Philosophie et littérature

En ce siècle, mais déjà depuis le précédent, si tôt que vous êtes concerné par le champ philosophique, il vous faut choisir votre camp : « analytique » ou « continental ». Appellations absurdes, bien évidemment : en quoi et comment un adjectif géographique pourrait-il s’opposer à un concept tel celui « de l’analyse » ? Mais c’est ainsi. Disons, en gros, que le premier camp, territorialement surtout concentré en Amérique du Nord et en Angleterre, tire les conséquences d’une analyse propositionnelle inspirée par la logique (en particulier les travaux de Frege), ayant commencé par un « tournant linguistique » qui voulait que les problèmes métaphysiques se dissolvent grâce à l’étude du langage (mais ayant évolué vers bien d’autres choses, puisqu’il existe même aujourd’hui une « métaphysique analytique »), et que le second, représenté surtout par la philosophie allemande, fait assez peu de cas de la logique (voire de la science) pour se concentrer sur la phénoménologie, l’existentialisme etc. On y trouve bien sûr Heidegger (qu’on peut qualifier, sans scrupules, de philosophe nazi), mais aussi Husserl (le maître du précédent, honteusement lâché par lui), mais aussi en France quelques noms comme Derrida. On peut alors ajouter dans cette tradition « continentale » Foucault, Barthes, Deleuze, Badiou … bref ceux que d’aucuns nomment les « philosophes hermétiques ». Je ne me hasarderai pas aux classifications. Qui ranger dans quel camp ? Les intéressés ont l’air d’être très au courant, eux, mais pour moi c’est wittgensteinbeaucoup plus difficile. Ainsi, Wittgenstein est-il en général réquisitionné par les tenants du premier camp, alors que j’ai rarement lu philosophe plus obscur, au point que par moment il pourrait presque tenir la dragée haute à Derrida… mais il faut dire que beaucoup de ces philosophes logiciens, surtout au début de leur engouement wittgensteinien n’ont retenu de lui que les passages les plus positivistes du Tractatus (quitte à en faire même un vulgaire traité de calcul propositionnel, ce qu’il n’est pas, de toute évidence). Dire que « le monde est tout ce qui arrive »… ça ne mange pas de pain. Mais quand on dit : « 6.522 – il y a assurément de l’inexprimable. Celui-ci se montre, il est l’élément mystique », là, silence. Que faire de ça ? Bien sûr, il existe une interprétation de Wittgenstein qui le tire vers le mysticisme. On est alors à des années lumières de la pensée positiviste qui anime la plupart des écrits « analytiques ». Peut-être des philosophes « continentaux » se sont-ils alors montrés plus proches de cette « délimitation de l’inexprimable » requise par le philosophe autrichien que ne l’ont été maints analytiques… Je lisais hier sur FB (c’est fou ce que l’on parle philosophie sur les réseaux sociaux !) le commentaire de quelqu’un en réponse à une profession de foi analytique, qui disait en substance : « vous êtes bien gentils, mais moi, quand j’ai eu envie de mieux me connaître, de mieux comprendre les sentiments des autres autour de moi, de mieux comprendre ma situation dans le monde, j’ai appris davantage chez Deleuze, Lacan ou Foucault que chez les philosophes analytiques – à l’exception, disait-il, de Richard Rorty ». J’ajouterai aussi : par la littérature.

pascalengel(un philosophe analytique)

Les philosophes analytiques donnent souvent l’impression, notamment en France, d’être de vieux barbons engoncés qui n’ont jamais frémi à la lecture d’une ligne de poésie. Certes, vous leur parleriez de Hugo ou Lamartine encore, ils vous diraient leur admiration, mais sitôt que se trouverait franchie la barrière Apollinaire, il n’y aurait plus personne. Poésie, jeu de mots ? Un digne représentant de l’Ecole (au double sens, « Ecole » pouvant aussi désigner ici l’Ecole, la seule, la vraie, entendez la Normale Supérieure…) utilise, pour en parler, le terme de « conception thaumaturgique » de la littérature (Pascal Engel, « Littérature et connaissance » dans la dernière livraison de La Quinzaine littéraire, n° 1089), ce qui, à la lettre, signifie une conception de la littérature comme un tour de passe-passe, faiseuse de « miracles » (au sens très péjoratif du terme). Il vise principalement Mallarmé et Maurice Blanchot. Je ne me hasarderai pas à écrire en soutien à ce dernier (que je connais trop mal pour cela), d’autant qu’il est un fait que certaines de ses formulations extrêmes, surtout quand elles sont extraites de leur contexte, peuvent aujourd’hui faire sourire (du genre « ce n’est pas nous qui lisons les mots, ce sont les mots qui nous lisent » etc.), mais tout de même, ces attaques ne témoignent-elles pas d’une grande insensibilité à la question de la poésie, voire plus généralement à la question de l’écriture ?

quinzaine_993.qxpSi des gens écrivent, ce n’est pas, en général, pour « décrire des états de faits ». On peut comprendre chez certains auteurs, le souci de s’effacer en tant que sujet narrateur. J’ai déjà parlé ici d’Annie Ernaux. On obtient alors une « écriture blanche », mais qui est encore un effet d’écriture. C’est dire que le sujet ne s’efface jamais. S’il est une question qui semble maudite pour la tradition analytique, c’est bien celle-là, justement, qu’on peut dire « la question du sujet ». Comment ça dit « je » ? (comme questionne Lorette Nobécourt dans une interview récente). Comment le « je » advient-il ? Qui ne voit que toute la littérature (en tout cas contemporaine) est traversée par cette question ? Ecrire, c’est « s’écrire ». Comme s’il n’y avait pas, avant le geste d’écrire, de « je » pré-existant mais qu’il n’existait que par l’acte (j’entends ici « écrire » d’une manière quelque peu métaphorique, il ne s’agit pas nécessairement « d’écrire un livre », mais de toutes les activités conscientes de notre vie pratique par lesquelles nous posons des actes qui peuvent s’apparenter à l’écriture, comme photographier, peindre, ou simplement lire…).

