En surplomb de la vallée de l’Isère, à la verticale d’Izeron, le hameau de Montchardon et son Centre Tibétain de Karma Mygyur Ling : un peu de Tibet en Dauphiné, un silence rempli des mantras qui ne sont dits qu’en pensée par la multitude des apprentis ; l’agitation ne vient que par le claquement des drapeaux, ou, très rarement, la sonnerie d’une cloche grave indiquant l’irruption d’un moment singulier (fin d’une session de méditation par exemple). J’achète deux livres à la librairie : une anthologie des plus beaux textes tibétains choisis par Mathieu Ricard et le recueil de poèmes Mudra écrits par Chögyam Trungpa, et traduits par Patrick Mandala. Chögyam Trungpa (1940 – 1987) fut un grand maître du bouddhisme ayant influencé Allen Ginsberg. En retour, celui-ci lui fit connaître Rimbaud et Apollinaire. Doté d’une destinée singulière et solitaire, Chögyam s’est retrouvé en Angleterre après sa fuite du Tibet, où il se sentit très seul, et eut un accident de voiture qui lui fit connaître de longues semaines d’hôpital au cours desquelles son chemin spirituel devait se préciser. A l’occidental naïf, relativement dépourvu de culture bouddhique, ce qu’il écrit semble étrange, déviant par rapport à une série d’idées préconçues sur le bouddhisme. Ainsi se méfie-t-il de tout effet de secte, et même refuse-t-il de monnayer son savoir à un moment où cela lui aurait permis d’éviter un trop fort sentiment de solitude et de pauvreté. Il paraît errer tel un mendiant, hors des chemins battus et se reconnaissant seulement dans une lignée minoritaire, celle de Petrül Rinpoche (1808 – 1887) et de Jigmé Lingpa (1729 – 1798). Voici ce qu’il dit d’ailleurs à ce sujet :
La grande bénédiction de cette lignée victorieuse m’a sauvé de la moderne et bruyante bande de perroquets qui pérorent comme sur une place de marché à propos des précieux joyaux des enseignements que sont Mahamudra, Maha Ati et Madhyamika
Dans un de ses chants (celui de la séparation) il écrit aussi, s’adressant à son premier maître, Gangshar Wangpo :
La connaissance de l’être est le maître accompli.
Où que j’aille, il est à mon côté ;
Comme le maître n’est autre que moi reposant en lui,
Eloigne-moi de ceux qui parlent au nom d’une secte ou d’un groupe.
et aussi :
…
Eloigne-moi des dieux que fabrique l’humanité
Après son accident, il écrit, à l’hôpital général de Newcastle, un véritable hymne à l’amour (L’amour est quelque chose de profond, / D’infiniment profond,/ En vérité, il est le flux/ De l’univers. / Sans amour rien n’est créé.), et, dans un autre poème : personne n’est dans et ne tombe dans. / Personne n’est possédé par un autre.
Son geste lyrique ne manque pas d’élégance :
Si la lune apparaît dans le ciel –
Cela suffit pour montrer la grâce de ton geste
Si la lune apparaît dans ton esprit –
Comment, alors, en montrer la grâce ?
Dans sa belle préface, Fabrice Midal insiste encore sur la particularité du bouddhisme pratiqué par Chögyam Trungpa : loin de la recherche d’une quiétude, voire d’un calme mental reposant, comme sont sûrement tentés de les rechercher maints adeptes de la méditation en terre occidentale, qui voient là un moyen thérapeutique, pendant que leurs gourous y voient souvent… une source de profit, le lama-poète cherche surtout à libérer un espace – peut-on le dire « intérieur » alors que la tradition philosophique en question ne voit guère de distinction entre intérieur et extérieur ? – En langage technique, dit Midal, « Chögyam Trungpa a toujours refusé de dissocier shamanta et vipashyana, l’attention et la présence ouverte. Plus radicalement même, cette pratique ne fait sens que dans la perspective ultime du Maha Ati selon laquelle il n’y a rien à acquérir, rien à changer, où l’esprit et l’espace ne sont plus distincts ».
Peut-on voir dans ces textes une leçon pour l’avenir, quand l’homme et la femme, revenus de tout, et particulièrement de toutes les idéologies, comprendront qu’il n’y rien à attendre d’une vague « humanité », ou d’un quelconque dieu, seulement à attendre d’eux-mêmes et de la force de leur pensée.
(Past and present, calligramme et calligraphie tibétaine de Trungpa Rinpoche)
La sagesse est hélas fortement boudée dans notre monde « politique ».
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et en ce moment on ne peut pas parler de sagesse dans le monde où est donc passé l’amour, où est donc le commandement aimez-vous les uns les autres
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