Haïti, on le sait, est sur un bout d’île, l’autre partie constituant la République Dominicaine. Les relations entre les deux pays sont tendues. Beaucoup de Haïtiens travaillent en République Dominicaine, où ils constituent une main d’œuvre exploitée et souvent méprisée. On dit que certains gouvernements haïtiens (du temps de Duvalier mais aussi d’autres dictateurs, car il y en eut beaucoup) ont carrément vendu de la main d’œuvre à Saint-Domingue (contre des millions de dollars). Aujourd’hui, se produisent dans la partie Est de l’île des scènes que l’on croirait issues de la Louisiane des années trente, quand le KKK sévissait. Récemment, un Haïtien a été pendu en pleine place d’un village. Quelques temps auparavant, un autre avait été brulé vif. Ceci alimente la colère de la foule. Mercredi dernier, une marche a eu lieu dans Port-au-Prince, à partir du Champ de Mars, et se dirigeant vers le Consulat de République Dominicaine. Le drapeau de cette dernière a été brûlé. Vif incident diplomatique. Le ministre des Affaires Etrangères haïtien a dit que Haïti ne présenterait pas d’excuses.
On a pu lire dans la presse locale (« Le Nouvelliste ») de longues tribunes sur les relations entre les deux pays. La République Dominicaine est accusée de s’être érigée sur les bases de l’indépendance haïtienne (à l’époque, Haïti ou plutôt « Ayiti » s’étendait sur toute l’île) sans avoir eu à en payer le prix (le prix du sang, des combats, de la répression). Le général Ramirez, qui se battit aussi contre les troupes napoléoniennes (1808), était surtout un riche propriétaire terrien, et se battait davantage pour ses intérêts économiques que pour la liberté de son peuple, de ce fait, sa soumission aux colons espagnols ne le gênait pas. Les Haïtiens sont des descendants d’esclaves. Ils n’avaient rien. Ils n’ont toujours rien (sauf quelques membres d’une bourgeoisie alliée aux états étrangers, France, Etats-Unis) alors que les Dominicains s’enorgueillissent d’être pour la plupart des mulâtres, issus des mariages entre autochtones et colons espagnols.
Quand le vol d’Air Caraïbes, au retour sur Paris, fait escale à Saint-Domingue pour se remplir de touristes en goguette, alors que les bagages à main ont été soigneusement scannées au départ de Port-au-Prince, elles font immédiatement l’objet d’une nouvelle inspection à l’arrivée sur le territoire dominicain, comme si les Dominicains ne faisaient pas confiance aux Haïtiens.
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La route à la sortie de l’aéroport est à deux voies, large, enjambée par une arche de béton qui deviendra peut-être un pont, bordée de lampadaires alimentés par l’énergie solaire, construction récente faite sous l’actuelle présidence ; chaque lampadaire a coûté cinq mille euros.
L’électricité est coupée chaque jour plusieurs fois par jour.
Le président Martelly, actuel chef de l’état, élu en 2011 avec le fort soutien des Etats-Unis, est un ancien chanteur, populaire pour cette raison. Il aime les fêtes et les festivals. Le dernier carnaval, en février, s’est soldé par une vingtaine de morts, électrocutés après que le char qui les portait ait rencontré des lignes à haute tension – dommage, pour une fois, l’électricité n’était pas coupée. La presse, ou plutôt le seul journal existant, « le Nouvelliste » a demandé une enquête et s’est demandé aussi pourquoi les secours avaient été si lents.
Le premier ministre, M. Evans Paul, a déclaré en présence du président qu’il n’y aurait pas le second carnaval prévu, le « carnaval des fleurs » car cela coûte trop cher en comparaison des dépenses que l’état devrait engager en matière d’éducation, de santé, de sécurité, d’infrastructures. Le président l’a aussitôt démenti. Le carnaval des fleurs aura bien lieu, quel qu’en soit le coût.
