Un livre comme celui d’Ôé laisse définitivement songeur (voir billets antérieurs)… quid de cette idée (sérieuse ou loufoque ?) que la seule manière de s’en sortir face à la violence globale, qui émane des multinationales, des puissances financières, des groupes tentaculaires qui détruisent notre planète, menacent notre équilibre et notre santé, serait d’user de micro-violences, comme faire exploser des tours urbaines (après les avoir vidées de leurs habitants, bien sûr) et s’en prendre à tous les symboles de cette puissance aveugle ? C’est peut-être ce que pensent les auteurs de ce petit manifeste, paru
récemment avec le titre « à nos amis » et présenté comme l’œuvre d’un « comité invisible », c’est aussi sans doute ce que pensent les activistes qui agissent sur les chantiers, ceux du Lyon-Turin, de Notre-Dame des Landes ou bien du barrage de Sivens, voire, nouvellement mis sur la sellette, celui du « Center Parc » tout près de Grenoble, à Roybon, en Isère. Ôé a une attitude très ambiguë face aux arguments de son « ami », voire « double », l’architecte Shigeru… A vrai dire, il ne le contredit pas tellement et il n’a la ressource finalement que de détourner la violence contre lui-même ou plutôt contre ses biens puisque sa résidence secondaire vole en éclats (non sans avoir mortellement blessé un jeune ouvrier). Ceci est particulièrement troublant. Si en effet, nous sommes persuadés d’une catastrophe inéluctable, alors nous sommes singulièrement coupables de ne pas agir, mais quelle action est valide ? La non violence a ses limites, cela a été montré par l’échec des revendications des Tibétains face à la toute puissance de la Chine. Mais en même temps, si on a fait vœu de pacifisme, comment se résoudre à l’acceptation d’actes violents ? Je trouve de quoi alimenter la réflexion sur ce sujet dans un beau papier paru dans Libération de samedi 29 et dimanche 30 novembre, écrit par le philosophe Frédéric Worms. Il ne résout pas le problème, loin de là, mais il a le mérite de poser les termes de la question différemment de ce que nous trouvons sans arrêt dans les mots répétitifs des chroniqueurs matinaux et l’assemblée des médias bien pensants. Worms part d’une interrogation sur la guerre (celle de 14) et ce qui la rend possible. Une analyse schématique nous convainc aisément que ce sont « les intérêts » en conflit qui sont la cause des guerres, mais c’est évidemment insuffisant puisque les gens, des jeunes surtout, se battent et le font avec conscience, et honneur, disent-ils. Il faudrait donc voir dans ce sens de l’honneur (selon le philosophe Alain) le moteur de la guerre. Il est, reconnaissait déjà Platon, des passions nobles, comme le sentiment de l’honneur ou l’ardeur pour la justice. « On aura beau faire, l’ardeur pour la justice est encore là, avec ses conséquences extrêmes qui marquent l’époque. On en sera toujours surpris, au risque de tout confondre : les affrontements autour d’un barrage dans le centre de la France, les engagements lointains dans une violence extrême, mais aussi les migrations désespérées pour accéder à des ressources ou les engagements « sans frontières » ». Et il ne faut évidemment pas confondre ces passions légitimes, cette ardeur, avec les discours des pouvoirs qui les manipulent. Il faut critiquer, comme dit Worms, « ceux qui manipulent, idéologiquement, politiquement, la colère ». Mais à la fin, cette colère reste, elle alimente la « générosité subjective ». Je sais gré à Worms de mettre sur le même plan les jeunes qui protestent contre un barrage inutile, ceux qui s’engagent dans ces combats qui nous paraissent absurdes du côté de la Syrie et ceux qui bravent tous les dangers pour accoster sur nos côtes. Je sais que cet alignement est scandaleux pour beaucoup, mais s’il l’est en effet, ce n’est pas à cause des passions qui se révèlent à travers eux, mais uniquement à cause des discours qui les manipulent. L’homme est destiné à disparaître, dit Ôé, mais il disparaîtra en résistant. Quelle forme doit avoir cette résistance ? C’est bien sûr à réfléchir, toutes les causes et toutes les actions ne se valent pas. Nul doute que la cause de la Terre et de nos vies ne soit au premier rang des priorités. Mais il y a aussi celle des migrants, surtout de ceux qui viennent de ces horizons de misère, de guerre et de souffrance et qui sont poussés à venir en Europe. Soumis à des filières et des passeurs sans scrupules ? Oui, mais des êtres, dont on ne saurait oublier qu’ils ont joué leur vie dans l’histoire. Même si nous regrettons la violence, nous sommes bien obligés de la prendre en considération si c’est pour réveiller les consciences. C’est aussi ça un peu, me semble-t-il, la leçon du tellement puissant roman d’Ôé. Et qui a des chances de se révéler de plus en plus utile par les noirs temps qui courent, où le FN et Sarkozy rivaliseront de discours de pouvoir, tous autant mensongers et manipulateurs.