La question qui se trouve en général posée par les philosophes « analytiques » est celle du rapport de la littérature à la connaissance (c’est le thème de l’article de la Quinzaine déjà cité) : qu’est-ce que j’apprends en lisant ? En voilà une, de question ! Une question qui ne se pose qu’à partir d’un espace clos au sein duquel on a décidé qu’il ne pouvait y avoir de sens à la littérature qu’à communiquer des idées, d’une manière en quelque sorte « pédagogique ». Pascal Engel (puisque c’est de lui qu’il s’agit)  ne voit que trois options possibles, en guise de réponse (si on souhaite éviter deux écueils : la conception thaumaturgique ( !) et la résignation à faire que « la littérature ne puisse relever que de la poétique et de la rhétorique ») : 1) l’assimilation de la connaissance littéraire à une connaissance vécue, 2) la conception de la connaissance littéraire comme interprétation, 3) l’expression d’un savoir pratique. Ces trois solutions sont problématiques : si nous commençons par la dernière, il est évident que nous n’apprendrons pas à naviguer sur les mers du Sud en lisant Conrad ( !). La deuxième présuppose toujours un savoir sur notre culture particulière, la littérature ne faisant que nous proposer de nous reconnaître dans les traits d’un monde partagé (lire pour dire finalement : « oui, comme c’est bien ça », un peu comme les bourgeois du XIXème devant les tableaux réalistes). La première est également rejetée, au nom d’un argument qui me semble curieux et me touche particulièrement. Cette conception, dit Engel, « assimile la connaissance littéraire à la connaissance de ce que des philosophes comme Thomas Nagel appellent le « quel effet cela fait », ou de ce que Beckett appelle le « comment c’est » ». On sait que Nagel est l’auteur d’un fameux article, intitulé « Qu’est-ce que cela fait, d’être une chauve-souris ? », dans lequel il souhaite montrer que quels que soient les progrès des sciences cognitives, on n’arrivera jamais à rendre compte du sentiment d’être soi, de la même manière que nous ne saurons jamais ce que cela fait, d’être une chauve-souris… Engel a une comparaison glaçante, et, à mon avis, assez scandaleuse, car il dit : « si près que nous puissions nous approcher de ce que furent les camps soviétiques en lisant Chalamov, on ne peut pas dire que nous sachions comment c’était ». Et cette conception se trouve balayée ainsi, d’un trait.

Or, moi qui sors des écrits de Charlotte Delbo, je peux dire que, s’il est vrai que ce n’était pas « comme si j’y étais vraiment » – entendez par là que je suis bien portant, je n’ai perdu ni mes dents ni mes cheveux etc – c’était quand même une expérience, et qui relève du vécu. J’ai dit plus tôt sur ce blog, mes impressions de lecture et ce que j’en tirais comme conception de la transcendance en littérature : les écrits de Charlotte Delbo, en faisant d’Auschwitz un sujet de littérature, loin de « banaliser » les camps les font entrer définitivement dans la mémoire des générations futures. Les mots choisis, notamment le poème d’ouverture (sur « une gare où ceux qui arrivent ne sont jamais arrivés ») donnent à tout jamais le sentiment de l’horreur et de la désespérance attaché à ce lieu. Est-ce que, ayant lu Charlotte Delbo, je ne peux pas légitimement dire que je sais – un peu – comment c’était ? Devrais-je, pour être plus légitime, me mettre moi-même au régime d’Auschwitz, quitte à en mourir ? Non.

S’il y a « connaissance » en littérature, elle est donc là. Non pas dans un « savoir » qui s’apparenterait à un savoir « propositionnel » (je dis que « la marquise est sortie à cinq heures » parce que, en effet, la marquise est sortie à cinq heures) – et de ce point de vue, je m’accorde avec les philosophes analytiques : elle n’a rien à voir avec la philosophie, mais dans la construction d’une œuvre qui parachève le réel en le transcendant. Et en ce sens, il n’y a pas de raison de vouloir écarter cette littérature taxée de « thaumaturgique » qui, quel que soit son hermétisme, est lue (ce qui est bien le critère définitif pour juger d’une œuvre ! si je la lis, c’est qu’elle m’apporte quelque chose, et personne n’est en droit alors de mettre en doute ce qu’elle m’apporte).

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19 commentaires pour Philosophie et littérature

  1. D’après certains qui pratiquent l’analytique au lit, la lecture ne serait d’aucune utilité (sauf, sans doute, celle de leurs propres cogitations).

    Laissons-les à leur solipsisme, leur simplisme et lisons ce qui nous attire, nous retient, nous émerveille, nous émeut et nous apprend autre chose que les ratiocinations d’intellectuels fatigués, fatigants et vite oubliés par bonheur.

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  2. hadyba dit :

    Je me serais attendu à ce qu’un philosophe analytique soutienne que l’un des rôles de la littérature est de nous permettre d’atteindre la partie de l’expérience humaine qui échappe nécessairement à la dissection par nos outils philosophiques mais n’en est pas moins importante. Une différence entre analytiques et continentaux résiderait dans la modestie du premier qui reconnaîtrait les limites de son propre monde pour emprunter une expression de Wittgenstein.

