Les photos de Gregory Crewdson que j’ai pu contempler au FRAC Auvergne à Clermont-Ferrand en ce samedi de l’Ascension sont tout bonnement extraordinaires. Elles sont d’abord gigantesques (1,50m x 2,30m en général) et de très haute définition, mais surtout, elles installent d’emblée un malaise et une suspension du temps qui ne se résolvent jamais. Compositions savantes à la Vermeer, elles contiennent des portes qui s’ouvrent sur un ailleurs indéfini (ou bien sur un pan de forêt dans la série Cathedral of Pines) et sont souvent symétriquement disposées, et des miroirs, des glaces qui renvoient des visages éteints ou bien font apparaître des personnages hors-champ. La femme au pull bleu, une sorte de pull en laine mohair, blonde avec les cheveux tirés en arrière dans une forme de chignon, la cinquantaine, les bras ballants, un peu voûtée, se regarde ainsi dans un miroir où l’on découvre ses yeux bleus délavés et la moue tragique de sa bouche. Dans le miroir toujours un homme semble affairé à quelque chose auprès d’une lampe à abat-jour qui est la seule source de lumière. La porte de droite s’ouvre sur un cabinet de toilette. Une porte au centre-gauche, a proximité de la femme, ouvre sur un placard de robes et un mince filet de lumière coule par là, aussi, alors que la lourde porte de gauche, en acajou ouvre vers on ne sait quelle pièce ou dépendance. Ces deux-là s’apprêtent peut-être à partir.
Beneath the Roses. Tel est le titre de cette série. Dans une autre photo, tout aussi grande et précise, l’encadrement d’une porte donne sur un évier et une femme plus jeune, mince et nue, cheveux blonds rejetés en arrière. Elle fixe le sol. L’arrière de sa tête se voit dans un miroir au-dessus du lavabo. Le cabinet de toilette est assez clair. On devine une source de lumière venant peut-être d’une fenêtre située sur la droite. Mais le reste de la pièce est sombre. Des habits dont on devine que ce sont ceux de la femme, dont elle s’est débarrassée et qu’elle n’a pas pris la peine de plier sur le lit, jonchent le sol. Deux malles bleues. Un téléphone rose. Une lampe éteinte. Et sur le mur d’en face encore un miroir de porte qui reflète en partie le mobilier de la salle de bains. Il n’y aurait rien. Un désastre serait arrivé. La série Cathedral of the Pines est plus diverse, plus éloquente, comme si elle ouvrait davantage sur l’extérieur. L’extérieur est une forêt de pins. Les maisons sont des cabanes en bois, parfois cossues, souvent misérables. Une jeune femme blonde, assez belle, fixe par la fenêtre de ce qui ressemble à un bungalow l’étendue neigeuse et glacée d’un lac ou d’une rivière. Une autre jeune femme, une simple robe de chiffon sur le dos, les seins qu’on devine nus sous la robe, regarde fixement la terre où l’on devine que peut-être quelqu’un est enterré. On la voit depuis l’intérieur d’une pièce de bois vide, au plancher presque recouvert de feuilles mortes et de détritus. Ou bien aussi cette maison aux larges baies vitrées qui donnent sur d’autres maisons toujours posées au bord du même lac ou de la même rivière, avec deux jeunes femmes allongées, le regard perdu, sur un canapé, l’une posant sa tête sur les genoux de l’autre, celle qui est couchée étant à moitié nue, tandis que l’autre a rejeté à ses pieds une couverture. Ou bien encore ce coin de forêt avec des troncs de pin immenses et droits, un petit lac à l’eau brune et opaque avec deux voitures de grosse cylindrée, l’une étant peut-être une voiture de police, et un homme (un policier?) debout face à ce qu’on pourrait croire être une tombe au pied d’un arbre… Rien de gai dans tout cela. Mais une extraordinaire spiritualité comme il en règne dans les grands tableaux du début de la Renaissance, chez Rogier van der Weyden par exemple, et des images de femme qui rappellent l’époque bleue de Picasso.
L’atmosphère de certaines photographies, quand les maisons sont presque détruites, abandonnées et les derniers outils rouillés et les personnages sont deux pauvres filles qui s’engouffrent sous les arbres, rappelle le roman de Jean Hegland, « Dans la forêt », que j’ai lu récemment et dont vous connaissez peut-être l’histoire : une famille s’est isolée dans la forêt, à 50kms de la ville la plus proche. Une crise, une guerre (civile?) a vidé les routes, les rues et les magasins. Il reste de moins en moins à vivre. Les deux filles restent seules après le décès de leurs parents. Elles ont pu garder seulement un jerrycan d’essence, au cas où « ça reviendrait » (la civilisation, l’électricité, l’approvisionnement…). Seulement elles se rendront compte que non, cela ne reviendra pas… Il ne restera qu’à se réfugier un peu plus dans la forêt pour faire renaître l’humanité, au stade où elle existait il y a cent mille ans.
