«Hygiène de vie des sociétés épileptiques», «médications antiépileptiques macrocosmiques », « prise en charge des auras spirituelles macrocosmiques »… autant de titres de chapitres pour un livre étrange, vite lu et probablement vite écrit : « L’homme réseau-nable, du microcosme cérébral au macrocosme social » du chercheur en neurosciences et professeur de médecine à la Pitié-Salpêtrière Lionel Naccache. Son auteur est connu et prestigieux dans son domaine, ayant écrit notamment un livre qui a fait date : « Le nouvel inconscient », dans lequel, loin de renvoyer Sigmund aux oubliettes, il montrait qu’avec les moyens du bord qui étaient les siens, l’illustre Viennois avait compris bien des choses avant l’essor des sciences cognitives et de leur arsenal d’observations. Mais ici, notre neurologue cède à un penchant humain bien compréhensible même si parfois répréhensible, celui d’extrapoler à partir de son domaine pour tenter de tirer des conclusions dans un autre, plus « macroscopique », plus « global » par le seul fait que les deux domaines se ressembleraient, qu’il y aurait même de fortes analogies entre eux.
(carte extraite de https://fr.wikipedia.org/wiki/Transport_a%C3%A9rien)
Tout un chacun, feuilletant les revues mises à disposition des passagers par les compagnies aériennes, au moment de l’envol, a pu s’émerveiller des réseaux des lignes de la compagnie, avec ses hubs, ses épines dorsales et ses voies de traverse et à pu se dire : « tiens, on dirait un réseau neuronal »… mais n’en a pas pour autant poursuivi la métaphore. Lionel Naccache, lui, si. L’idée lui vient même paraît-il lorsqu’il se promène avec sa compagne en bordure d’une plage méditerranéenne. Au lieu de se laisser griser par le petit vent qui vient du large, il se dit tout à coup : tiens, cet endroit pourrait être n’importe où, Tunisie, Floride, La Grande Motte (je ne sais pas s’il cite cette station de l’Hérault, c’est moi qui la rajoute !), Israël (plage nord de Tel-Aviv)…. On pourrait facilement perdre ses repères et ne plus savoir où l’on est, si l’on n’avait une mémoire de nos déplacements… A partir de là, il se fait la remarque que, dans notre monde hyper-connecté, de plus en plus de lieux à grande distance les uns des autres se ressemblent trait pour trait : centres commerciaux, aéroports, grands hôtels, avenues des grandes villes où se répètent toujours les mêmes marques etc. Il appelle cela le « voyage immobile » : on a bougé physiquement et pourtant, on a la sensation de se trouver à la même place (Lorette Nobécourt, dans sa « Patagonie intérieure », faisait une observation similaire : partie au bout du monde pour faire un voyage au bout d’elle-même, elle se retrouve à Port-Williams où, finalement, la petite épicerie où elle achète son lait et ses corn-flakes lui rappelle irrésistiblement celle de son village de France). Observation bien banale que nous nous sommes tous déjà faite… mais lui, il rapproche cela du phénomène des crises épileptiques. Que se passe-t-il en un tel cas ? il se passe que des zones plus ou moins éloignées de notre cerveau en viennent à se synchroniser et à être activées simultanément : ces zones ont des patterns d’activité neuronale qui ne permettent plus de les distinguer ! Si ce phénomène s’étend, on a la fameuse crise d’épilepsie complète où le sujet tombe à la renverse, dans les convulsions du corps, les tremblements, l’inconscience. « L’épilepsie, dit-il, n’est rien d’autre qu’un mode de fonctionnement caractérisé par un excès soudain de communication entre des régions cérébrales distantes qui deviennent indistinguables les unes des autres puisqu’elles oscillent ensemble de manière indifférenciée ». Autrement dit, « l’épilepsie est un voyage immobile microcosmique ». C’est de cette analogie qu’il part pour penser notre monde. Je l’ai dit : c’est risqué ! Car enfin, n’y a-t-il pas, à côté de ces ressemblances évidentes, des dissemblances non moins évidentes ? Le rappel qu’il nous donne en deux ou trois pages des fonctionnements de base de notre cerveau indique déjà des points lacunaires importants dans notre connaissance : nous savons tous bien que les milliards de synapses que nous abritons sous notre boîte crânienne obéissent à des règles d’activation qu’on peut reproduire artificiellement sous forme de réseaux électroniques : les décharges électriques sont transmises le long des axones et, à chaque « porte », est calculé un seuil à partir duquel le neurone d’accueil va être activé ou non, ce qui, à son tour, va lui faire envoyer une décharge le long d’un autre axone et ainsi de suite. Cette description fascinante (et scientifiquement exacte) achoppe néanmoins toujours sur un point fondamental : « qui » donne l’impulsion initiale ? « quoi » décide du train de signaux à envoyer ? « Le sujet » ? mais justement, ce sujet, c’est lui qu’on voudrait récupérer comme produit, comme résultat de cette activation en parallèle de ces myriades de cellules… Que vient faire la conscience, là-dedans ? On n’en sait évidemment rien. On a souvent soulevé ce problème en laissant même sous-entendre qu’après tout, la « conscience » était peut-être inutile, nous serions des zombies et le phénomène de la conscience apparaîtrait a posteriori, comme