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    • alainlecomte dit :

      oui, bonjour Hady! en effet on pourrait s’attendre à cela, mais ce n’est pas ce qu’ils disent. D’ailleurs il me semble qu’il y a une contradiction entre le fait de dire, à tout bout de champ, qu’il ne faut pas confondre philosophie et littérature (ce en quoi je suis assez d’accord avec eux) et celui qui consiste à prétendre légiférer, aussi, dans le domaine de la littérature, ce qui fait que je ne les prends pas pour aussi modestes qu’ils veulent s’en donner l’air!

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  3. engel pascal dit :

    Cher Alain Lecomte

    Merci d’avoir relevé cet article. Mais je crains hélas de ne pas m’être bien exprimé et d’avoir prêté au malentendu, ou, pire, au procès d’intention. Je n’ai à aucun moment prétendu dans cet article parler en « philosophe analytique ». Je pose une question – que peut-on apprendre de la littérature et produit-elle une connaissance ? – dont vous semblez trouver qu’elle est parfaitement incongrue et signe d’un positivisme impénitent, mais dont je me permets de rappeler qu’elle est soulevée aussi bien par des écrivains comme Zola, James, Conrad, Valéry, Benda, Broch et Musil, et des philosophes comme Ingarden, Ricoeur ou Bouveresse, pour ne citer que quelques exemples, dont vous conviendrez qu’ils sont loin d’être tous des philosophes analytiques. J’essaie de distinguer différents sens de « apprendre » et « connaître » dans ce contexte, et je ne dis à aucun moment que la connaissance littéraire « décrit des états de faits ». A contraire je la tiens comme une forme de connaissance pratique, mais d’un type très spécial, celle de caractères à travers des cas. Je ne soutiens absolument pas la thèse que vous m’attribuez, selon laquelle la littérature enseigne et communique des vérités factuelles (« il n‘est pas question de supposer que l’oeuvre littéraire puisse nous proposer des vérités démontrables ou vérifiables ») et même si j’admets que la connaissance littéraire a quelque chose à voir avec la connaissance morale, je dis clairement que ce n’est « pas au sens où ce savoir nous mettrait en présence de vérités morales enseignables ». Enfin quand je dis que la connaissance littéraire ne peut être une connaissance d’un vécu par expérience, je n’entends pas nier qu’on puisse, en lisant Primo Levi ou Chalamov, avoir une connaissance indirecte de ce vécu, ni qu’on éprouve des émotions, mais dis simplement que cela ne peut pas être l’expérience de l’écrivain telle qu’il l’a vécue lui-même à la première personne. Pensez-vous réellement que si je pouvais, tel Gregor Samsa, un jour me réveiller dans la peau d’une chauve-souris, je pourrais ensuite communiquer par l’écriture littéraire on expérience de comment c’est d’être une chauve-souris ? Enfin, la remarque qui sous-tend l’ensemble de l’article – les philosophes analytiques sont incapables d’apprécier la poésie, ou d’éprouver des émotions en lisant des romans – je suis prêt à la considérer comme un lapsus blogi ( l’équivalent pour les blogs du lapsus linguae).

    pe

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    • alainlecomte dit :