Le 14 mai dernier, Haïti a fêté dans le faste le troisième anniversaire de la venue au pouvoir de son président qu’on appelle aussi – et qui se fait appeler – « Tèt kalé ». On dit que la fête a coûté, au bas mot, 20 millions de dollars.
Dans la presse, ou plutôt… le seul journal, on voit « Tèt kalé » jouant au foot avec les gamins pour l’inauguration d’une place, ou bien tenant fraternellement par les épaules les musiciens récompensés à une remise d’awards, ses amis. Face aux critiques de l’opposition (morcelée, comme toujours), il a répondu que Haïti avait fait le plus difficile… en 1804, en battant les troupes napoléoniennes, et que les problèmes économiques actuels ne sont rien, à côté. On n’a donc qu’à bien se tenir…
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En Haïti, il n’y a, à vrai dire, pas d’enseignement public : tout est payant. L’enseignement est dispensé par des écoles privées ouvertes par des groupes, des institutions, des personnes, parfois aussi sur fonds d’états étrangers (ainsi trouve-t-on le long de la rue Cadet Jérémie, une « école nationale de la république du Paraguay »). Mon ami R.G. paie cent dix euros par mois pour envoyer son enfant de dix ans à l’école. Comme il est généreux et veut aider les plus démunis, il finance les frais de scolarité de sept ou huit enfants de son village natal, Payan, ainsi font aussi beaucoup de ses collègues. Mais les enfants qui ne trouvent pas de bienfaiteur, que font-ils ? Eh bien, ils ne vont pas à l’école. Un Haïtien sur deux est analphabète.
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La littérature marche bien, en Haïti, on le sait, et les bons écrivains font foison, Jacques Roumain, René Depestre, Jean Métellus, Frankétienne, Dany Laferrière, Lyonel Trouillot… et maintenant Yanick Lahens, qui vient d’obtenir le Fémina pour son roman « Bain de lune ». Elle enseigne à l’université de Port-au-Prince. Les Haïtiens sont très fiers de son succès. Malheureusement, il est impossible de trouver son livre dans les rares (une ou deux) librairies de Port-au-Prince ou de Pétionville (en réalité, il y a une seule librairie, qui se nomme « La Pléïade », sise dans un complexe de commerce de luxe à Pétionville – fermée le samedi dès 16 heures ! – et qui possède une succursale à Port-au-Prince dans le quartier des universités – fermée le samedi dès midi !). Trois cents exemplaires avaient été envoyés par l’éditeur (Sabine Wespieser) mais ils étaient déjà vendus avant leur arrivée.
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Haïti parle le Créole haïtien (et non le Français). Les linguistes considèrent aujourd’hui que les créoles sont des langues à part entière (et non des dialectes, des pidgins ou je ne sais quoi). Ils ont tous, de fait, des propriétés linguistiques remarquables. Le temps et l’aspect sont marqués en créole de façon intéressante. On dit Pyè ap manje yon pom pour dire que Pierre est en train de manger une pomme. Sans marqueur ‘ap’, cela donne Pierre a mangé une pomme, et on dit Pyè pral manje yon pom pour dire que Pierre va très prochainement en manger une, de pomme. Si ‘ap’ est utilisé avec un verbe statif, cela donnera un ‘futur certain’ au lieu d’un présent à la forme progressive. Un linguiste qui se trouvait là lors de mon passage, André Thibaud, connu pour ses travaux sur les langues romanes et sur le Français colonial, disait que cela ressemblait au Français du Québec. ‘ap’ serait l’abréviation de « après », comme quand les Québécois disent : « je suis après téléphoner à mon chum », et que ‘pral’ serait l’abréviation de « pour aller », comme quand ils disent : « je suis pour aller faire un tour en ville ». Ainsi l’observation des créoles et des langues parlées au Québec ou en Acadie nous renseigne sur ce que devait être l’état du Français à l’époque de l’établissement des premières colonies, au XVIIème ou au XVIIIème siècle.
