Don’t call me migrant

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(photo APARDAP/Patrick L’Ecolier)
Hasard des rencontres via les blogs… Curieux de connaître les internautes qui me font le plaisir de me « suivre », j’ai découvert récemment qu’une dame anglaise qui lisait mes billets était traductrice en même temps que poétesse. Me baladant sur son blog, arrivé à sa rubrique « poetry », je trouvai un poème écrit en août dernier, au plein coeur de la vague migratoire. J’ai beaucoup aimé ce poème, « Don’t call me migrant » et après avoir demandé à cette dame – qui s’appelle Lesley Lawn – s’il en existait une version française (puisqu’elle a l’air aussi à l’aise dans une langue que dans l’autre), je me suis dit qu’après tout, moi-même, je pouvais faire la traduction. Je la lui ai envoyée en lui demandant son avis et elle m’a fait l’amitié de trouver bonne ma traduction au point, a-t-elle dit, qu’elle n’aurait pu en faire de meilleure. Je publie donc ici la version originale du poème et la traduction que j’en propose.

A quoi sert la poésie ? Nous sommes loin du temps où Eluard écrivait qu’elle avait pour but la vérité pratique (cf. À mes amis exigeants : […] Mais si je chante sans détours ma rue entière/ Et mon pays entier comme une rue sans fin/ Vous ne me croyez plus vous allez au désert/ Car vous marchez sans but sans savoir que les hommes/ Ont besoin d’être unis d’espérer de lutter/ Pour expliquer le monde et pour le transformer[…]), pourtant, il n’avait certainement pas tort, notre poète communiste. Ecrire en littérature et plus particulièrement dans la forme poésie, c’est tout simplement dire les choses en refusant les stéréotypes et les discours convenus. La poésie est contre la langue de bois et le discours de propagande, ces formes de langage qui ont désormais perdu toute efficience et que chaque individu ordinaire sait débusquer et dont il se moque même lorsque le discours est censé servir une bonne cause. Le discours de propagande est une forme de l’ignorance, il se contente de plaquer des formules toutes faites là où un vrai savoir serait requis. A l’opposé, la poésie marche seule, elle s’avance en terrain découvert, on peut contester ce qu’elle dit mais on ne saurait lui dénier son authenticité, elle se déploie à partir d’un point d’être que le poète va chercher très loin dans le maquis de son imaginaire, au plus près de sa verticale (pour reprendre une image fréquente chez le poète argentin Roberto Juarroz).

Les commerciaux (vendeurs de best-sellers dans les gares) défendent souvent leur métier en accusant « quelques intellectuels » de mépriser ouvertement la « littérature de masse ». On ne méprise pas la littérature de masse (Victor Hugo lui a donné ses lettres de noblesse), on rejette simplement une littérature médiocre qui ne mérite même pas le nom de littérature en ce qu’elle n’est qu’une machine reproductrice de clichés et de stéréotypes. Marguerite Yourcenar s’en prenait à une sorte de roman historique en la qualifiant de « bal costumé », elle avait raison, un vrai roman – comme celui dont je parlerai bientôt et que je suis en train de lire, l’extraordinaire « La femme qui avait perdu son âme » de Bob Shacochis – ne se contente pas d’enjoliver une réalité sous quelques costumes exotiques, il décrit le réel en l’inventant à chaque pas : contradiction qui n’est qu’apparente car la seule manière d’appréhender le réel, comme en science, est d’en inventer les structures susceptibles de lui donner sens. Ces structures ne sont pas déjà là, il faut les créer. Quand vous avancez dans un de ces romans (je songe aussi, bien sûr, au génie inventif de Haruki Murakami), vous êtes surpris à chaque pas et pourtant a posteriori vous vous dites qu’il n’y avait rien de surprenant, que vous auriez dû vous attendre à ce qui se passe, et c’est justement à ce moment-là que vous êtes en train de vous rendre compte que vous avez appris quelque chose.

Le poème écrit par Lesley Lawn dit davantage que ne pourrait le faire une déclaration basée sur la morale, la générosité ou les grands principes parce qu’il exprime directement dans la forme et le fond ce qui, pour elle (et pour nous), est essentiel. En peu de mots, il fait le tour de notre sentiment, de ce que nous ressentons lorsque nous nous interrogeons dans le secret de notre imaginaire. « Don’t call me migrant » : contre tous les discours banalisés et banalisants qui appellent ces gens qui fuient l’horreur et la guerre de simple « migrants », alors qu’un mot existe pour cela, celui de « réfugié ». Evidemment, l’auteur pense en premier lieu aux demandeurs d’asile syriens, afghans et irakiens alors qu’il en existe d’autres (venant d’Afrique notamment) mais pourrait-on le lui reprocher? A d’autres de reprendre le flambeau et d’évoquer aussi ces conflits oubliés ou refoulés qui nous envoient sans cesse des réfugiés d’Afrique (de RDC notamment). « Ne niez pas ma vie avec des mots », ce vers touche juste car c’est bien ce que font les politiques et aussi beaucoup d’associatifs, nier des vies en usant de mots inappropriés, inexacts, approximatifs pour décrire des situations concrètes alors que les mots pour les dire peuvent être tout simples. La douleur n’a pas de couleur de peau, la nécessité de fuir l’endroit où l’on a toujours vécu n’a pas de nationalité, on n’a pas besoin de désigner les victimes par des adjectifs de nationalité, elles sont dans la même nasse et nous devons leur apporter à toutes la même attention (allusion à une insistance maladroite à désigner le petit Aylan comme « enfant syrien kurde » sur certaines affiches éditées par des associations qui semblaient éprouver une crainte que cette photo ne fasse oublier les réfugiés dont elles s’occupaient déjà et qui n’étaient ni kurdes ni syriens…).

Don’t call me migrant
My country is torn apart
By war and horror

Don’t call me migrant
I saw them kill my parents
I fled for my life

Don’t call me migrant
They burned my village
I cannot go back

Don’t call me migrant
I am a doctor teacher
Grandmother a child

Don’t call me migrant
I am a human being
Don’t close your borders

Don’t call me migrant
How can you turn a blind eye
To thousands drowning?

Don’t call me migrant
Don’t negate my life with words
Call me refugee

Call me brother

Lesley Lawn – trad. A. Lecomte

Ne m’appelez pas migrant
mon pays est déchiré
par la guerre et l’horreur

ne m’appelez pas migrant
je les ai vus tuer mes parents
j’ai fui pour ma vie

ne m’appelez pas migrant
ils ont brûlé mon village
je ne peux pas y retourner

ne m’appelez pas migrant
j’enseigne la médecine
et j’ai une petite fille

ne m’appelez pas migrant
je suis un être humain
ne fermez pas vos frontières

ne m’appelez pas migrant
comment détourner le regard
des milliers de noyés ?

Ne m’appelez pas migrant
ne niez pas ma vie avec des mots
appelez-moi réfugié

appelez-moi mon frère

 

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Un commentaire pour Don’t call me migrant

  1. Michèle B. dit :

    Vrai. Vrai comme la vie, et malheureusement, la mort.
    Merci d’avoir traduit

    J’aime

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