      Cher Pascal Engel,
      Merci de ce commentaire, auquel je m’empresse de répondre. Il ne vous a pas échappé, j’espère, que mon billet n’est pas une attaque contre la philosophie analytique, en général. En décrivant (pour le lecteur qui ne serait pas initié) la division entre philosophie analytique et philosophie « continentale », je ne prends pas partie. De plus, si je m’étais donné plus de place et de temps (mais cela viendra sûrement dans un billet futur !) j’aurais dit ce qui me semble être une supériorité de la première sur la seconde, à savoir un sens de la rigueur, dont je conviens qu’il est souvent absent d’un Foucault par exemple (ayant entendu là-dessus la leçon de Bouveresse). Il ne fait pas de doute pour moi que la philosophie est en premier lieu concernée par la vérité (à l’encontre de ce qu’ont pu dire les philosophes qui tenaient le haut du pavé en France dans les années soixante). Mais il s’agit ici de littérature et non de philosophie et je ne pense pas que l’on puisse appliquer à la première les mêmes critères de jugement qu’à la seconde. Je suis surpris que vous vous défendiez d’avoir écrit cet article « en tant que philosophe analytique ». il se peut que, dans l’article lui-même, l’expression ne soit pas utilisée, mais vous ne sauriez nier que vous appartenez à ce courant, et d’ailleurs, sur votre blog, abordant presque le même sujet à propos d’un hommage à Maurice Nadeau, vous prenez la défense de la philosophie analytique en ces termes : « L’une des raisons de l’hostilité française envers la philosophie analytique vient de ce que dans ce pays domine encore une conception de la philosophie comme littérature et de la littérature comme philosophie. C’est la conception romantique de « l’absolu littéraire », celle de ce que Benda a appelé la France byzantine, qui va selon lui de Flaubert à Mallarmé, de Gide et à Valéry, de Paulhan aux surréalistes, et qui est celle de Blanchot et plus tard des structuralistes ».
      Je ne conteste pas que la question sur « ce que nous apprend la littérature » ait été une question abondamment posée dans le passé, par des auteurs qui ne sont pas des philosophes analytiques, mais aussi par des auteurs qui le sont, comme Bouveresse, souvent sarcastique à l’égard d’une certaine conception de la littérature qu’il assimile à une sorte de « bigoterie » (dommage qu’entrent dans cette catégorie un bon nombre sûrement des meilleurs écrivains qui, tous, plus ou moins, ont en effet porté l’idée de littérature au plus haut, je citerai pêle-mêle Duras, Jaccottet, Handke…). Je suis heureux que vous précisiez votre pensée sur ce que vous entendez par « connaissance littéraire », vous ne dites pas, en effet, qu’elle consiste à transmettre des connaissances factuelles, vous dites qu’au mieux, la littérature a une portée morale, que « elle est une forme de connaissance morale … au sens où elle nous mettrait en contact avec un certain type de caractère » et vous précisez que « les régularités de caractère… ne délimitent pas des lois, mais des cas particuliers, quasiment comme ceux auxquels a affaire la clinique ». Je ne crois pas, personnellement, que lorsque je lis Flaubert, Proust ou quelque romancier contemporain, je sois à la recherche d’une connaissance de « cas cliniques ». Beaucoup de romans exposent réellement des cas cliniques (je pense par exemple à « Grâce leur soit rendue » de L. Nobécourt, paru en 2011, qui expose un parfait cas de mélancolie) mais on ne les lit pas pour « connaître des pathologies ».
      Je suis désolé si mon propos sur une prétendue incapacité des philosophes analytiques à apprécier la poésie vous a blessé, et si c’est le cas, je vous prie de m’en excuser. Il reste que tout ce que vous dites sur la connaissance littéraire (et ne parlons pas de ce qu’en dit Bouveresse !) ne s’applique jamais au cas de la poésie, dont vous semblez fort éloigné.
      Du reste cette attaque (un peu mesquine, j’en conviens) n’est pas ce qui sous-tend l’ensemble de mon billet : ce qui le sous-tend, c’est plutôt l’insistance sur ce que j’appelle « la question du sujet » (le fameux « comment ça dit « je » »), qui doit vous paraître naïve et peu digne de réponse (peut-être n’est-ce pas une question philosophique, après tout…) mais qui pourtant se pose, et qui me semble être véritablement la seule question qui traverse les œuvres littéraires ayant une réelle portée. Mais Bouveresse dirait que je tombe dans la bigoterie…
      Amicalement (quand même !)

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  4. engel pascal dit :

    Cher Alain Lecomte

    Je suis content, que la question de savoir ce qu’on peut apprendre de la littérature ne vous paraisse pas aussi absurde que ce que vous en dites dans votre billet (je vous cite : « qu’est-ce que j’apprends en lisant ? En voilà une, de question ! Une question qui ne se pose qu’à partir d’un espace clos au sein duquel on a décidé qu’il ne pouvait y avoir de sens à la littérature qu’à communiquer des idées, d’une manière en quelque sorte « pédagogique ». »).
    Vous semblez raisonner ainsi : Pascal Engel est, ou se dit, philosophe analytique, donc quand il parle de la littérature il doit penser comme un philosophe analytique. C’est un peu comme si je disais : Alain Lecomte est mathématicien, donc quand il parle de littérature il doit penser comme un mathématicien. Les philosophes analytiques sont de toutes sortes de nos jours, et de toutes les doctrines, et quand ils parlent de littérature, ils tiennent des positions souvent opposées. Les positivistes considéraient la poésie et la littérature comme de pures expressions des émotions dénuées de valeur de vérité, et plus récemment Larmarque et Olsen tiennent la littérature comme purement expressive. Les disciples de Wittgenstein y voient l’expression d’une attitude morale devant la vie. Putnam tient la littérature comme une forme d’expérience de pensée. Martha Nussbaum y voit une connaissance morale aristotélicienne. Ces thèses notez-le, ne sont pas propres aux philosophes analytiques. Je ne vois donc pas en quoi la mention de la philosophique analytique aiderait en quoi que ce soit dans cette discussion, et je ne l’ai pas mentionnée (je ne brandis pas dans tout ce que j’écris ma carte du Parti Analytique, contrairement à ce que vous avez l’air de croire) Il me semble au contraire qu’en tenant la connaissance littéraire comme une connaissance (donc impliquant la vérité), je m’écarte assez de l’orthodoxie analytique, qui lui dénie ce statut ! Mais cela ne me rapproche pas de la conception romantique de l’Athenaeum, selon laquelle la littérature, dont l’essence est la poésie (voyez Blanchot, mais aussi Lacoue-Labarthe et Nancy, L’absolu littéraire), vise des vérités d’essence. (Au passage , vous voyez bien qu’en ce sens, je ne néglige pas la poésie, bien que je n’en aie pas cette conception romantique). Je m’écarte aussi d’une certaine orthodoxie contemporaine qui dit que la littérature produit une connaissance pratique non propositionnelle, quelque chose comme des savoir-faire ( je fais ici allusion à Landy, dont je conviens que tout le monde ne l’a pas lu, mais plusieurs conceptions inspirées de Bourdieu sont de ce genre). Les vérités que la littérature nous apporte, selon moi, sont plutôt des régularités portant sur les caractères, donc sur la nature humaine dans tous ses aspects. La littérature ne les pose pas comme les sciences sociales. Elle les montre, in situ. Quand je parle de cas, et compare avec la clinique, je ne veux nullement dire que la littérature traite ses personnages comme des cas cliniques ! Je veux dire que, tout comme le clinicien a toujours affaire à un cas singulier à partir duquel il fait des généralisations, l’écrivain fait de même, mais traite aussi des conflits de valeur. C’est ainsi que je lis Taine, qui, vous en conviendrez , n’est pas la référence principale des philosophes analytiques ! Cela me semble vrai aussi bien de littérature classique, que du roman du XIXeme siècle et de celui du vingtième siècle, même si ceux-ci, comme chez Musil ou Joyce, montrent plutôt la dissolution du caractère. Mais je ne vais pas vous exposer ici mes vues. Cet article de 7000 signes ne pouvait pas faire mieux que les suggérer (et je n’aurai pas le pédantisme de vous renvoyer à mes autres écrits sur ces sujets, dont on trouve le références sur mon site web).
    Enfin, j’avoue que je vois pas pourquoi je ne pourrais pas, comme beaucoup de philosophes analytiques , mais aussi comme beaucoup de gens qui ne sont ni philosophes ni analytiques, refuser cette assimilation si française de la philosophie et de la littérature et néanmoins ne pas renoncer à essayer de définir , en philosophe, en quoi consiste la connaissance littéraire. Je vous concède en revanche que je ne sais pas trop quoi dire de la poésie. En effet la poésie moderne, surtout à partir de la fin du XIXème siècle ne cadre pas trop avec mon analyse et semble essentiellement expressive ou thaumaturgique. Mais s’agissant de Dante, de Milton, de Goethe ou d’Hugo, elle ne me semble pas si loin de l’entreprise de connaissance.