Commentaires récents
- Joséphine Lanesem dans Une journée à Paris : d’Esther Duflo à Lucie Geffré
- alainlecomte dans Benjamin, problèmes de classes, problèmes de genres
- aline angoustures dans Benjamin, problèmes de classes, problèmes de genres
- alainlecomte dans Questions à 2023
- bpmakemo dans Questions à 2023
- Finir | lesensdesmots dans Défense d’Ernaux
- aline angoustures dans Art et musique en Suisse romande
- Girard A dans Cette année-là, nous eûmes la guerre
- aline angoustures dans Défense d’Ernaux
- Girard A dans Défense d’Ernaux
-
Articles récents
Archives
- janvier 2023
- décembre 2022
- novembre 2022
- octobre 2022
- septembre 2022
- août 2022
- juillet 2022
- juin 2022
- mai 2022
- avril 2022
- mars 2022
- février 2022
- janvier 2022
- décembre 2021
- novembre 2021
- octobre 2021
- septembre 2021
- août 2021
- juillet 2021
- juin 2021
- mai 2021
- avril 2021
- mars 2021
- février 2021
- janvier 2021
- décembre 2020
- novembre 2020
- octobre 2020
- septembre 2020
- août 2020
- juillet 2020
- juin 2020
- mai 2020
- avril 2020
- mars 2020
- février 2020
- janvier 2020
- décembre 2019
- novembre 2019
- octobre 2019
- septembre 2019
- août 2019
- juillet 2019
- juin 2019
- mai 2019
- avril 2019
- mars 2019
- février 2019
- janvier 2019
- décembre 2018
- novembre 2018
- octobre 2018
- septembre 2018
- août 2018
- juillet 2018
- juin 2018
- mai 2018
- avril 2018
- mars 2018
- février 2018
- janvier 2018
- décembre 2017
- novembre 2017
- octobre 2017
- septembre 2017
- août 2017
- juillet 2017
- juin 2017
- mai 2017
- avril 2017
- mars 2017
- février 2017
- janvier 2017
- décembre 2016
- novembre 2016
- octobre 2016
- septembre 2016
- août 2016
- juillet 2016
- juin 2016
- mai 2016
- avril 2016
- mars 2016
- février 2016
- janvier 2016
- décembre 2015
- novembre 2015
- octobre 2015
- septembre 2015
- août 2015
- juillet 2015
- juin 2015
- mai 2015
- avril 2015
- mars 2015
- février 2015
- janvier 2015
- décembre 2014
- novembre 2014
- octobre 2014
- septembre 2014
- août 2014
- juillet 2014
- juin 2014
- mai 2014
- avril 2014
- mars 2014
- février 2014
- janvier 2014
- décembre 2013
- novembre 2013
- octobre 2013
- septembre 2013
- août 2013
- juillet 2013
- juin 2013
- mai 2013
- avril 2013
- mars 2013
- février 2013
- janvier 2013
- décembre 2012
- novembre 2012
- octobre 2012
- septembre 2012
- août 2012
- juillet 2012
- juin 2012
- mai 2012
- avril 2012
- mars 2012
- février 2012
- janvier 2012
- décembre 2011
- novembre 2011
- octobre 2011
- septembre 2011
- août 2011
- juillet 2011
- juin 2011
- mai 2011
- avril 2011
- mars 2011
- février 2011
- janvier 2011
- décembre 2010
- novembre 2010
- octobre 2010
- septembre 2010
- août 2010
- juillet 2010
- juin 2010
- mai 2010
- avril 2010
- mars 2010
- février 2010
- janvier 2010