pour nous donner un petit goût à la vie, en quelque sorte (je plaisante, bien sûr). Francisco Varela, qui était un grand cogniticien des années quatre-vingt quatre-vingt-dix, a développé la réflexion sur ces questions dans « L’inscription corporelle de l’esprit », écrit en collaboration avec Eleanor Rosch et Evan Thompson, il partait de l’idée que le problème aujourd’hui selon lui n’était plus tant celui de la relation corps-esprit que celui de la relation esprit-esprit, où dans sa première occurrence le mot « esprit » renvoie aux mécanismes neuronaux, qui n’ont nullement besoin du concept de « conscience » pour être décrits, et dans sa seconde à l’esprit au sens phénoménologique du terme. A ma connaissance, le problème n’est pas résolu, et il est loin de l’être, me semble-t-il… (on lira avec profit sur ce sujet le billet de blog de François Loth : http://www.francoisloth.com/brouillard-dans-lidentite-espritcerveau/ ). Tout cela pour dire que le modèle neuronal exposé par Naccache nous laisse sur notre faim, il lui manque l’essentiel : nous sommes des « sujets » ! Par quel miracle ? Nous n’en savons rien, mais n’empêche que… (à moins de croire à une fable selon laquelle tout cela se déterminerait mécaniquement « sans nous » et que notre moi ne serait que décoratif…). Alors, bien sûr, à partir de là, autrement dit en mettant entre parenthèses le sujet, on peut mettre en rapport réseau de neurones et réseau de connexions sociales (transports, communications etc.), mais on charrie toujours avec soi la même incompréhension, la même difficulté, celle du sujet.
D’un autre point de vue, ce sujet dont nous savons qu’il existe du côté « neurone » sans qu’on puisse voir son rôle lorsqu’on analyse les réseaux, il est singulièrement manquant du côté social… A moins de remonter aux théories obscures d’un Teilhard de Chardin, on n’a jamais entendu parler d’un « sujet collectif », universel, qui exprimerait la conscience que la société a d’elle-même… Soyons honnête, Naccache fait tout ce qu’il peut pour nous montrer qu’il n’est pas prisonnier de son analogie, il cite des exemples, tirés du passé, où l’analogie entre deux ordres de phénomènes a plutôt servi à des fins idéologiques (il évoque le « sida mental », expression inventée par Louis Pauwels, et vite reprise par Le Pen), mais il ne nous convainc pas vraiment de la « neutralité » de sa métaphore. La poursuivant, même, il fait preuve de beaucoup d’audace en proposant d’interpréter des phénomènes liés à l’épilepsie en termes sociétaux. Ainsi de « l’aura épileptique » qui fut décrite ainsi par Dostoïevski : « vous êtes tous en bonne santé mais vous ne pouvez pas vous douter du bonheur suprême ressenti par l’épileptique une seconde avant la crise ». Ces états intérieurs sont caractérisés souvent, est-il dit, par « un sentiment d’urgence à créer ». Y aurait-il de possibles équivalents macrocosmiques à ces auras épileptiques ? « Un monde sur le point de perdre conscience par un mécanisme épileptique fait-il parfois lui aussi l’expérience d’états inédits ? », « Existerait-il quelque chose comme une saillie de créativité sociétale épileptique ? », voici les questions soulevées par Naccache, auxquelles il s’empresse de répondre que… ce qui lui semble le mieux ressembler à une aura épileptique à notre époque serait… le retour du fait religieux ! Hors de question ici de nier, bien entendu, le phénomène en question… mais l’esprit naïf verrait plutôt là un réflexe massif de peur, une sorte de recherche inconsciente d’un refuge auprès de l’idée de Dieu au moment où, en effet, le réel se complexifie et où l’angoisse étreint les peuples face à leur avenir qu’un état de bonheur pour l’individu, voire un grand moment de créativité face à la crise. C’est en tout cas l’établissement d’une correspondance qui paraît bien arbitraire.
Décidément, « comparaison n’est pas raison ». Et cela l’est encore moins lorsque le neurologue se demande quels remèdes pourraient s’appliquer à notre société pour éviter les crises épileptiques, en correspondance avec ceux que l’on applique au sujet malade en psychiatrie. Va pour l’hygiène de vie… L’épileptique a à apprendre à vivre avec sa maladie et pour cela, le médecin lui prescrira des règles de vie (sommeil régulier etc.) auxquelles Naccache fait correspondre… les lois de la démocratie (sympathique, mais là encore… bien arbitraire !), le médecin lui fournira également des drogues qui interviendront au niveau des synapses du patient pour maintenir sa conscience éveillée… ici, Naccache affirme sa foi dans les interventions des « lanceurs d’alertes », individus singuliers qui diffusent des « mèmes » dans le système afin de régénérer sa faculté de conscience…
Va pour tout cela, qui est sympathique en effet, mais au niveau de la chirurgie,… c’est autre chose. Bien sûr, Naccache est trop raisonnable et démocrate pour sombrer à ce stade dans la parfaite analogie… car les opérations visant à séparer les deux hémisphères ou à isoler une région en empêchant des influx nerveux de passer vers l’intérieur… n’ont que trop de correspondants évidents dans le monde social, dont de moins démocrates que lui pourraient se faire les propagandistes en s’appuyant sur l’ensemble de la métaphore.