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    • alainlecomte dit :

      Merci encore de ces clarifications et de montrer cette grande variation dans les positions que peuvent avoir les philosophes par rapport à la littérature, et dont j’ignore beaucoup. Je confesse pourtant, à ma grande honte, qu’aucune ne me satisfait vraiment… je ne critique pas le fait que vous refusiez « l’assimilation bien française de la philosophie et de la littérature » car je partage votre opinion sur ce sujet, toutefois je ne sais pas si le philosophe est le mieux placé pour dire en quoi consiste la connaissance littéraire. Après tout, pourquoi ne pas demander aux écrivains eux-mêmes? Vous me direz: ce n’est pas aux mathématiciens non plus… mais je ne le dis pas! Personnellement, un atelier d’écriture avec une écrivaine que j’estime beaucoup m’a beaucoup apporté – me semble-t-il – sur cette question (bien que Bouveresse dirait.. etc. etc.).

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  5. engel pascal dit :

    Le philosophe n’est certes pas le mieux placé pour dire ce qu’est la connaissance littéraire ( bien que par ce critère il n’est le mieux placé pour rien, de la mécanique automobile au jardinage, en passant par les mathématiques). Mais qui l’est ? Les écrivains ? Les lecteurs ? Les critiques littéraires ? Certes, mais est-ce que nous devons prendre ce qu’ils disent pour argent comptant? Pourtant bien des philosophes parlent de littérature, on dirait même qu’ils ne font que cela. Doit-on aussi prendre ce qu’ils disent pour argent comptant ? Alors, faut-il s’abstenir, s’asseoir et admirer ( ou vitupérer)? Les philosophes ne sont-ils pas aussi quelquefois écrivains et lecteurs? On a un peu l’impression que vous récusez par avance toute tentative pour dire ce que serait la connaissance littéraire. Bien des gens pourtant, disent que la littérature compte pour eux énormément, leur « apporte » , comme vous dites . Est-ce qu’il est vraiment impossible de demander quoi, et même si c’est le genre de domaine dans lequel on peut parier qu’on ne satisfera pas tout le monde, ne peut -on essayer d’en satisfaire une bonne proportion?

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  6. Alain L dit :

    Admettons en effet que le philosophe puisse parler de tout puisque sinon, il ne pourrait parler de rien, mais on peut, me semble-t-il, regretter parfois que plutôt de parler de l’objet (ou de la discipline) en lui -ou elle- même, il lui substitue un autre objet, ou une autre discipline, pour mieux en parler… Dans un autre domaine, c’est ce qui se passe par exemple avec la logique, pour laquelle on a inventé un substitut: la logique philosophique, alors que ce n’est pas cette logique là qui se développe en tant que science, aujourd’hui. Pour la littérature c’est un peu pareil, surtout à partir des bases qui sont les vôtres, c’est pourquoi je dis que, parfois, sur certains sujets, à tout prendre, je préfère encore lire des philosophes honnis car ils s’approchent davantage à mes yeux de ce qu’est le coeur de la littérature. Je ne récuse pas toute tentative de dire ce qu’est la connaissance littéraire, je suggère seulement d’autres pistes pour le dire, notamment en termes de connaissance de soi, mais cela n’a pas l’air d’entrer dans votre cadre.

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  7. engel pascal dit :

    Pardonnez moi, mais je n’ai pas dit que le philosophe peut parler de tout, mais que *si* vous me dites qu’il n’est pas le mieux placé pour parler de littérature, *alors* il n’est pas le mieux placé pour parler de quoi que ce soit.
    Je ne crois pas que ceux qui font ce que l’on appelle de la « logique philosophique » substituent à la logique un autre objet, sauf si vous considérez les logiques non classiques , comme la logique modale ou intuitionniste, comme n’étant pas de la logique. En tous cas, la lecture de revues tel que le Journal of philosophical logic, ou Studia logica ne me donne pas l’impression qu’on n’y fasse pas de logique, ie au sens où l’on établit des théorèmes, formule des systèmes, etc. Que cette logique soit celle qui intéresse plus les philosophes que les logiciens mathématiciens, je n’en disconviens pas, mais pourquoi ce domaine serait-il en soi stérile et non scientifique? A moins que vous ne vouliez dire par « logique philosophique » les réflexions des philosophes sur la logique, auquel cas ce n’est pas en effet de la logique, mais de la philosophie, qui peut être bonne ou mauvaise, et dont on ne voit pas pourquoi elle devrait être de la science.