- décembre 2009
- novembre 2009
- octobre 2009
- septembre 2009
- août 2009
- juillet 2009
- juin 2009
- mai 2009
- avril 2009
- mars 2009
- février 2009
- janvier 2009
- décembre 2008
- novembre 2008
- octobre 2008
- septembre 2008
- août 2008
- juillet 2008
- juin 2008
- mai 2008
- avril 2008
- mars 2008
- février 2008
- janvier 2008
- décembre 2007
- novembre 2007
- octobre 2007
- septembre 2007
- août 2007
- juillet 2007
- juin 2007
- mai 2007
- mars 2007
- février 2007
- janvier 2007
- décembre 2006
- octobre 2006
- septembre 2006
- août 2006
Catégories
- Académie
- Actualité
- Afrique
- Amour
- Aquarelle
- Art
- Bavures policières
- Bébés
- BD
- Billevesées
- Catastrophe
- Ce blog
- Chine
- Ciné
- Civilisations
- Contes et nouvelles
- Cyclisme
- Danse
- Débats
- Drôme provençale
- Ecole
- Elles
- Enfance
- Etats-Unis
- Extraits littéraires
- Films
- Fin de l'histoire
- Haïti
- Histoire
- Images
- Immigration
- Inde
- Internet
- Japon
- Jeux
- La Ronde
- Ladakh
- Ladakh
- Langage
- Lecture de Badiou
- Lecture de Hegel
- Lecture de Spinoza
- Livres
- Ma vie
- Médias
- Montagne
- Musique
- Nature
- Non classé
- Nouvelle
- Ouessant
- Paris
- Philosophie
- Photographie
- poésie
- Politique
- Promenades
- Racisme
- Religion
- Repentance
- Roms et demandeurs d'asile
- Séminaires
- Science
- Société
- Souvenirs
- Sports
- Suisse
- Télévision
- Terre et environnement
- Théatre
- Tibet
- Uncategorized
- Université
- Utopies
- Vie locale
- Villes
- Voyages
- Voyages en France
- Web/Tech
- Weblogs
Méta
Blogroll
- Aeon
- Aquarelles, papiers, pinceaux
- à mi-voix
- des petits riens
- Du texte au texte
- Embrasure
- Escalades, ski, parapentes, expés
- Exploration spatiale: le blog de Pierre Brisson
- Gilbert Pinna, le blog graphique
- Hady Ba's weblog
- Hypothèses
- In the writing garden
- iphilo
- Jean-Philippe Toussaint
- KIKI SOSO LARGYALO – mon ancien blog, sur le site du Monde –
- L'arbre à palabres
- L'intervalle
- La distance au personnage
- La France byzantine
- Lali tout simplement
- Le blog de Guy
- le blog de Paul Jorion
- Le blog de Thomas Piketty
- Le jardin aux chansons qui bifurquent
- Le populaire dans tous ses états
- Le sens des mots
- Le Tiers-Livre
- Learn WordPress.com
- lignes de fuite
- Lorette Nobécourt
- Métaphysique Ontologie Esprit
- Métronomiques
- même si
- mo(t)saïques
- Mot à maux
- Nervures et entailles
- Patrice Beray
- Paumée
- poezibao
- Polygone-portail
- Promenades en ailleurs
- Recours au poème
- science étonnante
- strass de la philosophie de Jean-Clet Martin
- Sylvano S/B
- terres de femmes
- WordPress Planet
- WordPress.com News
Rubriques de Kiki Soso Largyalo
-
Rejoignez les 254 autres abonnés
Il faut sans doute en revenir à Kant et ses maximes sur la loi morale (avant que ses livres ne soient brûlés par des intégristes).