Le créole haïtien est également très riche en déterminants quantifieurs, ce dont on peut juger par cette liste non exhaustive :
Kèk, anpil, tikal, tizing, tikras, titak, tibout, plizyè, pifo, yon tiponyen, yon tizuit, yon kolon, yon pakèt, yon lo, yon pli, yon seri, yon bann, yon latriye, yon dividal, yon chay, yon lavalas, yon mago, yon babako, yon priz, yon mezi, yon pot, yon grenn, yon krey, yon makon…
On peut reconnaître de très loin, dans cette liste, quelques origines françaises, ‘tibout’ bien sûr, c’est un petit bout, ‘yon chay’ c’est une charge, ‘babako’ c’est beaucoup, mais c’est aussi ‘barbecue’, autrement dit on l’utilisera pour dire qu’on a beaucoup… mangé, ‘yon lavalas’ c’est une sacrée lavasse, un sacré torrent, bref beaucoup de gens, d’où la reprise du mot dans le nom d’un parti politique, celui de l’abbé Aristide, ‘yon priz’, c’est une prise, comme une prise de tabac , ‘yon mezi’, une mesure, ‘yon pot’, un pot, ‘yon grenn’ une graine et ainsi de suite…
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La population de Port-au-Prince est énorme, mais difficilement évaluable compte tenu de l’absence de recensement possible et de son accroissement incessant, les estimations varient entre un million deux cent mille et trois millions cinq cent mille. Les gens construisent des habitats de fortune, sortes de cubes de ciment, terre battue ou ferraille sur les pentes abruptes des « mornes » (collines) qui surplombent la ville basse (d’autant que c’est une partie de la ville qui a été moins touchée par le tremblement de terre de 2010). Lorsqu’on circule en voiture sur la route en lacets qui monte de Port-au-Prince à Pétionville, à partir du lieudit « Le canapé vert », on est stupéfait de se trouver face à un mur, de l’autre côté du ravin : c’est un mur dressé vers le ciel, qui n’est fait que de ces habitations de fortune. Un peu plus loin, ce mur se pare de couleurs gaies. R. G. me dit que la peinture a été payée par l’actuel régime. Ils ont repeint la misère, me dit-il.
Au bord de la route, la foule est grouillante. Tout se passe sur le trottoir. En passant, depuis la voiture où je suis installé, j’entends un hurlement. Je tourne la tête. Une femme est en train de se faire « soigner ». Visiblement, elle a le bras cassé. Un comparse lui enlève son bandage. Elle tient difficilement son bras à l’horizontale. Elle hurle de douleur.
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L’adoption d’enfants haïtiens semble être encore une affaire qui marche. A mon hôtel, une famille française séjourne, avec deux petites filles, d’environ quatre et cinq ans. L’une des deux femmes parle particulièrement fort. La voilà investie d’un rôle de mère, visiblement très nouveau pour elle. Elle montre à l’enfant sa future chambre, dans sa future maison française. « Là, tu vois, maman a poncé le parquer », « maman a verni le parquet », « oh ! maman s’est bien amusée ». Le lendemain, au petit déjeuner : « maman a décidé que tu allait changer de nom. C’est maman qui a décidé de ton nouveau nom. Maintenant, tu t’appelleras « Camille ». Répète : Camille ! – Cami’ – Camille ! – Cami’ ». Le surlendemain : « il faut que tu parles français maintenant. Si tu continues de parler créole, on ne te comprendra pas en France, tu sais. Alors, à partir de maintenant, tu parles français ». L’enfant ne comprend rien. Elle joue avec des ballons multicolores.
photo extraite du site goista.com
Merci, très intéressant.
D’Haïti, je ne connais que le tremblement de terre, quelques écrivains… et la visite récente que j’ai pu faire à la peinture d’Hervé Télémaque, exposé au Centre Pompidou, qui en est originaire.
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