Henri Fantin-Latour est bien connu pour ses natures mortes (bouquets de fleurs) et ses portraits des artistes et poètes de son époque. Qui n’a jamais vu le portrait de Rimbaud attablé à côté de Verlaine, les cheveux ébouriffés de l’enfant-poète contrastant avec le crâne presque chauve du pauvre Lélian… A la même table, il y a des gens dont la postérité n’a guère retenu le nom. Un certain Albert Mérat, qui refusait d’être assimilé à ces diables de poètes, préféra se faire remplacer par un bouquet de fleurs. Auparavant, Fantin-Latour s’était illustré par un autre portrait de groupe où figurait Baudelaire, portrait de groupe refusé par le Salon, puis après, ce furent les peintres (Manet, Bazille…) et les musiciens (Chabrier tenant le piano et Vincent d’Indy imposant sa haute stature). Ces tableaux (sauf le Baudelaire) sont exposés en ce moment au musée de Grenoble. Exposition déjà passée par le Musée du Luxembourg et portant le titre énigmatique de « à fleur de peau ». Je dis « énigmatique » car je ne vois pas bien la fleur de la peau ici. Fantin était un peintre triste qui se méfiait des éclats, qui sympathisa avec quelques impressionnistes (dont Manet) mais sans jamais souscrire à leur enthousiasme pour le vif et le bel aujourd’hui…
L’exposition montre des portraits excessivement sages, comme ceux de ses deux sœurs (dont l’une connut le triste sort des internés psychiatriques), puis ceux de sa belle-famille, sa femme Victoria et sa belle-soeur Charlotte, avec parfois, assis et sévères, les beaux-parents, monsieur et madame Dubourg, qui étaient (ce devait être rare à l’époque) germanophiles au point que Charlotte devint professeur d’allemand. Charlotte est la seule marque de vie et d’énergie dans ces salons lugubres. Il dut bien l’aimer pour qu’il lui consacrât une toile où elle pose dans une magnifique robe bleue (et non pas noire, vous imaginez la révolution). Pendant ce temps-là, madame Fantin-Latour, née Dubourg, peint aussi. Et aussi bien, sur le plan technique, que son mari. Elle rend comme lui le délicat éclat des raisins qui mûrissent et le brillant grisâtre des pots d’étain, et elle peint, elle aussi, Charlotte, autrement dit sa propre soeur, avec semble-t-il le même amour que celui que lui témoigne Henri. Seulement voilà, on retient le nom d’Henri Fantin-Latour, mais qui connaît Victoria Dubourg ? Eternel sort des femmes peintres et musiciennes en ce XIXème siècle horriblement masculin.
Il arriva un moment où Henri en eut assez des bouquets de fleurs (inspirés des peintres hollandais) et des portraits de groupes où les dignitaires solitaires posent comme des statues vides de tout regard et de tout sentiment et dont les yeux portent vers des ailleurs indéfinis. « La chose » le taraudait, bien sûr. Pour se donner un alibi, il fallait faire dans l’allégorie, donc le songe, le rêve plein de nudités féminines. Comme on était à une époque d’hypocrisie et de fausse pudeur et qu’il était gêné de portraiturer des modèles vivants, il se fit livrer à grands frais des photos érotiques sur papier glacé qu’il reproduisit avec volupté. Aujourd’hui, il serait absout de ses pensées coupables et il n’aurait pas besoin de faire le portrait d’une de ses belles devant le tombeau de Berlioz sous le fallacieux prétexte de louer, chez le grand compositeur, les héroïnes enflammées du romantisme… Je sais, on peut ironiser. C’est facile. On peut aussi regretter ces noirs bitumeux, ces toiles qui réunissent deux personnages mais qui sont faites comme si les deux n’avaient jamais été en présence, mais il reste la facture, l’application, le goût pour les ambiances de névrose. Il reste aussi comme un souvenir de Delacroix (dans la fameuse Ariane abandonnée). Quelques dessins sont beaux de la main du maître, comme quoi, même dans l’émotion qui vous saisit face à l’évidente beauté d’un corps de femme, la technique sait prendre le dessus.
Peu de temps après, dans une soirée, une dame professeure des écoles me dit qu’elle va emmener sa classe de gamins de dix ans visiter cette exposition et me demande ce qui, à mon avis, pourrait les motiver. Hmmm. Pas grand chose à mon avis. Certains seront sûrement sensibles au soin mis à peindre les détails, les enfants aiment ces choses-là, mais tous ces portraits solennels risquent plutôt d’éloigner les chers petits de la peinture. Les photos de nus, à éviter en tout cas. Rimbaud peut-être ? Mais, me dit-elle, vous n’y pensez pas, à dix ans aucun élève n’a entendu parler de Rimbaud ! Ah bon. Triste de penser qu’ils connaîtront Fantin-Latour avant Rimbaud…
Une prof qui demande ce qui pourrait motiver ses élèves pour une expo ? Il faut croire qu’elle est bien peu sûre de sa propre action pédagogique ! 🙂
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Et bien, c’est triste à dire, mais vous êtes passé à côté de Fantin-Latour…
J’ai bien lu les commentaires sur la fameuse Charlotte comme étant la seule touche de vie dans la peinture de Fantin. Certains ne se sont même pas aperçus que Charlotte ne regarde pas le spectateur. Elle est… ailleurs, dans son monde (un peu comme Camille, qui a eu un destin autrement plus triste, même si sa sculpture fut géniale… ET torturée).
J’ai bien regardé le portrait de Victoria, celui où Fantin la peint comme Rembrandt s’est peint, en vieillissant. (Bon, ne disons pas que notre vieillesse peut être réduite à celle de la bagnole, tout de même, sinon… je n’ose même pas penser vers où on marche à petit pas cadencés, là…)
Fantin explore la grâce, et l’intériorité, sous leurs incarnations féminines. Ses modèles : Rembrandt, Vermeer. Le rapport qu’il avait avec sa femme devait bien être très complexe pour qu’il LUI offre le suprême compliment de la peindre sous les traits de Rembrandt… (même si je vous accorde, cela nuit à sa grâce féminine…)
Il a une idée très élevée du pouvoir de la peinture, tout comme Vermeer. Et il se cherche, il explore ce pouvoir à un moment où la peinture est profondément déstabilisée par l’invention de la fichue photographie.. « art ».. « réaliste » (!!!!) par excellence…
Ne sortons pas la grosse artillerie pour dire qu’il est…. un intellectuel.
Mais il est un sujet. Diablement individualisé, dans un monde où la masse prend de plus en plus l’ascendant, et où d’autres vont s’engouffrer dans la solution impressionniste à l’invention de la photo.
Qu’il ait pu peindre la nuit… dans la pose où Rembrandt a peint son Danaë, d’ailleurs, témoigne de l’énorme parcours qu’il a pu faire dans son existence, (pour tenir ensemble chair et esprit) et c’est beaucoup.
Vous…comme d’autres, vous pensez que vous avez échappé à la nécessité de faire ce parcours ?….
Bien. Je ne dirai rien.
Dans l’ensemble, j’ai trouvé l’expo très honnête, très pédagogique.
L’omniprésence de la fichue.. idéologie moderne était un peu en sourdine, quoique bel et bien là… Pas assez pour gâcher mon plaisir, tout de même.
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