des ponts et des places. Avec sa foule aussi qui, cette fois à l’inverse des jours précédents, afflue sur la place Saint Marc, devant le pont des Soupirs, sur la rive des Schiavonni, obligeant à faire des détours, des écarts vers l’église San Zaccaria, ou bien plus loin vers Santa Maria Formosa. On se dit qu’en changeant de rive on aura moins de monde, et c’est vrai que cela est plus détendu dès qu’un saut de vaporetto nous conduit plus loin, vers Santa Croce et San Polo, où l’on peut admirer à loisir les palais ou les « ca », Rezzonico ou Foscari (où se situe l’université) et, tout près de là, la Ca’ Goldoni, maison de naissance du dramaturge.

Ca’ Goldoni

Carlo Goldoni y naquit donc en 1707 et dès l’âge de huit ans commença à jouer des piécettes au moyen du petit théâtre de marionnettes que lui construisit son père et qu’on peut voir aujourd’hui dans le musée. Goldoni est l’inventeur du théâtre moderne, ayant renoncé au répertoire de courtes farces stéréotypées que l’on jouait avant lui. Parti à Paris pour fuir de mauvaises querelles, il mourut dans la pauvreté en 1793 – la Révolution ayant suspendu la pension que le Roi lui avait octroyée, laquelle fut rétablie, au lendemain de sa mort, pour que son épouse pût en profiter. Il y eut une époque où Venise regorgeait de théâtres. Ce ne semble plus être tellement le cas aujourd’hui et c’est dommage… nous aurions été tellement heureux de « nous faire » un petit Goldoni… En l’absence, on se console par la dégustation de cichettis délicieux (à la brandade de morue, aux charcuteries fines, au camembert avec un bout de noix…) sur le campo de San Toma. Soleil en terrasse pour un café (mais lungo) sur le Campo San Polo, une chaleur douce enfin qui emplit nos veines et nous rend prêts à attaquer un nouveau morceau de bravoure : la Scuola Grande di San Rocco.

Théâtre de marionnettes de Goldoni

Les Scuola étaient des confréries religieuses regroupant la population vénitienne par professions ou corporations, les Scuola Grande surtout avaient un rôle humanitaire, elles brassaient énormément d’argent dans le but théorique d’aider les plus pauvres, de faire la charité et œuvre de solidarité. Les magnats du commerce et de la finance mais aussi les grands artistes se devaient de se montrer généreux. Ainsi Tintoretto ne se fit payer que les pinceaux, la peinture et les autres outils pour accomplir son grand oeuvre, la décoration de cet immense palais, et comme les murs ne suffisaient pas, il peignait aussi les plafonds. Les salles, en particulier la salle capitulaire, sont gigantesques. Tintoret commença son travail en 1575 (il devait y avoir une quinzaine d’années que le bâtiment était fini), peut-être commença-t-il par ce panneau central au sein du plafond qui relate un événement de l’Ancien Testament : l’érection du serpent de bronze, épisode parait-il fameux de la Bible, drôle d’histoire à vrai dire… Dieu ayant envoyé à Moïse un serpent de bronze à mettre au bout d’une perche afin d’être le remède aux piqûres de serpents réels que ses fidèles (dirait-on aujourd’hui ses followers?) enduraient dans le désert (parce qu’ils avaient osé dire du mal de Dieu dans l’épisode précédent). Les exégètes établissent un lien entre ce serpent sur sa perche et la croix du Christ. Ou bien peut-être commença-t-il par le Massacre des Innocents...

Le Tintoret – Massacre des Innocents (plafond de la salle des chapiteaux)

Le Tintoret, extraordinaire virtuose, n’hésita jamais à se lancer dans les toiles de la plus grande ampleur… n’est-il pas vrai que son Paradis (qui est au Palais des Doges) est le plus grand tableau de l’histoire de la peinture (9,90m sur 24, 50 m) ? S’il n’est pas à la Scuola, en revanche y figure cet autre tableau bouleversant (par la taille, la perfection des figures, leur nombre, leur complexité) qu’est la Crucifixion (5, 36 m sur 12,24). Tous les protagonistes sont présents, on hisse encore un des crucifiés, le peintre lui-même s’est représenté, barbu et solitaire dans une robe bleue, appuyé au terre-plein central et ne perdant pas une miette du spectacle.
D’autres tableaux du Tintoret sont étonnants par le cadrage ou les perspectives inusités comme cette Cène vraiment unique où les apôtres ne sont pas, pour une fois, vus de face mais en oblique, ou bien la disposition sur deux étages d’une Adoration des bergers

Sartre (cf. note 2) l’a baptisé « le séquestré de Venise », « cet homme [qui] s’imagine qu’il a reçu par naissance le privilège de transformer sa ville en lui-même » (Situations, IV, p. 304) et il affirme qu’il avait raison de le croire. Ainsi Tintoret serait venu tout rafler du monde (du marché?) de la peinture, après le partage qu’en firent les Titien, Giorgione et Véronèse, tous issus des possessions de la Sérénissime mais non natifs de la ville,