Quand on regarde (sur Internet) le restant de l’œuvre de Crewdson, on est un peu déçu : trop de détails, trop de clinquant. La photo a l’air de venir parfois d’un mauvais film dont on ne connaîtrait bien sûr aucun des tenants et des aboutissants. La spiritualité s’évanouit pour laisser la place à un profond sentiment de vide existentiel. Mais cela n’arrive pas dans les photos du FRAC, qui se concentrent sur ces deux séries, lesquelles semblent marquer une rupture dans l’oeuvre du photographe.
Techniquement, ces « photographies » (ou ces tableaux?) sont une prouesse extraordinaire : aucun objectif, aucun regard humain ne parvient à obtenir une représentation aussi nette des choses. Pour y arriver, Crewdson a pris pour chaque oeuvre des centaines de photographies, faisant varier la focale de manière à obtenir chaque fois un idéal de netteté, ensuite ces centaines de photos ont été réunies puis travaillées sur ordinateur afin de re-fabriquer un réel cohérent. Ainsi telle jeune femme dans l’encadrement de la porte a-t-elle été d’abord déshabillée, démembrée avant d’être recomposée. Les jeux de lumière ont également subi des traitements a posteriori car là où devrait être une clarté, c’est parfois une ombre qui s’impose. Créateur de beauté formelle absolue (il faut voir comment dans certaines toiles, des harmonies subtiles se tissent entre les objets et les corps, les formes et les couleurs), l’art de Crewdson allie certaines fulgurances du cinéma contemporain (des films comme Mulholland Drive de David Lynch) avec les règles éternelles de la haute peinture, celle d’un Vermeer ou d’un Rembrandt. Qu’a voulu représenter le photographe ? Des rêves ? Des scènes de vie extraites de leur contexte ? Le texte du catalogue rappelle qu’il est le fils d’un psychanalyste et qu’enfant, il a cherché à écouter les confessions des patients de son père, en vain est-il dit. Et pourtant, c’est comme si ici, les scènes évoquées par ces patients trouvaient leur réalisation, dans une netteté absolue, en principe impossible à atteindre.
Il y a aussi un certain côté Delvaux (Paul, le frère du cinéaste) dans les dernières photos montrées et il est bien que l’on sorte ici du pur réalisme, qu’on aille au-dessus… et que ces images ouvrent sur des portes qui ouvrent sur des portes qui donnent à voir d’autres portes, elles-mêmes largement entrebâillées sur d’autres couloirs comportant des portes comme dans la séquence célèbre du film de Godard, « Alphaville ».
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oui, c’est vrai, il y a un côté Delvaux aussi. Et puis… ces images ont été prises dans un petit village du Massachussets qui s’appelle… Beckett!
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@ alainlecomte : faire durer… l’attente dans la contemplation d’une photo peut relever en effet de l’art théâtral !
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Merci pour ce partage intéressant, vos si belles descriptions, et la découverte de cette atmosphère impressionnante !
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En lisant votre description de la manière dont ce photographe réalise son travail, ainsi que votre comparaison avec Van der Weyden, j’ai songé à une pensée/réalisation que j’ai eu dernièrement.
Les artistes de la Renaissance étaient très soucieux de leurs techniques (je crois que Van der Weyden avait fait des recherches poussées sur la fabrication des couleurs, les vernis, si je ne me trompe pas, à moins que ce ne soit Van der Goes…), et c’est à la Renaissance italienne que les peintres, grands innovateurs, ont bravé l’interdit pour ouvrir le corps humain et faire des autopsies, dans une démarche qu’ils subordonnaient aux exigences de leur art.
Ils avaient de grandes ambitions pour leur art, et les plus grands artistes étaient au service de cet art.
Après la deuxième guerre mondiale, la médecine moderne et scientifique a trouvé de nouvelles raisons d’ouvrir les corps humains, en les mesurant au millimètre près, d’ailleurs.
La démarche photographique de Crewdson me semble participer de la continuité de cet esprit, si je puis dire.
Le désir d’employer la technique pour… coller… au réel/à la réalité peut mener très loin, et dans des contrées qui ne sont jamais gais, d’après mon expérience. Le Réalisme est une esthétique dangereuse.
A regarder ces photographies, je trouve qu’elles représentent la corruption des idéaux de l’esthétique de Vermeer et Rembrandt. Si on peut évoquer ces grands explorateurs de l’intimité, de l’intériorité devant ces photos, ce serait pour dire à quel point l' »artiste » contrecarre l’humanisme de Vermeer et Rembrandt. Cet humanisme célèbre l’Homme, même dans la souffrance. Il n’y a pas de misérabilisme, pas de mesquinerie, pas d’inconséquence chez ces derniers.
Les sujets sont graves ; ceux qui sont peints sont parfois tristes, voire mélancoliques, mais la peinture elle-même n’est pas mélancolique, et l’Homme reste debout.
Retour à Fantin Latour, qui a un chemin artistique tout aussi tourmenté, mais qui débouche néanmoins sur quelque chose qui n’est pas l’impasse morbide que je vois dans les photos qui sont ici. « La nuit » rachète des tourments antérieurs.
La performance technique ne suffit pas pour me séduire.
Mais on peut espérer que M. Crewdson a un peu de temps devant lui, encore ?… Tout n’est pas perdu.
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