    Vous avez raison de dire que dans mon article je n’ai pas mentionné la connaissance de soi, et vous avez tout à fait raison car j’aurais dû en parler ( je n’ai pas pu parler de tous les genres : je ne dis rien du théâtre ni de la satire!). En effet,il y a les journaux, intimes ou pas, qui composent une bonne partie de la littérature. Mais est-ce qu’écrire un roman, même une fiction d’aventure relève d’un exercice de connaissance de soi? Au fond L’île au trésor n’est il pas une sorte de journal intime? Bonne question. Mais là aussi il faudra qu’on se demande ce qu’est la connaissance de soi: une forme de connaissance perceptive, de faits « intimes » et ineffables? un forme de connaissance conceptuelle? On tient la connaissance de soi comme habituellement infaillible – je ne peux pas me tromper sur le fait que j’aie telle ou telle sensation, même si je peux me tromper sur son contenu. Est-ce que la connaissance littéraire de soi serait semblable? Quoi qu’on réponde, cela me semble confirmer qu’il est intéressant et important d’essayer de détailler les formes de la connaissance littéraire.

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    • Alain L dit :

      En évoquant la logique, j’ai eu le tort de déplacer le problème, aussi ne répondrai-je pas en détails sur cette question, ce qui nécessiterait des développements en dehors des limites de ces « commentaires ». C’est un fait, vous le reconnaissez, que la logique se trouve scindée en deux, l’une qui intéresse les philosophes, l’autre les mathématiciens (et informaticiens). Je ne sais pas si c’est « normal ». Les philosophes, comme vous le savez, font assez peu de cas de découvertes logiques relativement récentes comme l’isomorphisme de Curry-Howard, la logique linéaire, la théorie de la complexité intrinsèque etc. qui, pourtant donneraient lieu à des réflexions intéressantes sur le plan philosophique. Les logiques modales intéressent peu les mathématiciens parce qu’ils estiment sûrement que tout a été dit à ce sujet et qu’en réalité, cela n’implique que des mathématiques assez triviales. En revanche la logique intuitionniste, oui, bien sûr, puisque c’est sa « re-découverte » qui, en un sens, a conduit aux travaux que j’évoquais. Mais revenons à notre sujet. La connaissance de soi par la littérature ne se pose pas comme une « connaissance comme une autre », puisque vous savez bien qu’il n’y a pas un « soi » défini, que l’on pourrait décrire, conceptuellement ou non, et dont on rapporterait les propriétés comme celles d’un objet, mais un soi en construction et devenir. C’est la raison pour laquelle, dans mon billet, j’ai usé de la formule « écrire c’est s’écrire » (au sens d’écrire ce soi et non de s’écrire à soi-même, bien entendu). Je crois plutôt en un réalisme des processus. Ecrire en est un, par lequel en effet un « je » peut advenir. Lire en est un autre, qui consiste à épouser les mouvements du premier dans une sorte de mimétisme. Quand je lis ce que l’autre a écrit, j’apprends quelque chose de son geste. Je crois qu’on n’a jamais aussi bien lu une oeuvre que lorsqu’après l’avoir lu, on se sent une envie irrésistible de tenter d’en faire autant (c’est d’ailleurs la même chose pour les autres arts). S’il faut que je dise ce que j’entends par « connaissance littéraire », c’est bien là que, pour moi, cela se situe, et ceci vaut tout aussi bien pour un roman, un récit autobiographique ou un poème. C’est ce qui fait le succès de la littérature contemporaine, notamment de beaucoup d’écrivains liés ou dérivés des Editions de Minuit (depuis le Nouveau Roman, Nathalie Sarraute, Claude Simon, Marguerite Duras, jusqu’à aujourd’hui Jean-Philippe Toussaint ou Tanguy Viel): elle impose un ton, une façon d’écrire qui est en même temps une façon d’être, qui nous aide, individuellement, à mettre en ordre nos pensées, à trouver un mode d’être, une manière peut-être de se raconter à soi-même, ce qui constitue bien la base de notre identité individuelle. Peut-être trouverez-vous cette caractérisation trop formelle (ce qu’on a reproché avec raison au Nouveau Roman), or les développements récents ont montré que cette exigence littéraire savait rencontrer aussi les niveaux les plus élevés de la narration historique: Charlotte Delbo sur Auschwitz, bien sûr, mais aussi Laurent Mauvignier sur la guerre d’Algérie, et que dans ce cas, non seulement le lecteur bâtit son propre récit, mais en plus il y incorpore des souvenirs de faits qu’il n’a pas vécus, mais qui le marquent à tout jamais comme s’il les avait vécus. Il n’y a pas si longtemps sur France culture, votre collègue Sandra Laugier, parlant de Stanley Cavell, développait l’idée que les images de cinéma avaient pour nous une fonction analogue à nos rêves et participaient de la construction de notre « grammaire de l’expérience ». J’ai trouvé que c’était une bien belle formule.
      A bientôt.