Le but ou « la fin » désirée peuvent être mis alors en regard des moyens mis en œuvre pour y accéder : 3 000 morts dans l’attaque des Twin Towers au nom d’un Islam revisité de traviole, ça donne à réfléchir, en effet.
Le « Comité invisible » n’a sans doute pas ce genre d’exploit en tête : les résistances individuelles et autres ZAD montrent peut-être la voie (mi-pacifique, mi-occupatrice, comme récemment à Hong-Kong) d’actions intelligentes.
J’aimeJ’aime
j’ai un peu corrigé mon texte, pour qu’il n’y ait pas d’ambiguïté. Je précise qu’il s’agit ici d’une interrogation sur la signification du roman d’Ôé, signification qui est elle-même ambiguë (mais cette ambiguïté semble être le fondement de ses positions philosophico-politiques). Il reste que ce sur quoi je veux insister ici c’est la différence à faire, comme l’a bien faite Worms, entre passion de la justice (ou de la vérité) et manipulation de cette passion. C’est au prix de cette distinction, peut-être, que nous pouvons arriver à « comprendre » quelque chose à tous ces phénomènes humains que nous ne pouvons pas nous contenter de condamner, en en ignorant les causes.
J’aimeJ’aime
Je ne connais pas Kant. Je ne le lirai pas. Je me méfie de la philosophie occidentale en ce moment.
Je ne lis pas Kant parce qu’il me semble que les fondements même de l’investigation philosophique reposent sur la définition des mots.
Je crois qu’on peut, en tant que philosophe, définir les mots, mais je crois aussi que les mots ne se laisseront jamais enfermer dans les définitions/boites, comme les philosophes aimeraient pouvoir le faire, de manière volontariste.
Autrement dit, alors qu’il me semble que la philosophie repose sur la… croyance ? foi ? qu’on peut et doit éliminer l’ambiguïté des mots, les grands récits mythologiques fondateurs, ainsi que la grande littérature, jouent avec l’ambiguïté des mots qui fait la grandeur et la tourmente de la condition humaine. (lire « Macbeth », « Le Roi Lear » ou « Othello » pour confirmation)
Je crois aussi que nous méconnaissons terriblement la nature du pouvoir en ce moment, ainsi que les rapports très ambiguës entre ce que nous réduisons au couple binaire de « dominés/dominants ».
Triste, tout de même, notre haine du manuel, au point de stigmatiser la manipulation…
Vous avez lu la série de Herbert, « Dune » ? C’est une oeuvre presque légendaire où Herbert regarde de très près les enjeux du pouvoir, et combien la puissance des « faibles », conjugué au pouvoir des mots, est le moteur du monde, loin de ce qu’un regard naïf sur la marche du monde pourrait laisser croire.
Oui, pour avoir le courage de voir que l’homme ou la femme mus par un idéal est un être.. passionné, peu enclin à entendre « raison ». Mais la passion de la raison est peut-être la pire de toutes, si tant est que L’ORDRE SOCIAL doit condamner la passion…
Probablement un des grands drames de nos existences occidentales, pour beaucoup d’entre nous, en tout cas, est de sentir à quel point elles doivent être raisonnables et… non violentes, avec nos pulsions sublimées dans l’entreprise de mettre la viande et les pommes de terre sur la table (n’oublions pas l’énorme industrie des loisirs/divertissements, chargée également de nous donner des supports pour sublimer nos pulsions quand nous ne sommes pas au travail..) De petites vies bien tranquilles où nous peinons même à imaginer les risques d’exister, pour ne pas parler de la mort qui est le terme de toute vie.
A suivre plus tard…
J’aimeJ’aime