Or il se trouve, au fort de l’invasion, que le plus grand peintre du siècle voit le jour au cœur de cette ville occupée, dans une ruelle du Rialto. La sombre fierté plébéienne, toujours humiliée, refoulée, sans cesse aux aguets, saute sur l’occasion, se glisse dans le cœur du seul Rialtin qui ait encore du talent, le dresse, l’enflamme. (p. 307)

mais il faut faire attention : « Sartre se prend volontiers aux délices trompeuses des images et du style » comme le dit Pierre Campion dans un article des Temps Modernes de 2012. N’est-il pas un peu dérisoire de faire de ce Jacopo Robusti une sorte de Roquentin qui s’ignorerait, embourbé dans la matérialité des choses et voulant à tout prix nous envelopper du sentiment de cette viscosité du réel grâce à une surabondance de matière picturale? …

D’ailleurs, Tintoret n’est pas le seul présent dans cette demeure sombre (et froide). Un petit escalier monte vers le Trésor, où on trouve deux Tiepolo, relatant également des événements de l’Ancien Testament (Abraham informé par un ange de la naissance de son enfant, et le sauvetage par un ange d’Ismaël, fils d’Abraham et de son esclave (?) Aghar), ainsi qu’un portrait du Christ portant sa croix, accompagné d’un inquiétant personnage, dont la paternité est toujours disputée entre Giorgione et Titien.

Giorgione ou Titien?

On sort de là épuisé, sans avoir envie de continuer à voir de tels torrents de peinture… et pourtant les Frari sont à deux pas, dont on sait que la basilique renferme le plus beau des Titien, peut-être l’un des plus beaux tableaux du monde : l’Assomption de la Vierge dans trois éclats de rouge, dont celui de la robe de la Vierge elle-même, qui monte vers le ciel comme un tourbillon de couleur, elle-même déjà inatteignable parce qu’ayant atteint le niveau intermédiaire entre Ciel et Terre alors que ceux qui restent en bas s’émerveillent d’un tel prodige, à moins qu’ils ne se lamentent de ne pouvoir la retenir près d’eux. Le ciel supralunaire est d’or tandis que celui de la Terre est bleu.
La nef de la basilique est immense, elle abrite maints tombeaux, dont celui de Canova.

Eglise des Frari

Mais la flamme d’une robe rouge suffit-elle à réchauffer la froideur lugubre d’une église…

Il faut encore boire des thés brûlants, puis se remettre en route, repasser le pont du Rialto afin de retourner faire nos emplettes du côté des marchands de masques du Fondamento dell’Osmarin et de Saint Georges des Grecs, marcher jusqu’à San Lorenzo, peint par Vittore Carpaccio sur son Miracle de la Relique de la Croix, et faire retour vers Santa Maria Formosa, l’église de Santa Maria dei Miracoli (une cassette de marbre) et la petite trattoria au coin de la calle Widmann qui porte le nom d’Antico Gatoleta.

Vittore Carpaccio – Accademia

note 1: je suis un peu sévère (ou un peu snob, comme vous voudrez), mon ami Guy C. dont je lis assidûment le blog, et qui a fait lui aussi il y a quelques temps un beau voyage à Venise écrit ceciLe carnaval ressuscité en 1945 conserve dans ses rites « Le vol de l’ange ». A l’origine un marin turc aurait rejoint le campanile sur un filin, mais la reproduction d’un tel exploit par les ouvriers les plus agiles de l’arsenal s’étant terminée tragiquement, une colombe en bois remplaça les acrobates et distribua depuis le ciel des friandises. Aujourd’hui, c’est l’heureuse élue parmi douze « Marie » qui doit s’élancer, en toute sécurité, au dessus de la foule compacte. La fête des Marie (pluriel de Maria) qui marque le début du Carnaval remonte au X° siècle, quand après l’enlèvement de 12 jeunes filles promises au mariage, elles furent retrouvées.
Lisant son article, je constate que nous terminons par la même trattoria… et que notre lieu d’hébergement était aussi tout près de la rue des Miracles!

note 2: dont j’ignorais qu’il avait beaucoup écrit sur Venise et sur le Tintoret en particulier, articles que l’on trouve dans Situations IV ou qui sont restés non publiés.

Eglise San Zaccaria – Giovanni Bellini

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Un commentaire pour les pluies vénitiennes (II)

  1. Belle escapade : Venise sous tous ses masques.
    Souvent, après y être allé plusieurs fois, je repense au livre de Paul Morand, « Venise(s) », qui a su saisir l’envoûtement que produit cette ville, à visiter en effet « hors saison » ! 🙂

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