On voit donc bien les limites de l’exercice, le point où tout cela bascule dans un mixte étrange de bons sentiments (sauver le monde comme on soigne un malade) et de tentations redoutables. Il est curieux qu’un scientifique s’adonne (encore) à de telles spéculations, qui n’ont guère de fondements, en réalité. Désir de totalisation du savoir ? Volonté d’intégrer nos évènements contemporains dans une théorie d’ensemble ? De justifier a posteriori le « retour du religieux » ? Difficile de savoir. Ce genre d’approche analogique, provoquant certes des rapprochements amusants, des courts-circuits dans la pensée qui pourraient être féconds, reste en tout cas trop globale, abstraite, générale, pour qu’on en tire quelque chose d’utile, de concret.
La société reste à penser en des termes neufs, qui ne soient pas calqués sur un modèle extérieur (physique, biologique, linguistique). Mais hélas, comme le disait hier Marcel Gauchet sur France Inter, nous n’avons pas avancé beaucoup sur la voie de découvrir les nouvelles catégories qui seraient nécessaires pour penser la société actuelle…
J’ai entendu hier matin Marcel Gauchet sur France Inter, il ne m’a pas paru soulever beaucoup de nouvelles idées…
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Et bé… et comment pourrait-on trouver de « nouvelles » manières de penser avec les.. très très vieux signifiants que nous avons, là ?….signifiants dont l’histoire remonte si loin dans la nuit des temps ?
Lu dans un rapport médical qu’un toubib nous a fourni, le néologisme « sarcopénie ».
(Correcteur orthographique, oui..dictionnaire, non)
La combinatoire permet de comprendre « manque de chair », à partir des étymons. Le Latin et le Grec ont de beaux jours devant eux, en tant que langues mortes, pour la Cause médicale…
Et voilà la nouveauté… toute épileptique.
J’en viens à me méfier des facilités étonnantes de la combinatoire. Tant de richesses cachent forcément une poisse incommensurable, à mes yeux.
Pour l’analogie, j’aime toujours bien l’exemple de Konrad Lorenz qui juxtaposait les photographies de mégapoles avec des coupes de tissus cellulaires envahis par le cancer, pour déceler des similitudes tout à fait inquiétantes. Quand la vie se dérègle, pourrait-on dire. Très convaincant pour ceux qui ont le désir de croire, et j’ai le désir de le croire sur ce point.
Dans « Leonardo da Vinci » de Daniel Arasse, ce dernier interroge le passage de l’analogie, comme mode de pensée très souple et riche pour nos ancêtres médiévaux (et antiques, aussi…) à la pensée scientifique « moderne » qui n’accorde pas le même mérite à l’analogie, dans son.. obsession toute religieuse pour les lois, rien que les lois, avec l’abstraction et « lesidées » en haut lieu. (Non, je ne suis pas amoureuse de la modernité en ce moment, vous avez deviné. En passant, une recherche étymologique révèle qu' »analogie » a à voir avec l’ordre.. hiérarchique.. de bas en haut (le grec « ana »…) La pensée scientifique moderne est fondée sur le rejet de l’analogie structurante pour les Anciens, que le microcosme correspond au macrocosme (correspondances baudelairiennes pendant qu’on y est…)..Je simplifie outrageusement. Il vaudrait mieux lire Arasse pour apercevoir toutes les nuances, et les finesses de sa pensée.
Que Naccache revient à faire ressurgir une analogie plus.. médiévale m’enchante, et me rassure, plutôt. Nous avançons, dans notre progrès vers le point où nous bouclons.. la boucle ?…
Un drame personnel et familial m’amène à dire que le scandale ultime pour l’Homme moderne, c’est de constater… qu’Il ne contrôle, et ne contrôlera pas, non pas le sujet, mais le désir…
Désir comme élan premier qui donne une appétence de vivre. Sans cela, nous restons lettre morte…
Et je persiste à penser que nous étions un peu plus.. civilisés (en Occident…) quand nous avions des âmes (en prime)…
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Merci pour cet article de fond, ces parallèles entre une maladie, ou un handicap, quel qu’il soit, et une « analyse » sociétale, me semblent en effet toujours douteuses. D’autant que je suis confronté quotidiennement dans mon entourage à l’épilepsie. D’autant que personne (les plus grands neurologues l’avouent aisément) ne peut prétendre en connaitre les mystères et encore moins les résoudre, hélas.
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