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  8. pascal.engel dit :

    Nous divergeons sur ce qui nous semble intéressant ou trivial quand il s’agit de logique, et je suppose en effet que des livres tels que Modal logic as metaphysics comme celui de Williamson qui vient de paraître ne vous intéressent pas.
    Je comprends aussi pourquoi ma conception « cognitive » ( au sens de: propre à nous apporter un contenu de connaissance, rien à voir avec les sciences cognitives) de la littérature vous semble saugrenue. Car si la lecture comme l’écriture sont des « gestes » ou des façons de faire, des actes ou des aptitudes plutôt que des formes du connaître, alors en effet la littérature n’a aucun rapport au vrai. Je suis, comme je le disais dans le court texte de la QL qui a provoqué notre échange, en partie d’accord avec la conception « pratique », mais je ne la tiens pas comme incompatible avec d’idée d’une connaissance de vérités. Je ne vais pas développer ce point ici, mais il me semble aussi que l’imagination peut avoir une valeur cognitive. Donc en effet, je suis aux antipodes de la conception pragmatique qui semble vous séduire. Je ne crois pas non plus que les « anti-romans » de Minuit soient incompatibles avec la conception cognitive, du moins ceux qui sont les moins « gestuels » , si on peut dire. Robbe Grillet est pour moi en effet uniquement du gimmick, et je suis tenté de mettre Toussaint dans cette catégorie. Mais Sarraute, Simon , et j’ajouterais Echenoz, me semblent tout à fait compatibles avec ma conception, même si en effet, l’attitude romanesque qu’ils adoptent se pose contre les cadres classiques. Quant à la narration historique, en effet, c’est un mode d’expression très important et riche. Mais pensez vous que les livres en question soient uniquement des gestes, des « manières de se raconter »? Ils parlent bien d’expériences faites dans un certain contexte historique. Aussi construits soient les livres de Sebald par exemple, qui sont aussi des livres à la première personne, je les crois tout aussi proches du cognitif que du gestuel.
    L’expression « grammaire de l’expérience » a été utilisée par Jean Marc Ferry il y a une dizaine d’années comme titre d’un livre. J’avoue que j’ignore complètement ce qu’elle signifie, même si elle est jolie et passe sans doute très bien à la radio.

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    • Alain L dit :

      Cher Pascal Engel,
      vous avez mis le doigt sur ce qui nous oppose, et je vous en remercie. Oui, j’ai une conception « pragmatique », tant en logique qu’en littérature (ce qui, finalement, donne une cohérence à mes sujets d’intérêt). Je n’ai pas lu le livre de Williamson, mais je vais m’empresser de le faire, n’étant pas dogmatique. Je n’ai pas nié que l’impact de la littérature (de l’écriture) du point de vue de la construction de soi soit compatible avec une narration historique, puisque je faisais référence à ce propos à Delbo et Mauvignier, mais j’aurais pu aussi mentionner Echenoz et Sebald – qui est vraiment un bel exemple. Je note au passage que vous n’êtes pas très gentil avec votre consoeur Sandra Laugier… La notion de « grammaire de l’expérience » n’a pas moins de sens, à mon avis, que l’usage du mot « grammaire » par Wittgenstein, et il évoque bien ce côté « génératif » (productif) que l’on attend du point de vue pragmatique que je défends.

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  9. pascal.engel dit :

    Eh oui, je suis en effet anti-pragmatiste, même si j’ai pu écrire sur Ramsey et défendre jadis certaines idées pragmatistes. L’idée que la littérature contribue à la construction de l’identité me semble plus proche de celle de Ricoeur et de la conception herméneutique. Quant à la « grammaire » au sens de Wittgenstein, je sais en gros ce que cela veut dire, même si la lecture de dizaine de livres de commentaires sur cette notion ne m’a toujours pas éclairé. Mais « grammaire de l’expérience » , aussi évocatrice et séduisante soit l’expression, me laisse perplexe car la grammaire chez LW est supposée être constituée d’un certain nombre de règles. L’expérience ( à supposer qu’on s’entende sur ce que ce terme plurivoque veut dire) est-elle constituée de règles ? En crée-t-elle ? A ce compte cela veut tout dire. Cela veut sans doute dire au moins que les livres, les films, nous enrichissent et nous aident dans notre vie à mettre en ordre nos conceptions et nos expériences. Qui nierait une telle banalité ? Mais à mon sens, ils ne le font pas seulement parce que nous nous y reconnaissons (conception herméneutique) , mais parce que nous y apprenons quelque chose qui n’était pas déjà en nous, même si j’admets que nous mettons du nôtre. Par exemple, pour les films, même les auteurs contemporains peuvent renvoyer à une forme de connaissance morale objective. Comment, c’est une autre affaire. J’y consacre un chapitre dans mon livre sur Benda. Mais je ne vais pas vous imposer mes in-folios comme M.Proéminent dans l’Enfance de Bécassine.

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    • Alain L dit :

      Finalement vous considérez comme une banalité ce que je trouve le plus important, et vice-versa… Peut-on parler vraiment de banalité en philosophie? Une des tâches de la philosophie (et une de ses grandeurs) ne consiste-t-elle pas à nous éclairer sur ce qui, au prime abord, nous semble banal, et pourtant ne l’est jamais?
      Mise à part cette différence de jugement, en fin de compte, peut-être pourrions-nous converger? J’admets que dans cette série d’actes d’écriture que recèle la littérature, par lesquels nous parachevons notre « je », il y a bel et bien un résidu, susceptible d’un jugement de vérité. Oui, peut-on dire, les choses se sont bien passées ainsi, mais ne s’agit-il pas alors plus d’une vérité « cohérence » que d’une vérité « correspondance »? Evidemment, si Proust me dit une chose qui entre en contradiction avec ce qu’il a dit cent pages auparavant, je vais le remarquer et dire: oui, il y a là quelque chose de faux, sauf si je devine que cela est écrit justement pour jeter un doute dans mon esprit (comme cela a pu se faire dans certains romans modernes – j’ai oublié lesquels). De ce point de vue, on pourrait dire que la vérité devient seconde par rapport à une démonstration de cohérence, mais que cela, quand même, la maintient. Qu’en pensez-vous?

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  10. pascal.engel dit :

    Bonne suggestion. Dans un texte que je trouve très inspirant

    http://www.fabula.org/documents/pavel_bloch.php

    Thomas Pavel a associé la valeur de connaissance de la littérature à son pouvoir inférentiel. Cela veut dire, apparemment, que ce que nous apprenons des romans ( c’est ce don il parle surtout), c’est à inférer, et que s’il y a une vérité, elle est inférentielle, cohérence. Evidemment les inférences en question ne peuvent être logiques. Mais s’il y a cohérence, cela suppose qu’on puisse avoir une sorte de critère de la cohérence. Pavel ne le donne pas. Mais quoi qu’il en soit
    cela ne me va pas non plus, car il peut y avoir un ensemble indéfini d’ensembles cohérents dans lesquels un énoncé peut être inclus. Cohérence n’implique pas vérité ( Erik Olsson en a donné une preuve formelle dans Against Coherence, Oxford 2009). Et certes les romans peuvent bien être cohérents tout en étant de la pure fiction. Le Manuscrit trouvé à Saragosse est très cohérent! Donc , la vérité qu’il me faut, si je veux soutenir ma thèse, est une forme de vérité-correspondance, la seule qui vaille ! Mais je conviens avec vous que c’est difficile à avaler.

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  11. Alain L dit :

    je mets longtemps à répondre car j’avoue que je suis un peu sec « sur ce coup-là » (comme disent les jeunes, mais aussi les amateurs de théorie des jeux). J’entends bien que vous voulez à tout prix trouver une correspondance entre éléments de littérature et fragments de réalité, et j’admets que cela doit exister « en dernière instance »… mais où trouver cette correspondance? entre quels éléments de l’un et de l’autre allons-nous pouvoir installer des liens (une fonction d’interprétation, en quelque sorte)? Nous sommes d’accords que ce n’est pas au niveau des états de faits. Vous proposez les caractères et leurs régularités ou irrégularités, je suis sceptique: c’est cantonner la littérature, en gros, aux romans du XIXème, d’ailleurs vous dites bien qu’avec Joyce, c’est de la dissolution du caractère qu’il s’agit (que dire alors de Finnegan’s wake…). selon moi, on ne peut trouver ce genre d’accord avec le réel qu’à un niveau plus profond, mais je ne saurais dire exactement où… Pour préciser ici (et pour éclairer peut-être ceux qui suivent cette discussion sans y intervenir), lorsque j’ai parlé de position pragmatique, je n’ai pas signifié « pragmatiste » au sens de James, Dewey etc. (pour qui la vérité se définit en termes d’utilité) mais plutôt au sens de la théorie des actes de langage et du performatif. Par ailleurs, si je laisse ouverte la possibilité d’un lien « correspondantiel » avec le réel, je pense que ce qui est visé dans la plupart des oeuvres littéraires, c’est une rencontre, entre l’écrivain et son lecteur, au moins fictif, et que l’élément de réalité qui se trouve au coeur de l’oeuvre est justement le point où ils s’accordent. Je rends grâce à Hintikka d’avoir introduit, dans sa Game Theory, des concepts qui permettent de cerner cette activité dialogique, notamment dans son analyse des noms propres comme ils apparaissent dans les romans (le nom propre faisant appel à un sens stratégique de la part du lecteur). Cette idée de stratégie, d’ailleurs, est peut-être proche de celle que vous soumettez d’inférence, développée par Thomas Pavel. A réfléchir. merci encore de cette discussion.

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  12. pascal.engel dit :

    Oui, toutes ces questions sont pertinentes. Vous avez raison, il ne peut s’agir de correspondance au sens strict. Je parle en effet de caractères et de cas ( à l’instar des historiens). Le roman contemporain n’est pas en effet aussi nettement sur des caractères et des cas mais si on en croit Pavel dans La pensée du roman), même s’il inverse le roman du XIXème, il en garde la trace en creux. Mais il peut y avoir , parmi les truth-makers, des tropes ou ce que la tradition aristotélicienne appelle des accidents. Le roman contemporain accentue les tropes: cette blancheur, ce rouge. Sarraute n’est pas très loin de cela (elle parle d’ailleurs de tropismes!). Et si vous voulez un exemple de film tropiste, voyez Accident de Losey, our Blow up d’Antonioni.
    Mais impossible en effet de développer tout cela ici. Je le ferai ailleurs

    http://www.ehess.fr/fr/enseignement/enseignements/2013/ue/749/

    Merci de votre réaction à mon article, très utile , et de ces discussions

    Hasta luego !

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  13. burntoast4460 dit :

    Je me garderais bien de participer à la discussion avec « Pascal Engel ». Pour défendre Wiittgenstein, je dirai que j’ai appris à le lire dans les livres de J.Bouveresse. C’est plutôt au deuxième Wittgenstein que je m’intéresse.
    En matière d’obscurité, lisez « Le Pli » de Deleuze. Un philosophe pourtant clair, quand il le « désire ». (Il y en a bien d’autres..)
    Beau blog, auquel je m’abonne. 🙂

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